La révolte des paysans [Dans cet extrait du Roman de Rou, Wace peint avec énergie une insurrection des paysans normands qui avait éclaté vers 997, peu après l'avènement du duc Richard II dit le Bon]. « [Il] n'avait encore guère régné, Ni guère n'avait été duc, Quand au pays surgit une guerre Qui dut faire grand mal à la terre. Les paysans et les vilains, Ceux du bocage et ceux de la plaine (Ne sais par quelle instigation, Ni qui les mut premièrement), Par vingt, par trente, par cent Ont tenu plusieurs conciliabules. Telle parole ils vont proposant Qui, s'ils peuvent l'exécuter, S'ils peuvent en venir à bout, Sera dangereuse aux plus grands. Secrètement ils ont pourparlé, Et plusieurs ont entre eux juré Que jamais par leur volonté N'auront seigneurs ni avoués 1. Les seigneurs ne leur font que du mal. D'eux on ne peut avoir raison, Ni obtenir son gain ni son travail. Chaque jour, ils vont à grand-douleur, Ils sont en peine et haletants. L'an passé ce fut mal et cette année c'est pis. Tous les jours leurs bêtes sont prises Pour les aides, pour les services. Tant y a plaintes et querelles, Et coutumes, vieilles et nouvelles Qu'ils ne peuvent une heure avoir paix. Toujours ils sont appelés en justice : Procès de forêt; procès de monnaie; Procès de limites: procès de routes; Procès de biefs; procès de mouture; Procès de féauté; Procès d'impôts; Procès d'aguets; procès de corvées; Procès de batailles; procès d'aides : « Pour quoi nous laissons-nous maltraiter? Mettons-nous hors de leur domination. Nous sommes hommes comme ils sont; Tels membres avons comme ils ont, Et aussi grands corps nous avons, Et autant souffrir nous pouvons. Rien ne nous manque, hors le coeur seulement. Allions-nous par serment, Défendons notre avoir et nous-mêmes, Et tous ensemble nous tenons; Et s'ils nous veulent guerroyer, Bien avons contre un chevalier Trente ou quarante paysans Agiles et bons au combat; Ils seraient bien mauvais si vingt ou trente Jeunes gens de belle jeunesse Ne se pouvaient défendre d'un seul homme, S'ils veulent le prendre tous ensemble, Avec les massues, avec les grands pieux, Avec les flèches, avec les cognées, Avec les arcs, avec les haches, avec les guisarmes 2; A coups de pierres, si l'on n'a d'autre arme. Des chevaliers défendons-nous. Ainsi pourrons aller aux bois, Couper les arbres, et prendre à notre choix; Aux viviers prendre les poissons, Et aux forêts les venaisons. De tout ferons nos volontés, Des bois, des eaux, et des prés. » Par ces dits et par ces paroles, Et par autres encore plus folles, Tous ont approuvé ce projet, Et se sont entre eux promis par serment Que tous ensemble ils se tiendront, Et ensemble se défendront. Ils ont élu ne sais qui ni quels, Des plus habiles, des mieux parlants, Qui par tout le pays iront Et recevront le serment. Ne put être longtemps célée Parole à tant de gens portée; Soit par homme, soit par sergent 3, Soit par femme, soit par enfant, Soit par l'ivresse ou la colère, Assez vite Richard ouït dire Que es vilains faisaient une commune 4. » (Wace, Roman de Rou). [Notes : 1. - En droit féodal, l'avoué (avoé) est un personnage laïque, ordinairement noble, chargé de défendre les droits des églises et des abbayes. 2. - Sorte de hache à deux tranchants. 3. - Sergent (latin, servientem) signifie primitivement serviteur. 4. - La répression fut immédiate et très sanglante; et par l'épouvante des supplices « la cumune remest a tant », dit le vieil historien : la commune en resta là].
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