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Villehardouin

Geoffroi (ou Geoffroy) de Villehardouin  est un historien et homme d'Etat français, né probablement au château de Villehardouin (Aube) entre 1150 et 1164, mort en Thrace vers 1212. Maréchal de Champagne en 1191, il se croisa avec tant d'autres barons champenois et français au fameux tournoi d'Ecry (28 novembre 1199); il fut aussitôt chargé par son suzerain, le comte de Champagne, de concert avec cinq autres ambassadeurs (dont l'un était Conon de Béthune), d'aller négocier avec les Vénitiens le transport des croisés en Palestine; ce fut lui qui fut chargé de haranguer le peuple du haut de la chaire de Saint-Marc pour obtenir de lui la ratification de la convention conclue avec le doge. 

On sait que la quatrième croisade, partie de Venise pour la Palestine, dévia de sa première destination. Les croisés écoutèrent les propositions d'Alexis, fils d'Isaac l'aveugle, empereur détrôné de Constantinople. Alexis leur promit des secours en hommes et en argent, s'ils voulaient bien faire pour lui la conquête de la ville. Et on sait aussi  comment la plus grande partie de l'armée (l'autre s'étant rendue directement en Palestine) alla assiéger d'abord Zara, puis Constantinople, comment enfin fut fondé cet empire français d'Orient qui devait avoir une durée si éphémère. Dans tous ces événements, Villehardouin joua un rôle fort actif et souvent même prépondérant; c'est surtout celui de négociateur et d'orateur qui paraît lui avoir été dévolu, et son sang-froid, son énergie tenace et son talent de parole justifiaient amplement ce choix. 

C'est lui qui, à Pavie, réussit à entraîner vers Venise une partie des barons décidés à rompre la convention conclue avec le doge, lui qui, en 1204, négocia entre l'empereur Baudouin et Boniface de Montferrat une réconciliation qui importait au plus haut point au salut de l'armée. Il reçut, à titre de récompense, la ville de Messinople; mais il ne devait pas jouir longtemps de son nouveau fief. Il fit partie de l'expédition dirigée contre les Bulgares, et, après le désastre du 14 avril 1205, c'est lui qui organisa la retraite et ramena à Constantinople les débris de l'armée. Il est encore cité dans une lettre d'Innocent III en 1212, mais il était certainement mort en 1213, car à cette date son fils Erart prend le titre de seigneur de Villehardouin.
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Les Croisés en vue de Constantinople

[Villehardouin peint l'admiration et la surprise de ses compagnons d'armes, quand ils arrivent en vue de Constantinople.]

« Alors ils quittèrent le port d'Avie [= Abydos] tous ensemble. Vous auriez pu voir le bras de saint Georges [ = les Dardanelles] tout fleuri à contremont de navires, de galères et d'huissiers [ = navire avec des portes (huis) lattérales pour transporter les chevaux], et c'était très grande merveille que ce beau spectacle à regarder. Et ainsi ils remontèrent le bras de saint Georges, jusqu'à ce qu'ils arrivèrent la veille de la saint Jean-Baptiste. en juin, à Saint-Etienne [= l'abbaye de san Stefano], abbaye qui était à trois lieues de Constantinople. Alors virent à plein Constantinople ceux qui étaient sur les navires, les galères
et les huissiers; et ils prirent port et ancrèrent leurs vaisseaux.

Or vous pouvez savoir qu'ils regardèrent beaucoup Constantinople ceux qui ne l'avaient jamais vue; ils ne pouvaient croire qu'une si riche ville pût exister dans tout le monde, quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours dont elle était close tout à l'entour à la ronde, et ces riches palais et ces hautes églises, dont il y avait tant que personne ne l'eût pu croire s'il ne l'eût vu de ses yeux, et la longueur et la largeur de la ville qui sur toutes les autres était souveraine. Et sachez qu'il n'y eut homme si hardi à qui la chair ne frémît; et ce ne fut pas merveille; car jamais si grande affaire ne fut entreprise par aucune nation, depuis que le monde fut créé. » (Villehardouin, § 127-128).

Sa chronique, qu'il dut composer, ou, plus exactement, dicter en Orient, dans un de ses rares moments de loisir, embrasse les années 1199-1207, et se borne rigoureusement au récit des événements de la croisade. Elle paraît avoir été écrite pour justifier, aux yeux de l'opinion, la direction que l'expédition avait prise, et dont Villehardouin était lui-même en grande partie responsable. Aussi n'est-il pas de tout point impartial : il est très sévère pour ceux des barons qui, plus soucieux que lui de leur voeu, eussent voulu cingler directement vers Jérusalem; et il leur prodigue l'accusation gratuite de vouloir «-depecier l'ost » (disperser l'armée). Mais si son récit a un caractère tendancieux et apologétique très marqué, il est d'une exactitude matérielle incontestable; ses qualités de brièveté, d'énergique concision font, d'autre part, de ce premier monument d'historiographie l'une des oeuvres les plus remarquables de toute la littérature de langue française

Son récit est simple, précis, un peu sec la langue en est ferme et sonne comme celle d'une chanson de geste. Les passages les plus remarquables sont : l'assemblée tenue à Venise, dans l'église Saint-Marc : le doge Henri Dandolo, quoique aveugle, « prend la croix » au milieu de l'enthousiame général (ch. 25-32);  l'arrivée de la flotte devant Constantinople (ch. 121-128); - le premier et le second siège de la ville (ch. 194-232); - la retraite d'Andrinople après la victoire des Bulgares sur les croisés (ch. 354-376).

La chronique de Villehardouin, longtemps oubliée, a été remise au jour pour la première fois par Blaise de Vigenère (Paris, 1585; Lyon, 1601). (A. Jeanroy).
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Second assaut de Constantinople

[Alexis, remis sur le trône, refusa de tenir ses promesses. Un nouvel usurpateur, Murzuphle, s'empara du pouvoir et étrangla Alexis. Les croisés firent une seconde fois le siège de Constantinople et s'y installèrent.]

« L'empereur Murzuphe s'était venu loger devant les assaillants sur une place, avec toutes ses fonces, et avait tendu ses tentes vermeilles. Ainsi dura cette situation jusqu'au lundi matin; et alors s'armèrent ceux des nefs, des huissiers, et ceux des galères. Et ceux de la ville les redoutèrent plus qu'ils n'avaient fait précédemment. Alors les nôtres furent très étonnés, de voir que sur les murs et sur les tours n'apparaissaient rien que gens. Et alors commença l'assaut, rude et merveilleux. Et chaque vaisseau attaquait droit élevant lui. Les cris de la lutte furent si grands, qu'il sembla que la terre s'abimât.

Ainsi dura l'assaut longuement, jusqu'à ce que Notre-Seigneur fit lever un vent qu'on appelle Borée. Et ce vent poussa les vaisseaux sur la rive plus près qu'ils n'étaient auparavant. Et deux nefs qui étaient liées ensemble, dont l'une avait nom la Pèlerine, et l'autre le Paradis, s'approchèrent tant d'une tour, l'une d'un côté, l'autre de l'autre (comme Dieu et le vent les mena) que l'échelle de la Pèlerine joignit la tour; et aussitôt, un Vénitien et un chevalier de France, qui avait nom André d'Urboise, entrèrent dans la tour, et d'autres gens commencent à entrer après eux, et ceux de la tour lâchent pied et s'enfuient.

Quand les chevaliers qui étaient sur les huissiers virent cela, ils s'élancent à terre, et dressent leurs échelles au pied du mur et montent contre le mur de force. Et ils conquirent bien quatre des tours : et ils commencent à sauter des nefs et des huissiers, à qui mieux mieux, et ils enfoncent bien trois des portes et entrent dedans, et commencent à retirer les chevaux des huissiers, et les chevaliers commencent à monter. Et ils chevauchent droit au logeaient de l'empereur Murzuphle. Et celui-ci avait ses bataillons rangés devant ses tentes. Et lorsqu'ils virent venir les chevaliers à cheval, ils s'enfuirent. Et l'empereur s'en alla, fuyant par les rues vers le château de Boucoléon.

Alors vous eussiez vu abattre les Grecs, et prendre chevaux et palefrois, mulets et mules, et autre butin. Là il y eut tant de morts et de blessés qu'il n'y en était ni fin ni mesure. Une grande partie des hauts hommes seigneurs de Grèce se retirèrent vers la porte de Blaquerne. Et le soir était déjà bas. Et ceux de l'armée furent lassés de la bataille et de la tuerie, et ils commencent à se réunir sur une grande place qui était dans Constantinople. Et ils résolurent de se loger près des murs et des tours qu'ils avaient conquis; car ils ne croyaient pas qu'ils puissent vaincre la ville en un mois, avec les églises fortifiées, les palais fortifiés et le peuple qui était dedans. Comme il avait été dit, ainsi fut fait.

Ainsi ils se logèrent devant les murs et devant les tours près de leurs vaisseaux. Le comte Beaudoin de Flandre et de Hainaut se logea dans les tentes vermeilles de l'empereur Murzuphle, que celui-ci avait laissées tendues, et Henri, son frère, devant le palais de Blaquerne; Boniface, le marquis de Montferrat lui et ses gens, dans l'intérieur de la ville. Ainsi se logea l'armée, comme vous l'avez entendu, et Constantinople fut prise le lundi de Pâques fleuries [ = dimanche des Rameaux, soit le 12 avril 1204]. » (Villehardouin, § 241-244).



En librairie - Geoffroy de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, Flammarion, 2004.
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