|
Les
jongleurs du Moyen âge.
Nous n'envisageons
d'abord l'appellation de jongleur que comme un terme de l'histoire
littéraire du Moyen âge:
en ce sens il est surtout usité du XIe
au XIIIe siècle. Le jongleur est
essentiellement ambulant, et par là il se distingue du ménestrel,
attaché à un seigneur ou à une communauté;
mais peu à peu le mot ménestrel (plus récemment ménestrier,
ménétrier)
prend le pas sur celui de jongleur, et c'est sous ce nom qu'il convient
de retracer les destinées des jongleurs depuis le XIVe
siècle.
Le répertoire
du jongleur est des plus variés : chansons
de geste, chansons d'amour, chansons de piété, il doit
tout savoir pour satisfaire les goûts de ses auditoires sans cesse
renouvelés. On s'est demandé s'il n'y avait pas des jongleurs
spéciaux pour les chansons de geste et l'on s'est appuyé,
pour rendre vraisemblable cette opinion, sur la distinction établie
par d'anciens pénitentiels entre les jongleurs que l'Eglise
condamnait et ceux qu'elle tolérait.
Il
y a, dit Thomas de Cabham à la fin du XIIIe siècle, des jongleurs
qui chantent les vies des saints et les gestes des princes [...] Ceux-là
on peut les tolérer, et c'était l'avis du pape Alexandre.
Il est évident
que chaque jongleur était maître d'organiser son répertoire
comme il l'entendait, et de cultiver telle ou telle spécialité;
mais c'était une question de goût personnel qui ne correspondait
pas à une distinction sociale de classe. Quoi qu'il chantât,
le jongleur s'accompagnait ordinairement de la vielle, instrument très
différent de la vielle actuelle et qui se rapproche beaucoup du
violon.
Le jongleur chante ordinairement l'oeuvre d'un autre, du trouvère
ou du troubadour : il sert d'intermédiaire entre l'auteur et le
public et fait l'office de notre éditeur moderne, mais rien ne l'empêche
d'être auteur à son tour et d'exploiter son propre fonds,
s'il a de quoi. Raimbert de Paris, l'auteur de la belle chanson
de geste d'Ogier le Danois,
déclare qu'il est jongleur; c'est à un jongleur aussi, du
nom d'Ambroise, que nous devons l'histoire en vers de la troisième
croisade.
C'est surtout dans
le midi de la France
que les relations entre troubadours et joglars sont très étroites.
Ordinairement le troubadour a son joglar attitré dont il insère
souvent le nom dans l'envoi de ses chansons
: Bertrand de Born a son Papiol, Guirand de Calanson
son Fadet. Nous possédons plusieurs pièces où les
troubadours font la leçon à leurs jongleurs en le prenant
assez haut vis-à-vis d'eux; mais c'est de la parade pour la galerie,
rien de plus. Le plus souvent le joglar est un apprenti troubadour, et
plusieurs troubadours célèbres ont commencé par être
joglars : citons notamment Pistoleta, Aimeric de Sarlat, Peirol,
Guillem Ademar, Gaucelm Faidit, etc. Chose curieuse : pendant que la joglaria
s'anoblissait ainsi dans ce qu'on peut appeler les cercles lettrés
du temps, le mot de joglar continuait, comme jongleur dans le Nord, à
être appliqué indistinctement par la foule à tous les
faiseurs de tours. Nous possédons une curieuse supplique envers
adressée en 1274 au roi de Castille
par Guiraud Riquier (de Narbonne)
au nom des joglars, où est vivement déplorée cette
compromettante promiscuité; Riquier supplie le roi de donner un
nom aux vrais joglars, pour les tirer de cette fâcheuse situation.
Les jongleurs du Nord de la France auraient pu formuler les mêmes
plaintes; c'est là sans doute la vraie raison pour laquelle ménestrel
s'est peu à peu substitué à jongleur.
Les jongleurs
modernes.
On donne aujourd'hui
le nom de jongleur à un artiste qui rattrape adroitement des objets
jetés en l'air; il est forcément équilibriste.
Ils arrivent à des résultats remarquables : par exemple tout
en maintenant sur le nez ou sur le menton un véritable édifice
formé d'objets les plus disparates, règles de bois, boules,
cylindres, éventails, plusieurs d'entre eux arrivent à jongler
avec des éventails et des couteaux. D'autres jonglent à deux,
l'un se tenant sur le dos, les pieds en l'air, le second debout, accroché
aux jambes du premier et dans cette position se renvoient de l'un à
l'autre et au-dessus d'eux des boules, des bâtons, etc. C'est un
véritable morceau à quatre mains, hérissé de
difficultés d'équilibre, joué par deux virtuoses de
la jonglerie. Certains jongleurs font tenir en équilibre sur leur
menton une sorte de perchoir à plusieurs branches en éventail
sur lequel une cigogne apprivoisée se promène, dérangeant
ainsi continuellement la stabilité pendant qu'eux jonglent en même
temps. Nous avons dit que tout jongleur est forcément équilibriste.
Beaucoup de jongleurs sont aussi acrobates
: tout le monde a vu dans les cirques l'exercice
dit du bambou, dans lequel l'opérateur se tenant avec les jambes
et les pieds sur un bambou (ou, du moins une perche) pendu verticalement
à une grande hauteur, jongle des deux mains avec des objets divers
et se laisse glisser d'un seul coup du haut en bas de la perche longue
de 4 à 5 m, s'arrêtant juste au bout par une puissante contraction
des jambes et des orteils. Tous ces exercices dénotent une grande
habileté.
Disons maintenant
quelques mots du métier lui-même. Le jongleur doit chercher
la difficulté et la vaincre. C'est pour cela qu'il entremêle
aux objets ronds, comme des boules, des objets longs qui peuvent heurter
les premiers, des objets qui doivent être saisis par une extrémité
désignée, comme des poignards, des objets fragiles, comme
des assiettes, des verres ou des bouteilles ou même des lampes allumées
ou des torches enflammées; c'est aussi pour cela que non seulement
il arrive à jeter derrière lui les objets et les reprendre
par devant ou inversement, mais encore qu'il cherche à faire courir
ces mêmes objets le long de ses bras, autour de son cou, etc. Une
des grandes difficultés de l'art du jongleur est d'entremêler
les objets lourds et légers, de jongler par exemple avec un petit
boulet de canon et une houlette de papier un encore avec un chapeau et
une cigarette.
Tous ces résultats
sont l'oeuvre d'un travail constant et suivi sans relâche. Ceux qui
voudront s'en rendre compte n'auront qu'à faire quelques essais
préliminaires. Presque tout le monde étant enfant s'est amusé
à jongler des deux mains avec deux oranges. Qu'on en prenne seulement
trois, on bien encore qu'on essaye avec une seule main, on verra que la
réussite est bien plus difficile à obtenir. Maintenant si
au lieu d'oranges on emploie des objets de poids différents tels
qu'une orange et un journal chiffonné ou si, au lieu d'objets ronds,
on se sert d'une assiette et d'un objet long qui doit être rattrapé
par un bout fixé, on verra quelle sûreté de main il
faut avoir et qu'il semble presque impossible d'arriver jamais à
réussir.
L'élève
jongleur fait tous ces exercices préliminaires pendant des mois
entiers et plusieurs heures par jour avec deux boules, trois boules, en
employant d'abord les deux mains, puis une seule. Il passe ensuite aux
objets longs tels que deux morceaux de bois, ensuite aux objets ayant un
poids plus lourd à l'une des extrémités et c'est seulement
lorsqu'il est absolument maître de tous ces préliminaires
qu'il entremêle les objets de forme et de poids différents.
Il doit ensuite augmenter le nombre des objets et arriver au moins à
huit. L'étude des objets fragiles vient seulement après et
naturellement est commencée avec des formes en bois représentant
l'objet lui-même, car sans cela les fabriques de verrerie et de porcelaine
ne sufliraient pas à remplacer la « casse ».
L'art du jongleur,
parmi tous ceux qui dépendent exclusivement de l'adresse et de l'agilité
des doigts, est celui qui exige le plus de pratique et d'exercices suivis
sans interruption. Pour ne rien omettre, il nous faut ajouter que certains
exercices sont aidés par les lois de l'équilibre : ainsi
la rotation d'une assiette ou d'un saladier fait tenir la canne qui sert
de support; une plume de paon tient facilement en équilibre sur
le nez si on a soin de marcher du côté où elle penche
et de la redresser ainsi par la résistance de l'air; un cornet de
papier qu'on enflamme par son ouverture tient assez facilement sur sa pointe;
une pile de briques en bois reste intacte par la force d'inertie si on
chasse violemment de la pile l'une de ces briques. Malgré ces petits
moyens qui peuvent aider l'artiste, il n'en est pas moins établi
que le jongleur présente le résultat d'un travail véritablement
sérieux et digne d'attirer l'attention. (Ant. T. /Alber). |