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(La geste de Guillaume) |
La Geste de Garin de Monglane ou de Guillaume au Court-Nez est un cycle de chansons de geste regroupant au total vingt-quatre chansons qui s'ordonnent, selon l'ordre généalogique, autour des noms de Garin de Monglane (ou Montglane), d'Hernaut de Baulande, son fils, d'Aymeri de Narbonne, son petit-fils, et de Guillaume d'Orange ou Guillaume au Cort-Nez, son arrière-petit-fils. Les vingt-quatre chansons du cycle
Contenue dans des manuscrits qui, tous sauf un, sont des manuscrits « cycliques », la geste se développe comme une vaste histoire dont toutes les parties sont solidaires les unes des autres. Les légendes qu'elles mettent en oeuvre se laissent pour la plupart localiser en des sanctuaires qui, de Saint-Julien de Brioude à I'église de Martres-Tolosane (Vivien), marquaient des étapes sur l'une des principales routes du pèlerinage de Compostelle, la Via Tolosana. Toutes ces chansons enfin procèdent d'une même idée qui circule de l'une à l'autre. Aux temps anciens, un petit seigneur, sans terre, Garin, s'était taillé un fief en s'emparant du château sarrasin de Monglane; puis, ayant élevé ses quatre fils : Girard, Hernaut, Milon, Renier, il les avait chassés de chez lui pour les animer à conquérir, eux aussi, leurs fiefs sur l'ennemi. Page d'un manuscrit du Departement des Enfants d'Aimeri. De même, Aymeri, fils d'Hernaut, a conquis à son tour le fief de Narbonne, puis a chassé ses sept fils : Guillaume, Bernard, Bovon (Beuve), Hernaut, Garin, Guibert, Aïmer, lesquels, selon l'usage héréditaire, se taillent à leur tour chacun leur fief par l'épée : les fiefs d'Orange, de Brusban, de Commarcis (ou Comarchis), de Gérone, d'Anseüne, d'Andrenas (ou Andernas), à l'exception toutefois d'Aïmer, qui ne joint à son nom celui d'aucune cité, parce qu'il a juré de ne jamais coucher sous un toit tant que les Sarrasins occuperont la terre chrétienne. La destinée de tous ces héros est, comme celle de Charlemagne et de ses pairs, de lutter contre les païens; toutefois, il s'agit pour eux, non seulement d'exalter la chrétienté, mais de se faire leur place au soleil; et s'ils sont, comme les Roland et les Olivier, les champions de Dieu, ils portent cependant en leur coeur un nouveau principe d'honneur : le souci de la tradition familiale. Donnée moins grande que celle de la geste du Roi (Les Chansons de geste), mais qui n'a pas abouti à des effets moins beaux et qui n'a pas atteint, malgré des brutalités, à une moindre pureté héroïque. Les caractères de tous les personnages qu'on rencontre ici se ressemblent étrangement, tous faits de hardiesse, de brusquerie, de sincérité farouche, de droiture; mais cette absence de variété, qui, dans la geste du Roi, a nui à plusieurs chansons, s'est chargée, dans la geste de Garin de Monglane, d'une signification hautement poétique : c'est un air de famille, par lequel s'exprime l'immuable vertu héritée des ancêtres. Une fois posée l'idée du « lignage », dont la voix dicte à tous ses enfants la même loi, les trouvères la développent et la nuancent sans fin. Les épisodes se pressent, imaginés avec fertilité, et d'un relief énergique. Il arrive qu'ils se répètent en plusieurs chansons; mais souvent le retour du même thème, d'ailleurs ingénieusement renouvelé, est par lui-même un élément de beauté; ainsi dans les scènes qui mettent le lignage aux prises avec le roi de France : la capture de Charlemagne par les fils de Garin dans la forêt de Vienne (Girard de Viane), I'octroi du fief de Narbonne à Aymeri (Aymeri de Narbonne), l'arrivée des fils d'Aymeri à la cour de Charles (les Narbonnais), le couronnement de l'enfant Louis par Guillaume (le Couronnement de Louis), les reproches de Guillaume au roi ingrat (le Charroi de Nîmes, Aliscans). Entre tous les membres du lignage brille Guillaume d'Orange, Guillaume « au courb nez-», dont on a fait Guillaume « au Court-Nez », dont le prototype historique fut un personnage du VIIIe siècle, ce Guillaume que Charlemagne nomma comte de Toulouse en 790. A ce titre, il soutint de longues guerres contre les Gascons, qui prétendaient conserver leur indépendance, contre les Sarrasins non loin de Narbonne en 793, puis en Catalogne en 803. Enfin, il devint moine, vers l'an 804, dans une abbaye du diocèse de Lodève, Aniane. A une dizaine de kilomètres de là, il avait, paraît-il, édifié et doté richement une autre maison religieuse, Gellone. Il y mourut quelques années plus tard sous la robe bénédictine, et y fut enseveli. On a conservé, grâce aux moines d'Aniane et de Gellone, l'acte, dicté par lui-même en décembre 804, par lequel il dispose de ses biens en leur faveur, pour son propre salut et pour le salut de ses proches, au nombre desquels il mentionne sa femme, Witburgis. En cette Witburgis, chacun reconnaît la Guibour (ou Guibourc) des chansons de geste. Mais le nom de cette femme, comme il est naturel, ne se rencontre dans aucune chronique des temps carolingiens. Seuls les moines d'Aniane et de Gellone le conservaient dans leurs archives : c'est donc eux, nécessairement, qui ont renseigné sur elle, plusieurs siècles après sa mort, les poètes.
La chanson de GuillaumeD'un certain nombre des 24 chansons que l'on range dans le cycle de Garin de Montglane, on peut dire plus particulièrement que ce sont les chants d'un même poème. Ces chansons, qui ont entre elles un lien plus étroit sont signalées en gras dans le tableau ci-dessous. On peut y joindre Le Covenant Vivien (réuni à la Bataille d'Aliscans), Foulque de Candie, dont l'importance cyclique a été considérable, Guibert d'Andrenas, Rénier de Gennes et, en tête de cette série Garin de Montglane, qui est comme un point de départ obligé, Girart de Viane et Aimeri de Narbonne. Au total cela forme dix-huit branches (soit les trois quarts du cycle), dont la réunion forme une grand poème d'une simplicité fruste, mais puissante, d'environ 420.000 vers, intitulé la Chanson de Guillaume.Les dix-huit branches de la Chanson de Guillaume
La Chanson de Guillaume ou de Guillaume au Court Nez raconte les exploits d'Aimeri de Narbonne, de ses enfants et petits-enfants. Cette chanson prend le nom du plus célèbre des enfants d'Aimeri, Guillaume au court nez, autrement dit Guillaume d'Orange, Guillaume Fierebrace, Saint-Guillaume de Gellone. Ce Guillaume, comme on l'a dit plus haut, n'est pas un personnage imaginaire. Les traditions les plus anciennes, relatives aux luttes des Chrétiens contre les Sarrasins, paraissent avoir été recueillies d'abord à Gellone et s'être répandues, de là, par l'intermédiaire des pèlerins; ce sont elles que reflètent quelques-uns des plus beaux morceaux épiques du cycle : le Charroi de Nîmes, la Prise d'Orange, le Couronnement de Louis (ou de Looys), le Moniage Guillaume. Bientôt, à ces légendes vinrent s'en mêler d'autres, d'origine arlésienne, qui célébraient un héros nommé Vivien, qu'on rattacha au cycle précédent en faisant de lui un neveu de Guillaume. Enfin, dans une troisième période (XIIIe s.), on chanta la jeunesse de Guillaume (Enfances Guillaume), ses ascendants (Aymeri de Narbonne, Garin de Montglane) ou ses neveux (les Narbonnais, Girartde Vieane, Guibert d'Andrenas, Rainouart, etc.) dans une série de poèmes dont les éléments sont fournis par des lieux communs, mais qui offrent encore, çà et là, quelques belles scènes. L'appellation de cycle des Narbonnais a aussi été appliquée aux oeuvres suivantes : Girart de Vienne et Aymeri de Narbonne (par Bertrand de Bar-sur-Aube); Le Département des enfants d'Aimeri et le Siège de Narbonne (formant ensemble les Narbonnais dans le sens le plus restreint); Guibert d'Andrenas; La Mort d'Aymeri. Ces textes racontent l'histoire de Girart, père d'Aimeri, les exploits de jeunesse de celui-ci, la façon dont il conquit Narbonne; comment, assiégé dans cette ville par les Sarrasins, il fut délivré par ses fils, et le début de la carrière de quelques-uns de ceux-ci. Ce sont des poèmes dont le fond traditionnel est très pauvre, et qui se recommandent par des qualités de forme assez rares dans les chansons de geste. C'est des deux premières que Victor Hugo a tiré le sujet du Mariage de Roland et d'Aymerillot. L'église romane de Saint-Honorat-des-Aliscamps, près d'Arles. Elle a été bâtie sur l'emplacement prétendu de la légendaire bataille d'Aliscans. Le sujet de la Chanson de Guillaume. « Mandum, seignurs, Willame le marchis [= le marquis];Mais Guillaume est au loin, il ignore le péril des siens. Vivien combat seul, avec une petite troupe de vaillants : naguère, au jour où il a été armé chevalier devant Guillaume et le lignage assemblé des Narbonnais, il a fait le serment de ne jamais fuir de la longueur d'un arpent devant l'ennemi. Il fait donc avec ses compagnons de belles chevaleries mais le nombre les accable. Alors, quand leurs forces déclinent, il dépêche vers son père d'adoption son cousin, « l'enfant » Girart, qui a tant peiné déjà dans la bataille. Le jeune messager va, épuisé, à demi mort de faim et de soif. Il chevauche vers le château lointain de Guillaume. Son cheval crève sous lui. Il va toujours. Dunc li comencent ses armes a peser,Il n'a gardé que son épée sanglante et marche, s'appuyant sur elle comme sur un bâton. Il arrive enfin et fait son message : « Hâtez-vous, sire Guillaume! » Guillaume rassemble en hâte trente mille hommes et les entraîne vers Larchamp. ll y parvient trop tard : Vivien meurt entre ses bras. Et que peut-il lui-même contre tant d'ennemis? Toute sa belle armée succombe. Sa femme Guibourc lui avait confié un sien neveu, un tout jeune homme, Guichard, autrefois païen comme elle et comma elle converti. L'enfant a été tué; en mourant, il a renié Dieu : et c'est avec le corps du petit renégat, qu'il porte sur son arçon, que Guillaume revient à son château. En son absence, Guibourc, la vaillante, pressentant la défaite, a levé une autre armée : car elle est l'animatrice qui souvent a excité les Narbonnais à bien faire. Il repart, emmenant cette fois avec lui un jeune frère de Vivien, Guiot. Un nouveau désastre l'attend. Tous les siens maintenant sont morts, et Vivien, et Bertrand, et Guiot, et Gautier, et Guielin, et Renier; et, quand il reparaît seul, en vaincu, presque en fuyard, déguisé sous des armes sarrasines, à la porte de sa cité d'Orange, Guibour refuse de lui ouvrir : « Tu mens, tu n'es pas Guillaume, car, quand mon seigneur Guillaume revient de bataille, des barons joyeux l'environnent et des jongleurs viellent devant lui! »Elle cède enfin, lève la herse, et prosternée à ses pieds : « Sire, dist ele, qu'as tu fait de ta gent? »Il lui dit la lutte inégale, le désastre, et tous deux, pleins de douleur, en silence, montent vers la grande salle du palais, où les tables sont dressées, comme naguère, pour de nombreux convives, et qui désormais restera déserte : « O bonne salle », s'écrie Guillaume, « O bone sale, cum estes lungue et lee [= large]!Il pleure, et maintenant que tout est consommé : « Je m'enfuirai, dit-il, dans un désert où nul ne me retrouvera; je me ferai ermite, et toi, Guibour, prends le voile en quelque couvent. - Sire, répondelle, oui, nous le ferons un jour, quand d'abord nous aurons achevé dans le siècle notre tâche : « Sire, dist ele, ço ferum nus assez.Elle le réconforte : il faut qu'il aille à Laon réclamer le secours du roi de France. Il part, nouvelle épreuve. Humble est son équipage, et si chétif son écuyer, un enfant, qu'il doit se charger lui-même de ses armes et qu'il ne les lui donne à porter qu'à la traversée des villes, pour faire figure honorable. A Laon, en voyant sa pauvre mine, les jeunes chevaliers de la cour, jadis accoutumés à recevoir de ses mains l'or d'Espagne, lui tournent le dos; et le roi accueille mal la demande du vaincu. Cependant, devant tant d'ingratitude, Guillaume s'indigne, il laisse déborder sa colère et obtient une armée de vingt mille chevaliers. Pour la troisième fois il revient à l'ennemi, et dans une décisive bataille, les Sarrasins sont enfin taillés en pièce. Ainsi s'achève sur une victoire la douloureuse épopée, belle comme une passion de martyrs. La Chanson de Guillaume n'a pas la perfection littéraire de la Chanson de Roland; elle n'en a pas la noblesse égale et soutenue. Le style est dépourvu d'art; le récit est brusque, abrupt même, au point que la suite des faits n'y est pas toujours facile à saisir; parfois des scènes se répètent; on note aussi des invraisemblances trop fortes, un mélange inattendu du tragique et du comique. Pourtant, l'idée profonde du poème, ces coups redoublés du destin qui martèlent les coeurs indomptables de Vivien, de Guibourc, de Guillaume, se traduisent en des scènes d'une grande force pathétique; et même dans celles de ces scènes qui traitent des thèmes moins sublimes, les reproches véhéments de Guillaume au roi ingrat ou les exploits étranges du géant Rainouart, on admire la puissance du souffle héroïque et cette fougue qui anime la Geste. (J. Bédier et P. Hazard). |
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