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Aimeri (chansons de geste)

Aimeri ou Aimeric de Narbonne, est une chanson de geste,  la troisième branche de la chanson de Guillaume-au-Court-Nez

Le récit des événements qui font le sujet du poème commence après le désastre de Roncevaux, et fait suite, par conséquent, à la Chanson de Roland. C'est l'histoire d'un seigneur qui enlève Narbonne aux Sarrasins, et qui en reçoit la souveraineté de Charlemagne à son retour d'Espagne, Aimeri repousse ensuite une attaque de musulmans envoyés par l'amiral de Babylone, et épouse Ermengart, fille de Didier, et soeur de Boniface, roi des Lombards, qui lui a prêté secours. 
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Extrait d'Aimeri de Narbonne

« I. - Les Français reviennent, tous sont de mauvaise humeur et semblent Harassés. Charles chevauche derrière ses troupes, monté sur un mulet de Syrie ; il est profondément triste de la mort des douze pairs, et prie ardemment Jésus-Christ de recevoir leurs âmes dans la vie éternelle : « Beau neveu », fait-il, « que votre âme soit sauvée, qu'elle soit couronnée parmi les fleurs du paradis! Que dirai-je en France la riche, à Saint-Denis, dans la grande abbaye? Là je trouverai la puissante chevalerie; elle me demandera des nouvelles des vaillants barons que j'ai menés en Espagne par provocation. Que dirai-je, dame sainte Marie, sinon qu'en Espagne ils sont morts et enterrés? - Sire », dit
Naime, « ne dites pas pareille folie : votre chagrin ne vous sert à rien. Les comtes sont morts, vous ne les ressusciterez pas. C'est le crime de Ganelon, que Dieu le maudisse! - C'est vrai », dit Charles, « il a déshonoré la France. Quatre cents ans et plus après ma mort on chantera encore ma vengeance ». Ils se taisent, et Charles continue sa route avec ses troupes.

II. - Grande était la tristesse dont vous m'entendez parler, des barons et des pairs. Avec tous les hommes qu'il put ramener, Charlemagne le baron s'en revenait. Notre empereur, à la descente d'un mont, sur le point de gravir un tertre élevé, regarda sur sa droite : entre deux rochers, au bord d'un golfe, il vit, assise sur une colline, une ville que les Sarrasins y avaient fortifiée. Elle était parfaitement close de murs et de contreforts. Jamais on ne vit cité plus solidement établie. L'empereur apercevait les plantations d'ifs et d'aubours, dont le vent agitait les feuillages; on ne pouvait avoir un plus beau coup d'oeil. Il y avait vingt tours construites de liais brillant, et au centre une autre tour admirable. Il n'y a homme au monde, si bien sache-t-il conter, à qui il ne fallût une journée d'été, s'il voulait convenablement décrire tous les travaux que les païens avaient faits pour la construction de cette tour. Les créneaux étaient entièrement scellés de plomb; ils étaient à une portée d'arc au-dessus du sol. Au-dessus du palais principal était une boule d'or fin d'outre-mer; on y avait enchâssé une escarboucle, qui flamboyait et brillait aussi vivement que le soleil qui se lève le matin : par une nuit obscure, sans mentir, on pouvait la voir à quatre lieues. D'un côté de la ville s'étend le rivage de la mer; d'autre part coule l'Aude aux flots impétueux, qui amène aux habitants tout ce qu'ils peuvent désirer : sur de grands navires qu'ils font aborder là, les marchands apportent les richesses dont la cité abonde, au point que rien ne manque de ce qu'on saurait imaginer pour faire honneur à un homme. Le roi regarde la ville et en son coeur se prend à la convoiter. Il appelle son ami Naime : « Beau sire Naime », dit Charles le baron, « dites-moi tôt, franchement, à qui est une ville si admirable. Celui qui la tient se peut bien vanter, je crois, qu'en tout le monde il n'y a sa pareille. Il ne craint pas qu'un voisin lui fasse tort. Mais, par l'apôtre qu'on doit adorer, ceux qui voudront s'en retourner en France devront passer sous ces portes, car je vous assure fermement que je veux prendre la ville avant de m'en aller en France. »

III. - Naime ayant entendu le roi Charlemagne, qui vient de remplir d'effroi ses barons, lui dit doucement, à part : « Sire, par Dieu, je suis surpris de ce que j'entends; jamais je n'ai vu homme si plein de déraison. Mais sachez bien, par la foi que je vous dois, que si vous voulez avoir la ville que je vois là, vous n'en aurez jamais payé aucune aussi cher, je crois, car il n'y en a pas d'aussi forte d'ici au val de Martroi. Elle ne craint assaut, ni pierrière, ni tour roulante. Celui qui la tient a avec lui vingt mille Turcs, pleins d'arrogance, tous bien armés, bien équipés, et ne redoutant pas le moins du monde un siège. Et tous nos hommes sont, si las, par ma foi, que trois d'entre eux ne valent pas une femme. Vous n'avez baron, prince, comte, ni roi qui désire assaut ni tournoi; ils n'ont destrier, ni mulet, ni palefroi qui au besoin puissent être utiles, car ils ne sont nourris que de paille et d'herbe. Vous n'avez pas un homme, je crois, qui puisse porter ni armes ni équipement, tant ils ont souffert de peines et de labeurs. Juste empereur, je vous déclare, quant, à moi, que je voudrais être, foi que je vous dois, au royaume de Bavière. »

IV. - Quand Charlemagne eut entendu Naime, il en eut tout le sang bouleversé de colère, et, furieux comme un sanglier, il lui répondit : « Beau sire Naime, qu'il n'en soit plus parlé. Mais, foi que je dois au roi de majesté, je n'entrerai pas dans le royaume de France avant d'avoir pris la ville. Allez-vous-en, si c'est votre plaisir, mais, par saint Honoré, s'en aille qui veut, sachez-le, je resterai. - Sire », dit Naime, « grâce, pour l'amour de Dieu! Ayez pitié de vos barons, que vous avez tant fatigués et harassés. Laissez, beau sire, cette ville. Jamais vous ne l'aurez de votre vie, si Dieu dans sa bonté n'y fait un miracle. Pour vous dire la vérité, les païens ont été plus avisés que vous. Ils ont creusé des chemins sous terre, et par là ils sont vite hors de la ville; ils vont à Saragosse, si cela leur fait plaisir; ils ont une route pavée pour aller à Toulouse et une pour aller à Orange la superbe, d'où ils auraient vite amené des secours, si vous les aviez assiégés ». Charles l'entend; il en a le sang bouleversé « Beau sire Naime », dit-il, « quel est le nom de la ville? - Sire », fait Naime, « je ne vous le cacherai pas : elle a nom Narbonne; voilà la vérité pure; car je m'en suis bien informé. Il n'y a pas en ce monde une forteresse aussi puissante. Les fossés ont plus de vingt toises de largeur et autant de profondeur; les flots de la mer se jettent dans ces fossés, et l'Aude, le grand fleuve, sachez-le bien, fait le tour des murailles. Par là viennent les grands navires cloués de fer et les galères pleines de richesses, qui font l'opulence des habitants de la bonne ville. Quand ceux-ci ont tiré le verrou de la porte et que le portier a levé le pont, ils peuvent être en toute sécurité, car ils ne craignent homme qui vive; la chrétienté entière ne pourrait les prendre ». Charles l'entend et rit « Ah! par Dieu! quelle heureuse rencontre! » dit le roi au courage invincible. « Est-ce donc cette Narbonne dont on m'a tant parlé, plus fière que toute l'Espagne? Mon neveu Roland, qui était si vaillant, quand il eut pris Nobles et fait prisonnier Fourré, mit garnison dans cette ville, car il devait la garder. - Sire », dit Naime, « c'est la vérité, mais les Sarrasins ne s'oublièrent, pas. Dès qu'ils virent Roland parti, ils s'assemblèrent, les vils mécréants, revinrent à l'attaque de cette forte place, et l'environnèrent de toutes parts; ils y amenèrent de nombreuses pierrières et l'assaillirent si bien, les mauvais parjures, qu'en moins d'un mois ils s'en emparèrent. Tous ceux qui étaient dedans furent massacrés. Et depuis les païens ont tant fait qu'ils ont reconstruit les murs qui étaient démolis, et réparé les fossés tout autour, les approfondissant de beaucoup et en relevant les talus ». Charles l'entend, il en a le sang tout bouleversé. « Naime », dit-il, « qui tient la place? - Par Dieu, sire, je ne vous le cacherai pas. C'est le roi Baufumé, et le roi Desramé, et Agoland, et Dromont le barbu, et avec eux vingt mille païens bien armés, qui ne croient ni en Dieu, le roi de majesté, ni en sa très glorieuse mère. »

V. - L'empereur dit : « La tiendrez-vous de moi? - Sire », répond Naime, «non, sur ma parole; car les païens sont trop pleins d'orgueil et d'arrogance, et ne font pas le moindre cas de vous. Avant que vous l'ayez, foi que je vous dois, vous serez bien un an sous ses murs, je crois. - Naime », dit Charles, « foi que je dois au Dieu souverain, avant que je m'en aille, je leur ferai une telle guerre que ni hauts murs ni beffrois ne les garantiront. Avant que je m'en aille en France, où je dois retourner, je veux établir dans la ville la loi chrétienne, puis je la laisserai à un de mes pairs, qui m'en devra le service. »

VI. - Le roi Charles était d'un très grand courage. Voyant la ville et le palais antique, que gardent avec des forces considérables les Sarrasins mécréants, l'idée lui vint d'une prouesse étonnante : il donnera la ville et le palais seigneurial à un de ses pairs, d'une bravoure éprouvée, qui gardera la terre et le rivage, et lui en prêtera foi et hommage. Il appelle un comte de grande famille, nommé Dreux, estimé pour sa grande sagesse. Quand Charles au fier visage le voit, il lui dit d'un ton affable :

VIl. « Approchez, Preux de Montdidier. Vous êtes fils d'un noble chevalier, aussi vous doit-on aimer et estimer. Tenez Narbonne, je vous la veux laisser, vous aurez à gouverner tout le pays du Narbonnais jusqu'à Montpellier ». Quand celui-ci l'entend, il se met en colère : « Sire », fait-il, « je ne vous la demande pas. Puisse le diable la renverser! Foi que je vous dois, avant un mois je veux être de retour en mon pays; là je me ferai soigner et je prendrai des bains, car je suis absolument las; je n'en puis plus et j'aurais grand besoin de repos. Juste empereur, je ne veux pas vous le cacher, je n'ai roncin, palefroi, ni destrier qui puisse servir à autre chose qu'à être écorché; et moi-même, il y a près d'une année entière que je n'ai passé trois nuits sans mon haubert, double, et que je n'ai cessé de chevaucher et de guerroyer, et de mettre mon corps en peine et en fatigues. Et vous m'offrez à gouverner Narbonne, que tiennent encore vingt mille Sarrasins! Donnez-la à un autre, empereur au fier visage, car je n'en ai que faire. »

VIII. - L'empereur à la barbe fleurie dit : « Avancez, Richard de Normandie. Vous êtes duc de très haute noblesse; vous êtes un chevalier accompli. Tenez Narbonne, prenez-en le gouvernement; vous tiendrez de moi cette terre opulente. Jamais, tant que la vie animera mon corps, vous n'en perdrez vaillant une alise ». Quand celui-ci l'entend, il se renfrogne « Sire », fait-il, « vous parlez follement. J'ai tant demeuré en pays ennemi que j'en ai la chair toute pale et blême, car depuis que je suis venu parmi les païens, je n'ai pas passé sept jours sans ma cotte de mailles. Mais, par l'apôtre qu'on va visiter et prier, si j'étais à cette heure de retour en Normandie, je n'aurais ni domaines en Espagne, ni la seigneurie du Narbonne. Donnez la ville a un autre, car je ne la demande pas; que le feu d'enfer l'embrase! »

IX. - L'empereur tient la tête baissée, a cause de ces trois comtes, de si haut parage, qui refusent ainsi absolument Narbonne. Il appelle Hoël de Cotentin, puissant chevalier et comte palatin : « Avancez, noble comte de haute lignée. Tenez Narbonne et son palais de marbre; mille chevaliers vous seront soumis. Jamais plus, s'il plaît à Dieu qui changea l'eau en vin, ne l'auront païens ni Sarrasins ». Quand le comte l'entend, il baisse la tête et répond : « Juste empereur, foi que je dois a saint Martin, jamais les Narbonnais ne m'auront pour voisin. J'ai tant porté mon haubert double, si souvent je nie suis couché tard et levé matin, que j'en ai le corps décoloré sous mon manteau. Et maintenant vous m'offrez Narbonne et tout son train, que tiennent encore vingt mille Sarrasins qui ne font pas le moindre cas de vous! Pour tout le trésor de Pépin je ne tiendrai pas Narbonne. »

X. - Notre empereur se met à gémir et à regretter son neveu Roland et les barons qu'il aimait tant. « Beau neveu » dit Charles, « pourquoi faut-il que je vous aie vu mourir? Je ne pourrai plus retrouver un pareil ami, je ne sais en qui je pourrai désormais me fier! Je l'éprouve bien en ce besoin! » Ainsi dit Charles, profondément triste. Puis il recommence à offrir Narbonne; il l'offre à Doon de Vaucler, puis à Girard de Vienne, mais il n'y a personne qui en veuille rien entendre, tant les barons redoutent les païens d'outre-mer. Charles s'attriste quand il les entend refuser, car il ne sait plus à qui il la doit donner, si ce n'est à Ernaud le vaillant, le noble comte de Beaulande-sur-mer. Il l'appelle et lui offre Narbonne.

XI. - « Beau sire Ernaud », dit Charles au fier visage, « prenez Narbonne, je vous en prie, à la condition que je vais vous dire : si les païens ennemis vous attaquent, je vous secourrai, aidé de nombreux chevaliers. - Pour Dieu, sire », dit Ernaud le guerrier, « je suis vieux et débile; je ne puis plus me défendre, ni porter mes armes, ni monter à cheval. Ce n'est plus mon affaire de conduire une guerre, c'est pourquoi je n'ose pas me charger d'un si lourd fardeau; car qui aura Narbonne à gouverner devra supporter de nombreux et rudes assauts, et de nombreuses batailles rangées. Il vous faudrait donner la ville à un damoiseau fort, jeune et agile, qui soit capable d'endurer les fatigues de la guerre, de vaincre les païens par le fer et l'acier, de les réduire et de les exterminer. Tel est l'homme qui doit gouverner Narbonne. Mais, je ne veux pas vous le cacher, si celui qui l'aura n'est pas puissant et d'une noble famille, il ne tiendra pas la terre. »

XII. - Quand Charles voit que tous lui font défaut et refusent la saisine de Narbonne, il regrette vivement Roland, son cher ami, et Olivier, son hardi compagnon, et les barons que Ganelon a trahis : « Beau neveu », fait-il, « que Dieu qui jamais n'a menti ait pitié de votre âme et, lui pardonne, et de celles des barons qui sont morts pour lui! Si vous étiez en vie, j'en suis certain, Narbonne ne resterait pas ainsi. Puisque mes vrais amis sont morts, la chrétienté n'a plus un bon ami. Mais, par celui qui naquit, de la Vierge, jamais je ne partirai d'ici tant que les païens posséderont le pays. Seigneurs barons, vous qui m'avez servi, retournez-vous en, je vous le dis sans feinte, dans les pays où vous avez été élevés, car, par le Dieu qui n'a jamais menti, puisque je vois que vous me faites tous défaut, s'en aille qui veut, je resterai ici et je garderai Narbonne.

XIII. - « Seigneurs barons », dit le roi Charles, « retournez-vous en, Bourguignons et Français, Hainuyers, Flamands et Avalois, Angevins, Poitevins et Manseaux, Lorrains, Bretons, Hérupois, Berruyers et Champenois! Ne croyez pas que je le dise par plaisanterie. Que tous ceux qui le veulent partent sur-le-champ, je n'en retiendrai pas un seul malgré lui. Car, par saint Firmin d'Amiénois, je resterai ici en Narbonnais et je garderai Narbonne et le territoire. Foi que je vous dois, j'y serai vingt mois plutôt que de ne pas avoir le magnifique palais. Quand vous arriverez dans l'Orléanais, dans la douce France, dans le Laonnais, si l'on vous demande où est le roi Charles, répondez, pour Dieu, seigneurs Français, que vous l'avez laissé au siège devant Narbonne! Je tiendrai mes plaids ici, j'y ferai mes lois; que celui à qui l'on aura fait tort vienne s'en plaindre à moi ici, car justice ne lui sera pas faite ailleurs. - Dieu! » fait Ernaud de Beaulande, « glorieux roi du ciel, comme je suis chagrin de voir mon seigneur dans un tel effarement! Jamais, je crois, il ne fut si agité. Je suis honni si je m'en vais d'ici sans avoir fait auparavant sa volonté. J'ai un fils qui est brave et courtois; depuis peu de temps il porte les armes; il n'y a pas encore deux ans et quatre mois que Girard de Vienne l'a fait chevalier; s'il voulait, prendre en garde le Narbonnais, le roi Charles pourrait bien dire qu'il n'y en aurait pas un pareil d'ici en Vermandois pour défendre ses marches. »

XIV. - Ernaud vient devant Charles et lui adresse la parole., en homme de sens : « Légitime empereur, ne soyez pas éperdu; pour rien vous ne devez être dans une telle colère; s'il vous est advenu ce malheur d'avoir perdu vos barons, vous n'êtes pas pour cela mort ni vaincu : Dieu est encore tout puissant, par qui vous serez aidé et secouru. Si je n'étais si vieux et si blanc, ce pays serait bien gardé par moi; j'en aurais reçu de vous tous les fiefs, sans longtemps discuter. Mais j'ai un fils qui est fier et robuste, c'est un chevalier hardi, d'élite; faites donc qu'il soit votre ami. Je crois en Dieu qui au ciel fait des miracles. Par lui le pays sera tenu et défendu contre les païens. - Dieu! » dit Charles, « que n'est-il déjà ici? Jamais je n'eus si grande joie. »

XV. - Le comte Ernaud, sans perdre de temps, va trouver son fils Aimeri, et lui parle en ces termes : « Aimeri, fils, que Dieu accroisse tes qualités! Si Dieu, le roi de majesté, permettait que tu fusses élevé en honneurs et en puissance, j'en serais heureux et aussi ta noble parenté. » Aimeri répond : « Pourquoi avez-vous dit cela? - Pour Dieu, fils, je te le dirai. Notre empereur, qui a tant de fierté, te fait dire par moi de venir à lui : il veut te donner, telle est la vérité, tout le Narbonnais, avec ses puissantes forteresses. Beau fils, pour Dieu qui souffrit en croix, s'il te le donne, ne le refuse pas; car si tu consens à recevoir la ville, je sais que tu seras riche. » Aimeri dit : « Dieu en soit adoré! Beau sire père, menez-moi sur l'heure près de l'empereur; par les saints que Dieu a le plus aimés, je ne voudrais pas, pour l'or de dix villes, qu'un autre fût pourvu du fief; car, si Dieu permet que j'en sois bénéficiaire, je ferai payer cher aux païens mécréants la mort de Roland qui fut tant redouté. Ils peuvent dire qu'ils ont commencé une mauvaise année. Il n'en restera pas un seul d'ici à Balaguer qui ne se soit fait baptiser ou ne se soit garanti en me payant tribut. Si je vis tant que je prenne possession du pays, ils perdront toute l'Espagne. »

XVI. - Ernaud le noble revient au roi, qui était encore tout triste et tout pensif. Le vaillant Aimeri s'avance. On n'aurait pas trouvé un plus bel homme en quatorze pays. Il était beau, grand, robuste, le regard fier, le visage frais et souriant; il était simple et doux avec ses amis, mais rude et fier avec ses ennemis. Les princes, les comtes et les marquis le regardèrent attentivement. Le vassal était sage et bien appris; quand il vit le roi, il n'en fut pas décontenancé; avant que Charlemagne lui eût adressé la parole, Aimeri le salua gracieusement : « Que le Dieu qui habite en paradis sauve et garde le roi de Saint-Denis, et tous ses hommes que je vois autour de lui, et qu'il confonde ses ennemis mortels! Entendez-moi, noble empereur. Accordez-moi Narbonne et le pays d'alentour, dont ne se soucient ni princes ni marquis, tant ils redoutent les païens et les Arabes. Donnez-la moi, noble empereur ». Girard l'entend et se met à rire. L'empereur au fier visage répond : « Par les saints de Dieu, n'est-ce pas Aimeri? Aimeriet, par le corps de saint Denis, tu veux donc être désormais mon ami? Ne te souvient-il pas de l'heure ni du jour où Girard était assiégé dans Vienne? J'avais pris le sanglier dans la forêt : là le marquis Girard me surprit, et toi-même, armé, tu étais avec lui; tu étais si fier et si animé contre moi que s'il t'avait cru, je n'en serais pas parti vivant. Il n'a pas tenu à toi que je ne fusse tué. - Foi que je vous dois, sire », dit Aimeri, « tel est et tel sera toujours mon caractère; je n'aimerai jamais mes ennemis. Mais vous savez bien que vous commettiez un grand péché quand vous preniez à mon oncle sa terre. Foi que je vous dois, empereur au fier visage, tant que vous le voudrez je serai votre ami, et quand vous le voudrez, par le corps de saint Denis, je me passerai de votre amitié. Je n'ai pas de terre vaillant deux deniers quand il plaira à Dieu, le roi de paradis, j'aurai vite conquis une fortune. - Vraiment », dit le roi, « tu es très preux et très noble. En l'honneur du Dieu qui fut mis en croix, je te donne Narbonne et tout le pays. Prends-la, beau doux ami, et que Dieu qui pardonna à Longis te donne la victoire contre tes ennemis! - Que Dieu vous entende, sire, » dit Aimeri, « et accroisse en moi la vaillance! »

XVII. - L'empereur dit : « Maintenant cela va bien; je suis fort allégé de mon chagrin, puisque Aimeri tiendra le fief de Narbonne et les possessions qui en dépendent. Je suis bien certain que les païens ont commencé une mauvaise année. Frère Aimeri, tu as beaucoup de bravoure, mais tu n'as guère d'avoir. Il faut beaucoup d'or et d'argent, de foin, d'avoine, de viande, de vin et de froment, beaucoup de chevaux et de bouffes armures à qui veut tenir un fief aussi important qu'est celui du seigneur de Narbonne. - Par Dieu, sire, voulez-vous nie décourager », répond Aimeri, « par le corps de saint Clément? Dieu n'est-il plus là-haut au firmament, toujours et à jamais puissant? Je crois bien sincèrement qu'il m'aidera avant peu. Je suis encore un jeune bachelier, et, par Dieu qui ne trompe ni ne ment, si les païens ont des richesses, nous en aurons, à mon avis! » Charlemagne, en entendant ces mots, fut rempli de joie.-» (Aimeri de Narbonne). 

Le personnage historique dont la légende a fait le héros de ce poème et de plusieurs autres n'est pas connu. On sait seulement qu'il fut  vicomte de Narbonne, de 1108 à 1134, et employa une partie de sa vie à combattre les Sarrasins. Des chants anciens présentaient Aimeri comme ayant défendu contre les Arabes le poste avancé de Narbonne.Plus tard, on lui attribua la part principale dans la prise même de cette ville, et on fit de lui le fils d'Ernaud de Beaulande et le père du fameux Guillaume d'Orange.   II eut, suivant les poètes, 7 fils, dont le plus célèbre fut Guillaumeau au Court Nez, et 5 filles, dont une, Blanchefleur, épousa Louis, fils de Charlemagne. 

Au commencement du XIIIe siècle, un poète de Bar-sur-Aube, nommé Bertrand, renouvela ce récit dans la chanson dont nous publions ici un épisode (v. 127-771). C'est cet épisode que Victor Hugo a repris dans la Légende des Siècles (Aymerillot), en s'inspirant, non pas de la chanson de geste, qu'il ne connaissait pas, mais d'une imitation en prose insérée dans une nouvelle de A. Jubinal, Le Château de Dannemarie.

On possède deux manuscrits de la chanson d'Aimeri; ils sont du XIIIe siècle.

L'historien Catel cite 6 vers d'un poème provençal d'Aimeric de Narbonne, qui n'a de commun avec le précédent que le titre et le héros, et qui avait été composé vers 1212 par un certain Albuson, de Gordon (Quercy).

La Mort d'Aimeri est une autre chanson de geste du même cycle. Elle forme la dixième branche de la chanson de Guillaume-au-Court-Nez. On y voit Aimeri soutenir un siège dans Narbonne, et réclamer le secours de l'empereur Louis, alors en guerre avec l'usurpateur Hue Chapet; les renforts arrivent trop tard. Aimeri, emmené captif par les Sarrasins, est délivré par son fils Guielin, et reconquiert Narbonne; il meurt de fatigue et de vieillesse dans les Pyrénées, au début d'une nouvelle guerre. Ce roman, plus moderne que les autres du même groupe, et d'un médiocre intérêt, paraît avoir été composé dans les premières années du XIVe siècle. (H. D., 1877).


En bibliothèque - l'Histoire littéraire de la France, t. XXII.
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