Le début du Couronnement de Looys « I. - Écoutez, seigneurs, et que Dieu vous protège! Vous plaît-il d'entendre une belle histoire, une bonne chanson, noble et attrayante? C'est de Louis que je veux vous chanter et de Guillaume au court nez le vaillant, qui peina tant contre la gent sarrasine. Je ne crois pas qu'on puisse chanter d'un homme qui lui soit supérieur. II. - Seigneurs barons, vous plairait-il d'entendre un récit mémorable, une chanson bien faite et avenante? Quand Dieu créa quatre-vingt-dix-neuf royaumes, il mit tout le meilleur dans la douce France. Le premier roi que Dieu envoya en France fut couronné avec le chrême qu'apporta un ange. C'est pour cela que Dieu a décidé que tant de terres en relèvent en relèvent la Bavière, et l'Allemagne, et la Normandie, et l'Anjou, et la Bretagne, le Poitou, la Gascogne jusqu'aux frontières d'Espagne, et toute la Bourgogne, la Lorraine et la Toscane. III. - Un roi qui porte la couronne d'or de France doit être juste et valeureux, et s'il trouve un homme qui lui fasse nul tort, il doit le poursuivre sans trêve, en plaine, au bois, partout, tant qu'il l'ait contraint à se rendre ou mis à mort. S'il n'agit pas ainsi, la France en perd sa gloire, et la geste dit « Il est couronné à tort. » IV. - Quand la chapelle fut bénite à Aix, quand l'église fut, construite et consacrée, le roi tint une cour magnifique, telle que vous n'en verrez jamais. Quatorze comtes gardaient la salle. Pour obtenir justice, les pauvres gens y allaient. Nul ne s'y plaignit à qui l'on ne fit droit. Alors on rendait la justice, maintenant on ne la rend plus; les méchants l'ont transformée en convoitise; devant la prévarication, les sentences loyales ont disparu. Mais Dieu en fait justice, lui qui nous gouverne et nous fait vivre, et les juges vénaux tomberont dans l'enfer puant, dans l'horrible puits dont ils ne sortiront jamais. V. - En ce jour, il y eut à Aix au moins dix-huit évêques; il y eut dix-huit archevêques; ce fut le pape de Rome qui chanta la messe. VI. - En ce jour, l'offrande fut superbe; jamais depuis on n'en vit en France une plus belle. Celui qui la reçut en fit une grande fête. VII. - En ce jour, il y eut au moins vingt-six abbés; il y eut quatre rois couronnés; en ce jour, Louis fut élevé eu dignité. La couronne fut mise sur l'autel; le roi son père voulait la lui donner ce jour même. Un archevêque monta à l'ambon et sermonna l'assistance : « Barons, » dit-il, « prêtez-moi l'oreille : Charles le grand a bien rempli son temps; il est vieux et faible, il a la barbe et les cheveux blancs; il ne peut plus porter son armure, monter à cheval et conduire ses armées; il ne veut plus porter la couronne; mais il a un fils à qui il veut la donner : c'est Louis, qui sera vaillant s'il vit ». Quand les barons l'entendirent, ils en furent joyeux; ils tendirent leurs mains vers Dieu : « Père de gloire », s'écrièrent-ils, « grâces te soient rendues qu'un roi étranger ne soit pas élevé sur nous ». Notre empereur appela son fils « Beau fils, » dit-il, « écoute-moi. Tu vois la couronne qui est sur l'autel? voici à quelle condition je te la veux donner. Tu ne commettras ni injustice, ni luxure, ni péché, ni trahison envers personne; tu ne prendras pas à l'orphelin son fief. Si tu veux agir ainsi, Dieu en soit loué : prends la couronne et mets-la sur ta tête. Sinon, fils, laisse-la, je te défends d'y toucher ». Louis l'entend, il est tout hors de lui; il n'aurait pas fait un pas en avant, eût-on dû lui couper les membres; Charles le voit, peu s'en faut qu'il n'en perde le sens. VIII. - « Fils Louis, tu vois là la couronne? Si tu la prends, tu seras empereur de Rome; tu pourras conduire à la guerre des milliers d'hommes, passer par force les flots de la Gironde, soumettre et anéantir les nations païennes, tu devras réunir leur terre à la nôtre. Si tu veux agir ainsi, je te donne la couronne; sinon, garde-toi de la prendre jamais. » Louis l'entend, mais il ne veut pas répondre un mot, Charles le voit, et dans son coeur il a grande honte. IX. - « Beau fils, si tu dois prendre des salaires indus, favoriser ou protéger l'orgueil, commettre la luxure, autoriser le mal, ravir aux orphelins le fief paternel, toucher au douaire de la veuve, Louis, mon fils, cette couronne, je te défends au nom de Dieu de la porter ». Louis l'entend, il est tout hors de lui; il n'aurait pas fait un pas, eût-on dû lui couper tous les membres. Charles le voit; peu s'en faut qu'il n'en perde le sens. « Ah! malheureux que je suis! » dit-il, « quelle cruelle déception! Jamais de sa vie il n'aura rien de moi. En faire un roi, ce serait un grand crime. Faisons-lui couper les cheveux, enfermons-le dans cette église; il sonnera les cloches et sera marguillier; il aura une prébende pour qu'il ne soit pas obligé de mendier. » Près du roi était assis Arneïs d'Orléans, baron orgueilleux et fier, qui le leurra de ces mensonges : « Juste empereur, calmez-vous et entendez-moi : mon seigneur est jeune, il n'a que quinze ans sonnés; si on le faisait chevalier, il en mourrait. Accordez-moi, s'il vous plaît, cette charge pour trois ans, après lesquels nous verrons ce qu'il sera. S'il veut être vaillant et votre digne héritier, je lui rendrai le pouvoir avec plaisir et j'agrandirai ses terres et ses fiefs. » Le roi répond : « J'y consens volontiers. - Grands mercis, sire, » disent les perfides parents d'Arneïs d'Orléans. Celui-ci va être roi, lorsqu'arrive Guillaume. Guillaume revenait de chasser dans la forêt; son neveu Bertrand courut lui tenir l'étrier : « D'où venez-vous, beau neveu? - Par Dieu, sire, je viens de cette église, où j'ai été témoin d'un grand tort et d'un grand péché. Arneïs veut trahir son seigneur légitime. Dans un instant il sera roi; les Français en ont ainsi décidé. - C'est pour son malheur qu'il l'a voulu », répond Guillaume le fier. L'épée au côté, les bottes aux jambes, les éperons chaussés, il se précipite dans l'église, rompt la presse des chevaliers, et trouve Arneïs en grand apparat, car on allait lui mettre la couronne sur la tête. Il s'avance, la lui ôte des mains, et la jette sur l'autel avec tant de colère que peu s'en fallut qu'il ne la brisât. Puis il mit la main à son épée d'acier, ayant en pensée de lui couper la tête, mais il se souvint du glorieux roi du ciel, et que tuer un homme est un péché mortel. Il remet son épée au fourreau et s'avance, après avoir relevé ses manches; de sa main gauche il saisit le traître par les cheveux, lève le poing droit et, le lui abat sur le cou; il lui brise par le milieu l'os de la gorge et l'étend mort à ses pieds. Lorsqu'il l'eut tué, il se mit à le gourmander : « Ah! glouton! Dieu te punisse! Pourquoi voulais-tu tromper ton seigneur légitime? Tu devais l'aimer et lui témoigner ton affection, agrandir ses terres, étendre ses fiefs. Désormais tes mensonges ne te profiteront plus. Je pensais te corriger un peu : tu en es mort, je m'en soucie comme d'un denier ». Apercevant la couronne qui est sur l'autel, le comte la prend aussitôt, s'approche de l'enfant et la lui pose sur la tête : « Tenez », dit-il, « beau sire, au nom du roi du ciel, qui puisse vous donner la force d'être bon justicier! » L'empereur à cette vue se réjouit de sonenfant : « Seigneur Guillaume, » dit-il, « grands mercis! Votre maison a bien relevé la mienne. » (Le Couronnement de Looys). |