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La chanson de Roland

La Chanson de Roland ou Chanson de Roncevaux, est une chanson de geste, appartenant au cycle carolingien. Le héros en est Roland, comte des Marches de Bretagne, et neveu de Charlemagne. Elément parmi d'autres, ou même accomplissement le plus achevé d'une entreprise de propagande politique et religieuse plus vaste, qui fait fi de la réalité historique (mais on pourrait dire la même chose de toutes les autres chansons de geste), la Chanson de Roland n'en reste pas moins, du point de vue littéraire, la plus réussie des chansons de geste.

Cette oeuvre est aussi la plus ancienne chanson de geste que nous possédions. D'autres l'ont précédée, car elle nous introduit d'emblée dans un monde de héros que l'auteur suppose familier à ses lecteurs ou à ses auditeurs : déjà, quand il écrivait, la poésie s'était emparée du personnage de Charlemagne et l'avait transformé à son gré; déjà les douze pairs possédaient leur histoire, celle que leur avaient forgée, à eux aussi, de bons poètes : et l'auteur traitait après d'autres une légende illustre.

Sous la forme que nous connaissons la Chanson de Roland, remonte aux premières années du XIIe siècle (manuscrit d'Oxford), et on y trouve le nom de son auteur supposé (à moins qu'il ne s'agisse d'un simple copiste), Turold ou Théroulde, sur lequel il n'existe aucun renseignement. 

L'attribution à Turold repose seulement sur le dernier vers du poème : « Ci falt la geste que Turoldus declinet ». Toute la question est alors de bien interpréter le sens du mot declinet. Si l'on admet que cela signifie achever, il reste encore à savoir, comme le notait Léon Gautier, si ce Turold est un trouvère (c'est-à-dire un trouveur) qui achève de trouver, un copiste qui achève d'écrire, ou un jongleur qui achève de chanter?
Quoi qu'il en soit, d'après le témoignage même de Turold, il a puisé dans des oeuvres antérieures, dans les Gesta Francorum, dans le livre d'un certain Gilie, qui est demeuré complètement inconnu pour nous. Le fonds de son oeuvre est en tout cas plus ancien que celui de la Chronique de Turpin, qui raconte, en latin d'église, la même légende.

La nuit qui précéda la bataille d'Hastings (1066) fut consacrée par l'armée normande à la prière. A l'aube, les troupes, ayant entendu la messe, furent bénies par Robert, évêque de Bayeux, qui avait revêtu un haubert sous son rochet. Puis, au dire du chroniqueur Guillaume de Malmesbury, tandis que le duc s'armait, on chanta devant lui, pour proposer à ses barons l'exemple d'un vaillant (martium viri exemplum), la Chanson de Roland. Ce n'est, il est vrai, qu'une légende, dont Wace s'est inspiré pour en imaginer une autre : celle de ce jongleur, Taillefer, qui, en avant des troupes, à l'instant même où elles se jetaient sur l'ennemi, aurait chanté :

De Karlemainne et de Rollant, 
Et d'Olivier et des vassals
Qui morurent en Raincesvals.
La Chanson de Roland n'avait pas été composée à cette époque. Mais on pense ici à cette phrase du film L'Homme qui tua Liberty Valence (John Ford, 1962) : « Lorsque la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende ». De fait, quel poème, pouvait mieux répondre à l'enthousiasme de ces gens de guerre, animés d'une confiance égale en leur prince et en Dieu? D'où pouvait leur venir une exaltation plus noble que de ce sublime paradoxe qui proclame la primauté de la folle prouesse?
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Manuscrit de la Chanson de Roland.
Page de la Chanson de Roland. (Manuscrit d'Oxford).

L'histoire et la légende

L'Histoire.
Dans sa Vita Caroli, composée très peu de temps après la mort de l'empereur, Éginhard ou Einhard nous a laissé le récit très succinct des événements historiques transformés en légende dans la Chanson de Roland.  Et ces éléments historiques se réduisent à fort peu de chose : un nom, celui de Roland ou Hroland, comte de la marche de Bretagne (Bretagne française), qui fut un authentique compagnon d'armes de Charlemagne; un fait, la donnée d'une expédition en Espagne, heureusement menée par Charlemagne, mais qui s'acheva par un revers de ses troupes, tandis que revenant de Saragosse il franchissait les Pyrénées pour rentrer en France. L'arrière-garde de l'armée de l'empereur fut surprise dans la vallée de Roncevaux par les montagnards basques. Les Francs furent cernés, écrasés sous des blocs de rocher.
« Là, dit le chroniqueur, périt Roland, préfet de la Marche de Bretagne. »
Les attaquants s'esquivèrent promptement pour se mettre à l'abri et Charlemagne ne put tirer aucune vengeance de cet affront (15 août 778).

La Légende. 
La légende s'empara de ce mince épisode, pour lui donner les proportions d'une épopée, quitte à travestir l'histoire sans vergogne.

De Roland, on fit le neveu de Charlemagne, fils de sa soeur Berthe et du sénéchal Milon, et l'un des douze pairs de France. A ses côtés, dans l'arrière-garde, on plaça Olivier (dont la soeur, Aude, est fiancée à Roland), l'archevêque Turpin, et les autres pairs de France. Cette arrière-garde renferma donc l'élite des barons chrétiens, au nombre de vingt mille.

Il fallait leur donner des adversaires dignes d'eux, un ennemi plus fantasmatique. Les Francs revenant d'Espagne seront donc attaqués à Roncevaux non plus par des montagnards basques, mais par cent mille Sarrasins, bien armés et très braves.

Une modification en amène une autre. Dans toutes les littératures la mort des héros est attribuée à l'intervention d'un traître. Charlemagne, qui vient de faire la paix avec le roi sarrasin Marsile, quitte le pays en toute sécurité; mais Ganelon a préparé, comme une vengeance personnelle, la mort de Roland.

Il n'est pas possible enfin que pareil affront soit resté sans représailles. Et tandis que, dans la réalité, Charlemagne n'avait jamais pu châtier les Basques, on le verra, dans la légende, revenir en Espagne, pour exterminer les Sarrasins et, d'autre part, punir le traître Ganelon.

Pour expliquer la survivance et l'enracinement de ces souvenirs, relatifs à des événements de l'an 778, pas n'est besoin de recourir à l'hypothèse d'antiques poèmes de l'époque carolingienne qui se seraient transmis de génération en génération; il suffit de faire remarquer que la Vita Caroli, oeuvre très répandue pendant tout le Moyen âge, en une seule page les fournissait à n'importe lequel des clercs du XIe siècle. Or, il y avait alors un groupe d'hommes pour lesquels, entre tous, cette page offrait un intérêt particulier : c'étaient les religieux dont les monastères et les églises jalonnaient la grande route qui du nord et de l'ouest de la France conduisait en Espagne, et qui passait par Bordeaux, Dax, Saint-Jean-Pied-de-Port, Roncevaux et Pampelune
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Abbaye de Roncevaux.
L'Abbaye de Roncevaux. - Elle a été fondée vers l'an 1140. A peu de distance s'élevait une autre église plus ancienne, Saint-Sauveur de Leyre. Charlemagne, Roland et leurs compagnons
légendaires ont été pendant des siècles vénérés dans ces sanctuaires.

Pendant tout le XIe siècle, cette route a été battue par des gens de guerre, ceux qui, venant d'Aquitaine, de Normandie, de Champagne, de Bourgogne, se rendaient par grandes troupes en Espagne pour y combattre les Sarrasins. Charlemagne les y avait précédés, et, sous leurs pas, ils voyaient se dresser le souvenir de l'empereur et de ses compagnons, leurs grands devanciers, dont la gloire rejaillissait sur leurs propres entreprises. Peut-être est-ce d'abord pour ces guerriers, dont ils voulaient stimuler l'enthousiasme, que des clercs évoquèrent les exploits du meilleur serviteur que l'Église eût jamais connu, exaltant son rôle et celui de ses barons, et composant avec des débris d'histoire une légende enivrante, où brillait moins une image fidèle du passé que la flamme d'un idéal nouveau. C'était pour ces guerriers, et ce fut aussi, un peu plus tard, pour des voyageurs d'une autre sorte, pacifiques ceux-là, mais animés de la même foi et du même zèle sacré; ce fut pour les pèlerins qui, en foule, s'acheminaient par la même voie et, au delà de Pampelune, par Burgos et Léon, allaient vénérer à Compostelle le tombeau prétendu de l'apôtre Jacques

Dès avant la fin du XIe siècle, on montrait en un point culminant des Pyrénées, au col de Cize, qui domine Roncevaux, une croix de pierre, dite Croix de Charlemagne; à Saint-Seurin de Bordeaux, une relique de Roland; à Saint-Romain de Blaye, le tombeau du même Roland. Étaient-ce là des monuments authentiques auxquels s'est attachée la légende naissante de Roland? Peut-être. Ce qui est sûr, c'est qu'à les regarder on voit cette légende pousser ses racines, pour ainsi dire, dans des sanctuaires.

Analyse de la Chanson de Roland

La Chanson de Roland emprunte une partie de sa noblesse à l'idée qui domine la geste du Roi, l'apostolat guerrier de Charlemagne, la domination de ses armes sur le monde; et, par ses armes, la domination de la foi. En un sens, il est bien vrai que « la journée de Roncevaux n'est qu'un épisode dans la longue croisade d'Espagne, qui n'est elle-même qu'un épisode dans la vie du croisé deux fois centenaire ». Et c'est d'un chapitre de la vaste histoire impériale que le poème déroule les péripéties en la noble ordonnance de ses trois parties. Aucun épisode étranger à l'action ne rompt la suite du développement.. 
• D'abord le tableau d'une victoire récente de Charles : l'adversaire païen, le roi Marsile, réduit à s'enfermer dans Saragosse et à demander merci, le camp brillant des Français dressé devant Cordres démantelé, une nuée de chevaliers pressés autour de leur roi, et lui au milieu d'eux, assis sur un trône d'or pur, la trahison d'un chevalier delaquelle surgira tout le drame; 

• Puis la tourmente qui s'abat sur l'armée, vingt mille barons qui s'offrent en sacrifice, la douleur de Charles quand il voit ainsi fauchée la « fleur de France », et Olivier, et Turpin, et Roland son neveu; elle est simple, cette histoire presque banale d'une arrière-garde traîtreusement exterminée par l'ennemi. Mais de quelle beauté l'art d'un poète a pu la revêtir!

• Mais bientôt aussi, et enfin, le jour qui revient, pour éclairer tout ensemble, après une nouvelle victoire, l'autorité restaurée du roi chrétien, la gloire des barons tués, le châtiment du traître Ganelon.

Cependant cette chanson n'est pas la chanson de Charlemagne. Les épreuves de l'empereur prédestiné, si poignant qu'en soit le récit, ne forment que le cadre du véritable drame, et c'est sur Roland que se concentre l'intérêt : Roland dont le personnage poétique ne saurait se concevoir si n'était partout présente dans le poème l'idée de la mission dévolue à l'empereur qu'il sert, Roland sans lequel la chanson ne serait pas. C'est lui le principal personnage; c'est en lui que s'incarne cette vertu de prouesse qui est le ressort de toute l'action, mère de sacrifice et de gloire. Dès le début du poème, Roland est déjà au premier plan. 

Trahison de Ganelon.
Charles, le grand empereur à à barbe fleurie, combat depuis sept ans sur la terre d'Espagne; il a soumis toutes les villes païennes à l'exception de Saragosse

Marsile, qui en est le roi, députe vers lui Blancandrin, l'un de ses preux et conseillers, dans l'espoir que des présents et une promesse de se convertir arrêteront l'invasion; en rien disposé à respecter sa parole, il s'engage donc à suivre bientôt Charles à ses eaux d'Aix, que Dieu fil jaillir pour lui, et à y recevoir le baptême.

Roland, le premier, a déconseillé l'accord : « Malheur, s'est-il écrié, si vous en croyez Marsile!... », et dès ce moment, parce qu'il est allé tout droit au conseil le plus hardi, son sort est engagé, car, à son tour, Ganelon se lève et parle en faveur de la paix :

« Qui ço vos lodet [= conseille] que cest plait [= accord] degetuns, 
Ne li chalt, sire, de quel mort nus muriuns.
Conseill d'orguill n'est dreiz que a plus munt. [ = ne doit pas prévaloir]. 
Laissun les fols, as sages nus tenuns! »
Et cet avis a prévalu. Il faut donc qu'un ambassadeur aille à Saragosse porter la réponse de Charles : et comment Roland ne s'offrirait-il pas le premier pour remplir cette mission périlleuse? Dans son exhortation à continuer la guerre, il avait rappelé les félonies anciennes du païen, comment le roi Marsile avait déjà pris la tête de deux envoyés français, de Basan, de Basille : pouvait-il, taxé d'orgueil par Ganelon, accusé d'avoir en mépris la vie d'autrui, ne pas revendiquer l'honneur du danger? Pourtant, l'empereur l'a rebuté, lui et les autres pairs, et l'archevêque Turpin, qui tour à tour se sont offerts; alors, à la question : « Qui fera le message? », Roland répond : « Ce sera Ganelon, mon parâtre » : parole sage, puisque Ganelon a le premier parlé pour la paix; parole fatale, car Ganelon y voit une intention mauvaise et jure de se venger.

Ganelon rejoint Blancandrin sur la route de Saragosse. Tout en chevauchant, ils se font part de leurs projets. Ils ont tant chevauché, qu'ils ont fini par s'engager mutuellement leur foi pour arriver à faire périr Roland. Bientôt tout est convenu avec Marsile, qui
jure sur le livre de Mahomet d'exécuter le plan de Ganelon.

Pendant ce temps, Charles, avant reçu du traître les clefs de Saragosse et se reposant sur la foi trompeuse de son ennemi, fait sonner la retraite; suivi de ses nobles barons, il s'achemine vers France la douce


Mort de Roland. 
L'armée s'engage dans l'étroit défilé de Roncevaux : 

« Seigneurs barons, dit le roi, vous voyez ces passages difficiles : qui placerai-je à l'arrière? décidez. - Roland, mon fillâtre, s'écrie Ganelon; vous n'avez pas de si vaillant chevalier. »
Tout le monde sait bien que cette réponse cache de mauvais desseins, et Charles, que des rêves de mauvais augure ont averti, ne voudrait pas consentir à ce choix, souffrir que son neveu restât à Roncevaux. Mais comment Roland, qui jamais ne recula, ne dirait-il pas : « je resterai? » Il soupçonne le guet-apens: mais il s'en rit et il sait ce que l'honneur lui commande :
« Deus me confunde, se la geste en desment! »
Roland reste donc à l'arrière-garde; avec lui, en volontaires, les douze pairs, l'archevêque Turpin, et vingt mille «-Français de France ». L'empereur s'éloigne le coeur navré.

Cependant les Sarrasins s'avancent : ils sont plus de cent mille, que commandent douze pairs ennemis; tous ont juré la mort du comte Roland et des Francs. 

Olivier, monté sur un tertre, les découvre et ils sont tant qu'il ne peut dénombrer même les corps de bataille : 

« Les païens sont très forts, dit-il, et nos Francs, ce me semble, sont bien peu. Roland, mon compagnon, sonnez donc votre cor : Charles l'entendra et l'armée reviendra. »
Roland ne veut, ne peut y consentir
« Je fereie que fols!
En dulce France en perdreie mun los ! »
Et trois fois Olivier insiste, et trois fois Roland refuse : Olivier est sage, Roland est preux, dit le poète. Et qui blâmerait Roland d'être preux, mais qui ne se demanderait aussi, à ce moment de l'action, si sa prouesse n'est pas démesurée, si son coeur «-pesme et fier » ne le pousse pas jusqu'à l'orgueil, jusqu'à la folie?
«  Certes, dit-il à Olivier, nous pouvons plaindre douce France la belle qui va demeurer veuve de tels barons; ami, je suis certain que nous mourrons aujourd'hui. »
L'archevêque bénit les Francs et les absout de leurs péchés. Et désormais le poème éveille cette âpre et angoissante curiosité : « Prouesse vaut-elle sagesse? »

Roland a ceint sa Durandal : monté sur Veillantif, son fidèle coursier, il est beau à voir. L'épreuve, d'abord, est dure à Roland : trois batailles que lui livrent coup sur coup les Sarrasins sont autant d'assauts à son héroïque assurance. Il a reçu la première attaque avec l'allégresse du chef assuré de vaincre. Autour de lui, les païens tombent  « par troupeaux-», et les pairs sarrasins ont presque tous succombé; nul ne peut frapper le héros. Ses braves chevaliers ne succombent qu'après avoir couché dans la poussière l'armée presque entière des Sarrasins. Marsile s'enfuit honteusement; mais son oncle le calife demeure, avec ses Éthiopiens au noir visage : la bataille reprend. 

Les Français aussi ont souffert; et lorsque commence la deuxième bataille, Roland, toujours aussi résolu, n'est pourtant plus aussi confiant. Roland, Olivier, l'archevêque Turpin et les autres paladins font des prodiges de valeur; mais le nombre l'emporte, et lorsque, après la mort de dix des pairs français, une troisième bataille s'engage, plus pesante encore, où périssent tous ses compagnons, sauf soixante. 

Cette fois, Olivier est blessé à mort. Roland voudrait bien enfin sonner de son olifant, rappeler l'empereur. Trois fois à son tour, Olivier, avec une ironie amère, lui déconseille de le rappeler; il sait, comme Roland d'ailleurs, qu'il est trop tard et il raille « la folie » où s'est obstiné son compagnon :

« Quant jel vos dis, n'en feïstes nient;
Mais [= plus] nel ferez par le men loement [= conseil].
Si vos cornez, n'er mie hardement [ = ce ne sera pas d'un preux]!.. ». 
Il est trop tard, dit Olivier. Il est trop tard pour Olivier.
«  Avant que le coeur lui manque, il laisse tomber Hauteclaire, sa vaillante épée, sur le cimier du calife, et lui fend la tête jusqu'aux dents. Puis il tombe à terre : c'en est fait, le comte est mort. » 
A cette vue, Roland se sent défaillir; sans Olivier, quel fardeau pour lui que la vie! 
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Roland à Roncevaux.

Roland, couvert de blessures, sonne de son cor Olifant pour appeler du secours : Charlemagne, toujours trompé par Ganelon, ne tient pas compte de cet appel, et continue sa route; mais le cor se fait entendre de nouveau; l'empereur, désabusé par le duc Naymes (Naisme), fait arrêter le traître, et revient sur ses pas. Les païens s'enfuient courroucés et pleins d'ire

Roland a donc sonné : sa grande âme a-t-elle donc fléchi? Nous faut-il reconnaître que sa prouesse n'était que « folie »? Mais non : quand il a recueilli le dernier soupir de ses plus chers compagnons, quand il reste seul debout et qu'approche l'heure de son propre trépas, il est vainqueur! Du champ de carnage et d'honneur, il reste le maître, et Turpin l'a proclamé :

« Cist champ est vostre, la mercit Deu, e mien! »
Le comte Roland n' a pas poursuivis les vaincus, car il a perdu son cheval Veillantif et reçu de larges blessures. Seul il a survécu au carnage, seul avec l'archevêque Turpin, qui est sur le point de rendre l'âme. 

En belle ordonnance, Roland a rangé sur un seul rang les corps de ses pairs, et, près de mourir à son tour, il monte sur un tertre comme pour braver l'ennemi de plus haut, se couche au pied d'un pin, et, n'ayant pu briser sa chère Durandal pour la soustraire aux ennemis, il la place près de lui avec son olifant; 

Puis il tourne le visage du côté de l'ennemi,  « afin que Charles dise, et tous les siens, qu'il est mort en vainqueur, le gentil comte ». Il  fait sa prière, demande à Dieu pardon de ses péchés et remet son gant droit à saint Gabriel. L'archange le reçoit, et les anges emportent l'âme du comte au paradis.

Morz est Rollant. Deus en ad l'ame es cels.
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La mort de Roland

[ Le poète a établi la plus habile gradation dans les morts qui précèdent celle de Roland. Les pairs tombent successivement ; les derniers instants d'Olivier donnent lieu à un épisode très pathétique : le sang l'aveugle, il frappe sur Roland qu'il prend pour un païen, puis il lui demande pardon, l'embrasse et expire, tandis que Roland se pâme de douleur. Meurent ensuite Gautier, et l'archevêque Turpin, qui a béni les corps des pairs rangés devant lui par Roland. Enfin celai-ci reste seul. Les païens se sont enfuis. Mais Roland va mourir. On chercherait en vain, dans toutes les épopées anciennes et modernes, une scène aussi saisissante en sa sublime simplicité; un héros se bat depuis le matin contre des milliers d'ennemis; il survit seul à tous les siens; il est resté maître du champ de bataille ; il paye de sa vie cette victoire insensée. Dans le décor romantique de Roncevaux, dont le val s'emplit d'ombre, Roland isolé prend de gigantesques proportions. Mais surtout, nous sommes arrivés au moment où ce n'est plus seulement par ses gestes, ses exploits, ses bravades qu'il se fait connaître; son rôle est fini; face à face avec la mort, il va nous révéler le fond de son âme.]

« [...] Les Francs ont prêté l'oreille. « Sire compagnon, dit Olivier, avec les Sarrasins nous pourrons bien avoir bataille. - Dieu nous la donne! répond Roland; songeons à notre roi pour son seigneur il faut savoir souffrir, endurer chaud et froid, faire entailler sa peau, risquer sa tête! Que chacun se prépare à frapper de grands coups. Prenons garde aux chansons que de nous on peut faire! Vous avez le bon droit, chrétiens; aux païens est le tort! Jamais mauvais exemple de moi ne vous viendra. »

Olivier monte sur un grand pin, regarde à droite dans le vallon touffu et voit venir la horde sarrasine. « Compagnon! crie-t-il à Roland, là-bas, du côté de l'Espagne, quel tumulte, quel vacarme! Dieu! que de blancs hauberts, que de haumes flamboyants! Pour nos Francs, quelle rude rencontre! Ganelon le savait, le traître, le félon! - Paix, Olivier, répond Roland; il est mon beau-père, n'en dis mot. »

Olivier met pied à terre : « Seigneurs barons, dit-il, de ces païens je viens de voir un tel nombre qu'homme ici-bas n'en a jamais tant vu! Une bataille nous arrive, telle qu'il n'en fut point d'autre; demandez à Dieu le courage ! » - Et les Francs répondent : « Malheur à qui s'enfuit! Pas un de nous pour mourir ne vous fera défaut. »

« Roland, mon compagnon, dit le sage Olivier, ces païens sont en nombre, et nous sommes bien peu. Croyez-moi, sonnez votre cor; l'empereur l'entendra et ramènera l'armée. - Me prenez-vous pour un fou? dit Roland, voulez-vous qu'en notre douce France je me perde d'honneur? Laissez faire Durandal, laissez-la frapper ses grands coups, se tremper de sang jusqu'à la garde. Tous ces païens sont morts, je vous le garantis! »

[...] A ce moment l'archevêque Turpin pique son cheval, gravit une éminence, et, appelant à lui les Francs : « Seigneurs barons, dit-il, notre empereur ici nous a laissés; pour lui, nous devons bien mourir. Souvenez-vous que vous êtes chrétiens. La bataille s'approche, vous-le voyez : les Sarrasins sont là. Rappelez vos péchés, criez à Dieu merci; je vous absoudrai pour la guérison de vos âmes. Si vous mourez, tous vous serez martyrs et trouverez bonne place au plus haut du paradis! » Les Francs descendent de cheval, s'agenouillent en terre, et l'archevêque de par Dieu les bénit. Pour pénitence, il leur commande de bien frapper.

Absous et quittes de leurs péchés, les Francs se redressent et montent à cheval. Roland est beau à voir dans sa brillante armure, sur Veillantif, son bon coursier; les rênes d'or lui battent dans la main; à son épieu, qu'il porte au poing, la pointe au ciel, flotte un gonfanon blanc; il s'avance, le brave, le front clair et serein. Après lui marche son compagnon, puis tous ces nobles Francs dont il affermit le courage. Il lance sur les Sarrasins son fier regard, et tournant doucement la tête vers ceux qui l'accompagnent : « Seigneurs, dit-il courtoisement, seigneurs barons, marchez au petit pas, ces païens courent à la mort! »

Pendant qu'il parle, les deux armées se rapprochent et se vont aborder. « Plus de paroles, dit Olivier, vous n'avez pas daigné sonner votre olifant; rien à attendre de l'empereur, rien à lui reprocher! Le brave, il ne sait mot de ce qui nous arrive.

La faute n'en est pas à lui. Maintenant, barons, mes seigneurs, tenez ferme, et pour Dieu, je vous en prie, ne craignons pas les coups, sachons donner et recevoir. Surtout n'oublions pas le cri de Charlemagne. » Aussitôt les Francs ont tous crié Montjoie! Qui les eût entendus, de sa vie n'en perdrait la mémoire. Puis ils s'avancent, Dieu! avec quelle audace! Pour couper au plus court, ils ont lancé leurs chevaux; ils attaquent. Que peuvent- ils mieux faire?

Les païens ne reculent pas; voilà la mêlée qui commence.

[...] Roland voit Olivier livide et sans couleurs, le sang ruisselant de son corps. A cette vue, il se sent défaillir, et sur son cheval il se pâme. Olivier ne l'a point aperçu. Il a tant perdu de sang que ses yeux en sont troublés. Il n'y voit plus de loin ni de près. Son bras, qui toujours veut frapper, laisse encore s'abattre Hauteclaire, et c'est sur le cimier de Roland que le coup porte. Le casque en est fendu jusqu'au nasal, mais la tête n'en est point atteinte. A ce coup, Roland le regarde et lui demande avec douceur : « Mon compagnon, l'avez-vous fait exprès? C'est moi, Roland, votre plus cher ami! Vous ne m'avez défié, que je sache! - Je vous entends, c'est votre voix, dit Olivier; mais je ne vous vois point! Si je vous ai frappé, ami, pardonnez-moi! - Vous ne m'avez point fait de mal. Je vous pardonne, ami, ici et devant Dieu ».  A ce mot, ils s'inclinent l'un vers l'autre, et sur ce tendre adieu les voilà séparés!

Roland ne se peut détacher du corps de son ami, étendu sans vie sur la terre; il le contemple, il le pleure et lui rappelle à haute voix tant de jours passés ensemble en parfaite amitié. Olivier mort, quel fardeau pour lui que la vie!

 [...] Mais à son tour Roland sent que la mort le saisit. Il prie Dieu pour ses pairs, le supplie de les rappeler à lui, et pour lui-même invoque le saint Ange Gabriel. Prenant d'une main l'olifant, dont il ne veut se séparer, de l'autre Durandal, il gravit une éminence en regard de l'Espagne, et dans un blé vert, sous un arbre, se laisse choir.

 [...] Sur la roche voisine, il décharge dix coups de Durandal. Il voudrait la briser, cette vaillante épée! Quel deuil et quelle douleur de la laisser aux païens! Que Dieu daigne épargner cette honte à la France! Mais l'acier grince et ne rompt pas. Roland frappe de nouveau sur un roc de sardoine; pas la moindre brèche à l'acier! Il frappe encore; le roc vole en éclats, l'épée résiste. « Ah! sainte Marie, s'écrie-t-il, aidez-moi! Ma Durandal, toi qui si bien reluis à ce brillant soleil, toi si belle et si sainte, qui par Charles me fus donnée du commandement de Dieu même, toi par qui je lui conquis Bretagne et Normandie, Maine et Poitou, Aquitaine et Romagne, Flandre, Bavière, Allemagne, Pologne, Constantinople, Saxe, Irlande, Angleterre! tu fus longtemps aux mains d'un vaillant homme, tomberas-tu au pouvoir d'un poltron? Ah! sainte Durandal, dans ta garde dorée que de pieuses reliques! une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile, des cheveux de Mgr saint Denis, du vêtement de la Vierge Marie! Se pourra-t-il qu'un païen te possède! d'un chrétien seul et d'un bravé tu as droit d'être servie! »

A ces mots, la mort l'entreprend et lui gagne le coeur. Sur l'herbe verte il s'étend, couche sous lui son épée et son cher olifant; puis, tournant le visage vers la gent sarrasine, afin que Charles et les siens disent en le trouvant là qu'il est mort en conquérant, il se frappe la poitrine et demande à Dieu merci. De maintes choses lui vient la souvenance; de tant de beaux combats, de sa douce patrie, des gens de son lignage, de Charles, son seigneur, qui l'a nourri, et sur lui-même aussi sa pensée se retourne : « Mon Dieu, notre vrai père, toi qui jamais ne mens, qui retiras Lazare d'entre les morts et Daniel de la dent des lions, sauve mon âme; arrache-la au péril des péchés que j'ai faits en ma vie! » Et ce disant, la tête appuyée sur son bras, de la main droite il tend à Dieu son gant; saint Gabriel le prend, puis Dieu envoie son Ange chérubin et saint Michel du péril : par eux et par Gabriel, l'âme du comte est portée en paradis. » (Chanson de Roland; traduction de Vitet).

Les représailles.
L'empereur arrive à Roncevaux, mais  trop tard, et ne trouve que des morts; grande est sa douleur en contemplant un tel désastre. Il pleure, s'arrache la barbe, et ne peut faire plus. Le duc Naymes relève son courage et l'excite à poursuivre les païens. Alors, pour Charlemagne, Dieu fit un grand  miracle; car le soleil s'arrête et laisse aux Francais le temps d'achever le massacre. Les païens sont jetés dans l'Ebre et noyés très cruellement
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Le châtiment des Sarrasins

« Roland est mort : Dieu en a l'âme aux cieux...
- L'Empereur cependant arrive à Roncevaux... 
Pas une seule voie, pas même un seul sentier,
Pas un espace vide, pas une aune, pas un pied de terrain 
Où il n'y ait corps de Franc ou de païen
« Où êtes-vous? s'écrie Charles; beau neveu, où êtes-vous? 
Où est l'Archevêque? où le comte Olivier? 
Où Gerin et son compagnon Gerier?
Où sont le comte Bérengier et Othon?
Ive et Ivoire, que j'aimais si chèrement? 
Où est Engelier le Gascon?
Et le duc Samson et le baron Anséis?
Où est Gérard de Roussillon, le vieux?
Où sont les douze Pairs que j'avais laissés derrière moi? » 
Mais, hélas! à quoi bon? personne, personne ne répond.
 « O Dieu, dit le roi, j'ai bien lieu d'être en grand émoi
N'avoir point été là pour commencer la bataille! »
Et Charles de s'arracher la barbe, comme un homme en grande colère;
Il pleure, et tous ses chevaliers d'avoir aussi des larmes plein les yeux.
Vingt mille hommes tombent à terre, pâmés 
Le duc Naimes en a très grande pitié.
La douleur est grande à Roncevaux :
Il n'y a pas un seul chevalier, pas un seul baron, 
Qui de pitié ne pleure à chaudes larmes.
Ils pleurent leurs fils, leurs frères, leurs neveux, 
Leurs amis et leurs seigneurs liges.
Un grand nombre tombent à terre, pâmés.
Mais le duc Naimes s'est conduit en preux, 
Et le premier a dit à l'Empereur :
« Voyez-vous là-bas, à deux lieues de nous,
Voyez-vous la poussière qui s'élève des grands chemins? 
C'est la foule immense de l'armée païenne. Chevauchez, 
Sire , et vengez votre douleur. 
« - Grand Dieu! s'écrie Charles, ils sont déjà si loin!
Le droit et l'honneur, voilà, Seigneur, ce que je vous demande;
Ils m'ont enlevé la fleur de douce France. » 
Alors le roi donne des ordres à Gebouin et à Othon, 
À Thibaut de Reims et au comte Milon : 
« Vous allez garder ce champ, ces vallées et ces montagnes. 
Vous y laisserez les morts étendus comme ils sont;
Mais veillez à ce que les lions et les bêtes sauvages n'y touchent pas,
Non plus que les écuyers et les garçons.
Je vous défends de laisser personne y poser la main,
Jusqu'à ce que nous soyons de retour, par la grâce de Dieu. » 
Et les quatre barons lui répondent doucement, par amour :
« Ainsi ferons-nous, cher Sire, droit empereur. »
Ils retiennent avec eux mille de leurs chevaliers.
L'Empereur fait sonner ses clairons ;
Puis il s'avance à cheval, le baron, avec sa grande armée;
Enfin ils trouvent la trace des païens,
Et, d'une ardeur commune, commencent la poursuite.
Mais le roi s'aperçoit alors que le soir descend; 
Il met pied à terre sur l'herbe verte, dans un pré, 
S'y prosterne, et supplie le Seigneur Dieu 
De vouloir bien pour lui arrêter le soleil, 
Dire à la nuit d'attendre, au jour de demeurer. 
Voici l'Ange qui a coutume de parler avec l'Empereur,
Et qui, rapide, lui donne cet ordre :
« Chevauche, Charles, la clarté ne te fera point défaut. 
Tu as perdu la fleur de la France, Dieu le sait;
Mais tu peux maintenant te venger de la gent criminelle. »
A ces mots, l'Empereur remonte à cheval.
Pour Charlemagne Dieu fit un grand miracle;
Car le soleil s'est arrêté, immobile, dans le ciel.
Les païens s'enfuient; mais les Francs les poursuivent, 
Et, les atteignant enfin au Val-Ténèbres,
A grands coups les poussent sur Saragosse;
Ils les frappent terriblement; ils les tuent;
Ils leur coupent leurs chemins et leurs voies.
Devant eux est le cours de l'Ebre;
Le fleuve est profond et le courant terrible. 
Pas de bateau, pas de dromond, pas de chaland. 
Alors les Sarrasins invoquent Mahomet, 
Tervagant, Et Apollon, pour qu'ils leur viennent en aide.
Puis ils se jettent dans l'Ebre, mais n'y trouvent pas le salut. 
Parmi les chevaliers qui sont les plus pesants,
Beaucoup tombent au fond;
Les autres flottent à vau-l'eau;
Les plus heureux y boivent rudement.
Tous finissent par être noyés très cruellement.
« Vous avez vu Roland, s'écrient les Francs; 
mais cela ne vous a point porté bonheur.  » (Chanson de Roland).

Charles revient ensuite à Roncevaux pour y faire ensevelir ses braves. Il voit Roland qui gît sur l'herbe verte; il pleure et se pâme de douleur et se lamente sur une telle perte. L'empereur fait mettre à part le corps, de son neveu, avec ceux d'Olivier et de l'archevêque Turpin, pour les transporter avec honneur chez eux.

Mais voici que Baligant, l'émir de Babylonie, est arrivé au secours de Marsile; son armée couvre au loin les hauteurs et les vallées. Il envoie deux messagers à Charles pour lui annoncer la bataille. Le choc est rude; saint Gabriel descend du ciel afin d'assister l'empereur, que Baligant a provoqué en duel. L'émir succombe, et Charles victorieux entre dans Saragosse; les mosquées de la ville sont détruites; plus de cent mille habitants sont faits chrétiens; Marsile, au fond de son palais, en meurt de dépit, et les diables s'emparent de son âme

L'empereur, plein de fierté joyeuse, reprend sa route vers la Gascogne. Il dépose l'olifant de Roland dans l'église Saint-Séverin à Bordeaux, son corps à Blaye. Arrivé à Aix-la-Chapelle, où la belle Aude (Alde), fiancée de Roland, meurt de douleur, il livre Ganelon à la justice. Un conseil se réunit pour juger le traître; celui-ci est défendu en champ clos par son parent Pinabel, contre Thierry, champion de Roland. Pinabel est vaincu; et Ganelon, condamné à mort, est écartelé et meurt en félon et en lâche. Trente de ses parents qui s'étaient se portés caution pour lui sont condamnés, pendus. Dans un songe de Charlemagne, à qui apparaît un ange, ce dernier lui ordonne de se préparer à une nouvelle expédition. Le poème se termine par la conversion de la veuve de Marsile.

Eléments critiques

Les personnages.
On a parfois voulu établir une comparaison suivie, entre les personnages de l'Iliade et ceux de la Chanson de Roland. Cette comparaison n'est légitime que si l'on tient à constater certaines analogies curieuses. Sans doute, Roland ressemble à Achille, en ce sens que tous deux ils incarnent la vaillance excessive; et Olivier peut être rapproché du troyen Hector, parce que, comme lui, il fait contraste, par son courage raisonné et par sa prudence sans faiblesse, avec la bravoure téméraire et inconsciente. Le duc Naymes peut aussi rappeler le sage Nestor. Mais, poussé plus loin, le parallèle devient artificiel et n'a aucune pertinence. S'ils n'ont donc pas la variété des héros de l'Iliade, les caractères de ce poème sont du moins tracés avec une rare énergie. 

Roland. 
Roland réunit en sa personne tous les traits du guerrier féodal : vaillance, générosité, audace téméraire; toutes les nobles passions du héros. Il a pour lui la beauté; une force physique prodigieuse; son courage égale sa force; il est fidèle à son roi dont le souvenir est sans cesse présent à sa pensée, et dont, en mourant, il invoque le nom respecté.

Et de douce France, et des gens de son lignage,
Et de Charlemagne, son seigneur, qui le nourrit...
Mais il est orgueilleux, et, par sa démesure, il est responsable du désastre. Ni cette bravoure, ni cet orgueil n'excluent la pitié; il aime Olivier; il sait pleurer et soupirer; il est pieux, et n'oublie pas, en mourant, de battre sa coulpe. Ce mélange de force et de délicatesse est incomparable.
« Roland, a écrit Nisard, fait toutes choses dulcement et suef ( = doucement et suavement).-» 
A Olivier, qui le raille, il répond dulcement. C'est mult dulcement qu'il le pleure et que dans un touchant adieu il lui dit :
Ensemble avons été et des ans et des jours;
Jamais tu ne me fis de mal, jamais je ne t'en fis; 
Et quand tu es mort, c'est douleur que je vive.
Ce caractère n'est donc pas tout d'une pièce; ce n'est pas de lui qu'on peut dire : « Et rien d'humain ne bat sous cette bonne armure. » Il n'est « ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant », comme Aristote l'exige du héros tragique.

Olivier. 
Olivier représente le courage calme et réfléchi; une amitié touchante l'unit à Roland : tous deux sont vraiment l'Oreste et le Pylade de la littérature médiévale. « Roland est preux, mais Olivier est sage. » Le caractère d'Olivier se soutient d'un bout à l'autre du poème. Sage, il l'est dans le conseil de Charlemagne; il l'est, avant la bataille, quand il demande à Roland de sonner du cor; il l'est, quand il raille Roland qui se décide trop tard à lui obéir; son amitié est sincère et franche; sa bravoure, dans le combat, égale celle de Roland.

Charlemagne. 
Charlemagne, qui en 778 n'avait que trente-sept ans, nous est représenté, dans le Roland, comme un ancêtre : « Il a la barbe blanche et le chef tout fleuri. » Il est représenté comme le type de l'empereur chrétien, tel que le concevait le Moyen âge : piété, courage, majesté auguste tempérée par la bonté. Un tel homme est fait pour porter couronne! s'écrient les barons émerveillés en contemplant leur prince. 

Et de fait, « ce roi marchant à la tête d'une armée de croisés, sa barbe blanche étalée sur son haubert étincelant, le regard jeune et fier, malgré ses deux cents ans, apparaît comme un être surnaturel. » (Léon Gautier)
Marsile a pour Charlemagne une sorte de terreur superstitieuse, il le croit âgé de deux cents ans. Charlemagne aime ses chevaliers autant qu'il en est aimé; voyez son angoisse quand il entend le cor de Roland, sa douleur quand il retrouve le corps de ses barons, son indignation quand on lui propose de faire, grâce au traître Ganelon.

Turpin. 
Prêtre et soldat, son originalité consiste à ne jamais oublier qu'il est à la fois l'un et l'autre. Après avoir donné aux Francs sa bénédiction, il se bat en preux; quand il entend la dispute de Roland et d'Olivier, il les réconcilie; le dernier, il combat aux côtés du Roland. Sa mort est celle d'un prêtre il bénit les corps rassemblés par Roland. D'un mot sublime, il promet à ces braves, qui meurent pour la bonne cause, de reposer cette nuit-là même au ciel :
En paradis, où sont les preux guerriers,
Sont les lits faits où nous devons coucher.
Il essaye de secourir Roland qui se pâme, et meurt de cet effort de charité.

Ganelon
Ganelon n'est pas une figure banale. Avant d'être complètement avili, il offre çà et là des traits de grandeur qui font, supporter ses bassesses. Ainsi nous est-il représenté au début comme un beau et brave chevalier; devant Marsile, il défend les prétentions de Charlemagne, au risque de sa vie; et, même quand il paraît devant le conseil qui doit juger sa trahison, il a grande mine et bonne tenue. Mais on nous le représente comme vindicatif et jaloux : ainsi s'explique sa trahison.

Aude
Aude au clair visage est la soeur d'Olivier, fiancée de Roland (voyez Girart de Viane); il faut louer le poète de lui avoir donné une douleur si noble et si discrète. Elle meurt, elle aussi, comme elle doit mourir.
-

La mort d'Aude

[Charlemagne, de retour à Aix-la-Chapelle, annonce à la soeur d'Olivier, Aude, la mort de Roland, son fiancé. On appréciera la sobriété puissante de cette scène.]

« L'empereur est revenu d'Espagne. 
Il se rend à Aix, le meilleur lieu de France.
Il monte au palais et entre dans la salle. 
Aude, une belle dame, est venue à lui. 
Elle dit au roi : « Où est Roland, le capitaine, 
Qui me jura de me prendre pour épouse? » 
Charles est oppressé par la douleur. 
Ses yeux pleurent, il tire sa barbe blanche.
« Soeur, chère amie, c'est d'un homme mort que tu me parles : 
Mais, en échange, je t'en donnerai un plus considérable; 
C'est Louis, je ne peux mieux te dire,
Il est mon fils et il possèdera mon empire. » 
Aude répond : « Ce discours me paraît étrange. 
Ne plaise à Dieu, ni à ses saints, ni à ses anges,
Qu'après Roland je reste vivante! » 
Elle perd la couleur, elle tombe aux pieds de Charlemagne ; 
Pour toujours elle est morte.
Que Dieu ait pitié de son âme! 
Les barons francs la pleurent et la plaignent. » 

(Chanson de Roland).

Le merveilleux. 
Le merveilleux de la Chanson de Roland est tout chrétien, sans aucun mélange de croyances populaires ou de magie : c'est plutôt du surnaturel. Le poète nous dit que Dieu combat avec la France; que le Diable, avec Apollon et Tervagant, est du côté des Sarrasins. Mais ni Dieu ni le Diable ne sortent du surnaturel subjectif pour jouer un rôle direct dans la bataille. C'est une tempête, phénomène somme toute très naturel, qui annonce la mort de Roland, et les seules apparitions sont celles de saint Gabriel et de saint Michel, quand ils viennent recueillir l'âme du héros; à deux reprises encore, saint Gabriel descend du ciel vers Charlemagne, mais c'est en rêve qu'il lui apparaît. On voit quelle est la discrétion de ce merveilleux.
-

La tempête

En France en ad mult merveillus turment; 
Orez i ad de tuneire e de vent,
Pluie e gresilz desmesuréement. 
Chièdent i fuildre e menut e suvent; 
E terremoete ço i ad veirement 
De Seint-Michiel de l'Peril jusqu'as Seinz,
De Besençun tresqu'as porz de Guitsand : 
Nen ad citet dunt li murs ne cravent. 
Cuntre midi tenebres i ad granz, 
N'i ad clartet se li ciels nen i fent. 
Hum ne le veit ki mult ne s'espaent 
Dient plusur : « C' est li definemenz,
« La fin de l' siècle ki nus est en present. »
Il ne le sevent ne dient veir nient :
Ç'est la dulur pur la mort de Rollant!...

Traduction
Cependant en France il y a eu une merveilleuse tourmente : 
Des tempêtes, du vent et du tonnerre.
De la pluie et de la grêle démesurément,
Des foudres qui tombent souvent et menu,
Et (rien n'est plus vrai) un tremblement de terre.
Depuis Saint-Michel-du-Péril jusqu'aux Saints de Cologne, 
Depuis Besançon jusqu'au port de Wissant, 
Pas une ville dont les murs ne crèvent.
A midi, il y a grandes ténèbres;
Il ne fait clair que si le ciel se fend.
Tous ceux qui voient ces prodiges en sont dans l'épouvante, 
Et plusieurs disent : « C'est la fin du monde,
C'est la consommation du siècle. »
Non, non : ils ne le savent pas, ils se trompent :
C'est le grand deuil pour la mort de Roland! 

(Chanson de Roland)..

La langue et le style.
Le meilleur texte qui ait été conservé de la Chanson de Roland est celui d'Oxford, oeuvre d'un scrible anglo-normand, dont Léon Gautier plaçait l'exécution entre 1150 et 1160. C'est une mauvaise copie, aussi mal corrigée que mal écrite; le manuscrit original devait être rédigé en dialecte normand.

La syntaxe en est raide et peu variée : là est l'insuffisance réelle de cette langue, dont le vocabulaire n'est pas aussi pauvre qu'on a voulu le dire. Les formules reviennent fréquemment dans les récits et dans les descriptions elles suppléent aux images, qui sont très rares. Évidemment, la poésie de Roland est dans les situations et dans les sentiments, et presque pas dans la forme.

Une appréciation.
Ce qui distingue avant tout ce poème des autres chansons de geste, c'est l'unité du sujet, condition si rarement gardée dans les oeuvres de ce genre. L'auteur a trouvé cette règle que les classiques vondront plus tard ériger en loi, et qu'aucun traité de rhétorique ne lui avait appris. Le poème, il est vrai, aurait pu se terminer à la mort du héros; mais qui ne voit combien le châtiment des traîtres clôt heureusement cette vaste trilogie? De plus, on a lieu de présumer que des additions postérieures sont venues gâter la simplicité primitive des dernières scènes. (B. / JMJA).

« Les beautés dont il étincelle, a dit Gérusez, nous frappent encore sous la rouille d'un langage inculte, sous la négligence d'une versification qui se contente, pour tout élément musical, du repos de l'hémistiche, du nombre régulier des syllabes, et trop souvent d'une assonance imparfaite bien éloignée de la rime. Toutefois l'expression simple et forte y traduit énergiquement de belles pensées et de nobles sentiments... Le caractère exclusivement guerrier et religieux de ce poème, où la galanterie n'a point de place, où le merveilleux se laisse à peine entrevoir, le sentiment de patriotisme qui l'anime, la majesté de Charlemagne toujours respecté, toujours obéi, autorisent la critique à rattacher l'inspiration première de la Chanson de Roland au règne même de ce prince, quand l'autorité royale n'avait reçu aucune atteinte, et quand les efforts de l'héritier des Césars pour constituer l'unité d'une grande nation avaient imprimé le patriotisme au coeur des peuples unis sous sa main puissante. C'est le seul qui ait conservé profondément l'empreinte de ce sentiment de nationalité que les divisions féodales devaient altérer si promptement.-» 
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