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Aliscans
est une chanson de geste qui fait partie de
la chanson de Guillaume-au-court-nez.
Le comte Guillaume livre aux Sarrasins
une sanglante bataille dans la plaine d'Aliscans.
L'Aliscans paraît devoir être identifié avec «
les Aliscans », nom actuel d'une promenade de la ville d'Arles, sur
l'emplacement d'un cimetière où avaient été
enterrés des chrétiens tués en 730 dans un combat
contre les Sarrasins. Ce cimetière était encore au XIIIe
siècle l'objet d'un pèlerinage. On a voulu voir dans le nom
d'Aliscans une évolution du latin Elysios campos (Champs-Elyséens),
mais cette étymologie n'est pas assurée.
Vivien, le neveu de Guillaume, qui combat
sur un autre point du champ de bataille, a reçu des coups terribles
qui lui ont ouvert le ventre; mais il a pris ses entrailles à deux
mains, les a remises en place, et, détachant le gonfanon de sa lance,
il a bandé son horrible blessure, et il continue la lutte. Il rencontre
alors un nouveau corps d'armée, composé de païens monstrueux,
dont la vue lui cause un moment d'effroi : il tourne bride et prend la
fuite, mais il se souvient, presque aussitôt qu'il a fait voeu de
ne jamais fuir la longueur d'une lance; honteux de sa faiblesse, il se
promet de la faire payer cher aux païens, et retourne intrépidement
au combat. Il fait des prodiges de valeur; mais un dernier coup lui perce
la poitrine, et le renverse à terre évanoui. Lorsqu'il revient
à lui, il monte péniblement sur un cheval qui errait sans
cavalier, et se dirige vers une fontaine abritée par un arbre :
c'est là qu'il s'arrête pour mourir.
Cependant la bataille a été
désastreuse pour Guillaume ; il reste bientôt seul contre
toute l'armée païenne, à travers laquelle il essaie
de se frayer un passage vers Grange. A un moment où les ennemis
l'ont perdu de vue, au milieu de la poussière soulevée par
un coup de vent, il arrive près de l'endroit où s'est arrêté
Vivien, et il reconnaît son neveu couché à terre. De
temps à autre Vivien se frappait la poitrine en disant son mea culpa.
Mais Guillaume le croit mort et se désole de sa perte, se pâmant
de douleur à deux reprises. Cependant, comme il s'approche de lui
pour l'embrasser, il sent battre son coeur, et bientôt Vivien soulève
un peu la tête.
«
Beau neveu, dit Guillaume, vis-tu? De grâce, réponds-moi.
- Oui, mon oncle,
mais j'ai bien peu de vie. »
Guillaume lui propose alors de lui donner
du pain « que le prêtre consacre sui l'autel ». Il en
porte sur lui dans son aumônière. Vivien accepte avec joie,
se confesse à son oncle, et reçoit le pain consacré.
Puis il rend l'âme, en priant Guillaume de saluer pour lui sa tante
Guibourc. Guillaume couche son neveu entre deux boucliers, mais, au moment
de l'abandonner, il s'évanouit de nouveau. Quand il revient à
lui, il se reproche d'avoir pu songer à laisser ainsi le corps de
Vivien sur le champ de bataille. Il le relève et le place à
grand peine sur son cheval, à côté de lui. Puis il
prend le chemin d'Orange; mais il rencontre les Sarrasins, livre de nouveaux
combats, et est obligé d'abandonner le corps de Vivien.
Il arrive enfin sous les murs d'Orange,
revêtu d'une armure, dont il a dépouillé un Sarrasin,
et qui lui a permis de passer plus facilement à travers les rangs
ennemis. Ses serviteurs ne le reconnaissent pas sous cette armure, ils
craignent une trahison, et Guibourc elle-même ne consent à
lui faire ouvrir la porte que lorsqu'il a levé son heaume. Mais
à ce moment passe une troupe de Sarrasins qui conduisent en les
maltraitant deux cents prisonniers chrétiens. Guibourc entend leurs
cris, et, s'adressant au comte :
«
Voilà bien la preuve que tu n'es pas Guillaume! Jamais il n'eût
laissé les païens emmener ainsi nos gens! »
A ces paroles, Guillaume relace son heaume,
et se précipite sur les Sarrasins, qu'il taille en pièces.
Guibourc, convaincue, fond en larmes :
«
Venez, beau sire, lui crie-t-elle, vous pouvez entrer maintenant. »
-
Guillaume
et Guibourc
[Guillaume
a vu voit périr autour de lui ses meilleurs chevaliers; resté
seul, pour échapper aux ennemis, il se déguise en Sarrasin
et fuit vers les remparts d'Orange. Mais là, sa femme, Guibourc
(ou Guibor), refuse de lui ouvrir les portes, et le renvoie au combat.
- Nous donnons la traduction littérale de ce passage, un des plus
originaux de la vieille littérature française.]
« Guillaume
vient à la porte; il appela le portier; à haute voix il commença
à crier : « Ouvre la porte, laisse le pont glisser; hâte-toi,
frère, beaucoup en ai grand besoin. » Quand le portier l'entendit,
ainsi presser, sur la tourelle il est allé s'appuyer; il ne reconnut
pas son coursier couleur de fer ni l'enseigne qu'il vit flotter, ni le
vert heaume, ni l'écu à quartiers; il pensa qu'il fût
quelqu'un de la nation ennemie, qui les voulait trahir et tromper. Il dit
à Guillaume : « Or, tirez-vous arrière, si d'un seul
petit pas je vous vois approcher davantage, je vous donnerai tel coup sur
ce heaume vergé [ = émaillé], que du cheval je vous
ferai trébucher. Allez-vous-en, traître trompeur; Guillaume
doit revenir de l'Archant [ = la plaine d'Aliscans] pensez-vous maintenant
que nous soyons bergers [ = naïfs]? » Le comte dit : «
Ami ne t'émeus. Je suis Guillaume, le marquis au visage fier. Morts
sont mes hommes, je n'y ai nul remède; ils sont tués et hachés.
» Dit le portier : « Un instant attendez. » De la tourelle
il est très vite descendu, il vint à Guibourc, très
haut s'est écrié : « Noble comtesse, hâtez--vous,
là dehors est un chevalier armé. D'armes païennes son
corps est revêtu. Et il dit qu'il est Guillaume au court-nez ».
Guibourc l'entend, le sang lui est tourné. Elle descend du palais
seigneurial. Vient aux créneaux en haut sur les fossés, dit
à Guillaume : Vassal [ = Vaillant chevalier] que demandez-vous?
» Le comte répond : « Dame, ouvrez la porte promptement,
et descendez le pont ; car ceux-ci me poursuivent, Baudus et Desramés
[ = les deux chefs des Sarrasins vainqueurs aux Aliscans], et vingt-mille
Turcs à heaumes verts gemmés : si ceux-ci m'atteignent, je
suis livré à mort. Noble comtesse, pour Dieu, donc hâtez-vous.
» Et dit Guibourc : « Vassal, ici n'entrerez. Je suis toute
seule, je n'ai avec moi homme né, excepté ce portier, un
clerc ordonné, de petits enfants qui n'ont pas dix ans passés,
et de nos dames qui ont le coeur inquiet pour leurs maris; je ne sais où
ils sont allés eux qui allèrent avec Guillaume au court-nez
en Aliscans, contre les païens maudits. » Guillaume l'entend;
il s'est vers la terre incliné; de pitié il pleure, le marquis
au court-nez, l'eau lui court à filets sur le nez. Il rappelle Guibourc
quand il se fut en haut relevé. « C'est moi, dame, très
grand tort en avez; je suis bien surpris que vous m'ayez méconnu;
je suis Guillaume, désormais c'est à tort que vous le nierez.-»
Et Guibourc dit : « Païen, vous y mentez, votre chef sera désarmé
avant que je vous ouvre la porte. » « Franche comtesse, dit
Guillaume le baron, trop longuement. vous me faites tarder. Voyez des païens
raser toutes ces collines. - Vrai, dit Guibourc, j'entends bien à
votre parler que vous devez mal ressembler à Guillaume : jamais
pour païens je ne le vis s'effrayer. » Le comte l'entend, il
laisse aller la ventaille [partie supérieure du haubert ou cote
de maille qui s'attachit au menton] puis il leva haut le heaume gemmé
: « Dame, dit-il, maintenant vous pouvez regardes. : je suis Guillaume,
donc laissez-moi entrer. » Alors comme Guibourc se met à le
regarder, dans la plaine elle vit cent païens aller. Corsu d'Uraste
les fit détacher de l'armée : par eux il faisait présenter
à Desramé deux cents captifs qui tous sont bacheliers [ =
Bas chevaliers?, jeunes gens qui n'étaient pas encore chevaliers];
et trente dames au visage clair. De grandes chaînes il les avait
fait nouer; les païens les battent; Dieu puisse leur donner mal! Dame
Guibourc les a entendus crier et réclamer hautement le Seigneur
Dieu . Elle dit à Guillaume : « Maintenant je puis bien prouver
que tu n'es pas dom Guillaume le baron, le fier bras qu'on avait coutume
de tant louer; vous ne laisseriez pas les païens mener nos gens, ni
si honteusement les battre et dévorer. » - « Dieu, dit
le comte, comme elle me veut éprouver! je ne laisserai pas, pour
la tête à couper, que je n'aille devant elle maintenant jouter;
pour son amour je me dois bien peiner. » (Extrait de
la bataille d'Aliscans).
[Guillaume
retourne donc au combat, délivre les prisonniers et peut rentrer
dans Orange, où sa femme Guibourc, satisfaite de son courage, le
reçoit, panse ses blessures et lui conseille d'aller demander des
secours au roi Louis. ] |
A peine Guillaume est-il entré dans
Orange, que trente rois Sarrasins viennent camper sous les murs de la ville.
Il n'y a plus qu'un seul moyen de salut, c'est Guibourc qui l'indique à
Guillaume :
«
Il faut aller en France, à Saint-Denis, demander le secours du mari
de votre soeur, le roi Louis; votre père Aimeri, qui est à
la cour, viendra aussi à votre aide, avec vos frères et vos
autres parents. Quant à moi, je resterai à Orange avec les
dames qui sont ici en si grand nombre; nous revêtirons des hauberts
et nous défendrons la ville avec les chevaliers que vous avez délivrés.
»
Guillaume pari, après avoir juré
à Guibourc qu'il ne cesserait de penser à elle, et qu'il
n'aurait aucun soin de sa personne jusqu'à son retour. Il arrive
à Laon, où se tenait la cour de France; on se moque de la
pauvreté de sa mise. Il se nomme alors, et on va avertir l'empereur,
son beau-frère :
«
Qu'il aille au diable! répond Louis, il nous a déjà
donné tant de mal! Maudit soit qui se réjouit de son arrivée!
»
Le lendemain devait avoir lieu le couronnement
de la reine; Guillaume se rend dans la salle des fêtes, son épée
nue cachée sous son manteau. Méprisé de tous, il s'assied
dans un coin, et assiste à l'entrée des invités, au
nombre desquels sont Aimeri, son père, Ermengart, sa mère,
et quatre de ses frères. Tout à coup il se lève, s'avance
au milieu de la salle, et prononce à haute voix ces paroles :
«
Que Dieu sauve celle dont je suis né, et mon cher père, et
tous mes frères, et mes autres amis! Mais qu'il confonde ce mauvais
roi, et ma soeur, qui m'ont si honteusement accueilli. Si mon père
n'était assis près de ce roi, je lui fendrais la tête
de mon épée. »
A la vue de Guillaume, son père, sa
mère et ses frères sont remplis de joie, et vont l'embrasser
tendrement. Il leur raconte la défaite d'Aliscans. Puis, revenant
au roi et à la reine, il leur reproche hautement leur conduite à
son égard, et, sur un mot méprisant de sa soeur, il se dirige
vers elle, lui arrache la couronne de la tête, et l'aurait tuée
sans l'intervention d'Ermengart. Son courroux ne s'apaise que devant les
supplications de sa jeune nièce Alix, fille du roi. Louis, effrayé,
promet d'ailleurs de réunir cent mille hommes pour secourir Guillaume.
C'est alors qu'entre en scène un
nouveau personnage, qui va modifier le caractère de la chanson et
y introduire un élément comique. Renouart (ou Rainouart)
est un géant qui a été acheté par le roi Louis
à des marchands d'esclaves, entre les mains desquels il était
tombé par le maléfice d'un enchanteur. Il est fils du roi
Sarrasin Desrame, et frère de Guibourc. Mais nul ne connaît
son origine, qu'il cache soigneusement. Il est relégué dans
les cuisines, où il sert de risée à ses compagnons,
bien qu'il exerce parfois de terribles vengeances contre les mauvais plaisants.
Un jour, sous les yeux de Guillaume, il écrase contre un pilier
un écuyer qui l'avait bafoué et frappé. Émerveille
d'une telle force, Guillaume demande au roi Louis de lui céder Renouart,
et l'obtient.
Renouart, qui est converti sans être
encore baptisé, apprend qu'on va se battre contre les Sarrasins,
et sollicite l'honneur de se joindre aux combattants. Pour avoir une arme
de son goût, il va dans le jardin du roi, et y coupe un gros sapin
qui couvrirait cent chevaliers de son ombre; il le fait ébrancher,
ferrer à un bout, tailler à sept pans, et en forme ainsi
une énorme massue, un tinel, dont il fera merveille dans la bataille.
On ne l'appellera plus que Renouart au tinel. C'est un personnage à
la fois grotesque et héroïque. Sa gloutonnerie est herculéenne,
il mange un paon en deux bouchées. Il a une affection d'enfant pour
son tinel : il lui parle, et, quand il le retrouve après l'avoir
perdu, ce qui arrive souvent, il le couvre de baisers. Mais aussi, quels
formidables coups il en donne aux païens! A un moment, il vient de
délivrer des prisonniers chrétiens, auxquels il s'est chargé
de fournir des montures; il veut leur offrir les destriers des Sarrasins
qu'il tue, mais ses coups dépassent toujours le but, et, malgré
son application à mesurer son effort, il écrase régulièrement
le cheval avec le cavalier. Après vingt tentatives infructueuses,
il réussit cependant à réaliser sa promesse. Lui-même
a combattu jusqu'alors à pied; il veut à son tour enfourcher
un cheval, mais c'est son premier essai d'équitation, il monte à
rebours, et il est bientôt désarçonné. Vers
la fin de la bataille, Renouart, par un coup trop violent, brise son tinel
en deux morceaux; il se sert alors pour la première fois d'une épée,
et manifeste naïvement son admiration pour un instrument si pratique
:
«
Comme cette arme entre bien dans les païens! Je ne l'aurais jamais
cru, à la voir si petite! »
Tels sont les principaux épisodes héroï-comiques
de la seconde bataille d'Aliscans, qui fut la revanche de la première
: Guillaume, son père Aimeri, ses autres parents et ses amis, s'y
montrèrent tous pleins de vaillance; mais c'est à Renouart
qu'on dut la victoire.
Cette chanson, telle que nous la possédons,
a été probable ment composée vers le milieu du XIIe
siècle. La première bataille d'Aliscans (la défaite)
est certainement un souvenir de la bataille de Villedaigne sur l'Orbieux
(793), où le duc d'Aquitaine Guillaume ne put triompher des Sarrasins.
Quant à la revanche qui suit, l'auteur a pu s'inspirer, pour la
raconter, des diverses victoires remportées sur les Sarrasins par
les Français, avant ou après Villedaigne; les détails
de la lutte et les personnages mis en scène sont d'ailleurs de pure
imagination. Remarquons seulement que le nom du roi Sarrasin Desramé,
père de Renouart au tinel et de la femme de Guillaume, se rattache
au nom arabe bien connu « Abd er-Rhaman
», que l'on trouve dans la chanson de Mainet,
sous la forme « Braimant ».
G. Paris a suppsé
que l'auteur de la chanson d'Aliscans était un normand de Sicile,
nommé Jandeus de Brie. (L.
Clédat). |
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