| Le mot latin gesta signifie actions. Une geste est donc, au sens étymologique, un exploit célèbre; et chanson de geste est l'équivalent de chanson d'exploits. On a également employé le mot geste dans le sens de cycle, pour désigner l'ensemble des poèmes épiques, composés en langue française, relatifs à un même héros : la Geste de Charlemagne, la Geste de Guillaume, etc. Les chansons de geste, écrites aux XIe et XIIe siècles, sont en vers non pas rimés, mais assonancés : il suffit au poète de ramener le même son dans la dernière syllabe accentuée, sans se préoccuper des consonnes qui suivent. Outre ce mode de versification, ce genre est caractérisé par le choix des sujets, le plus souvent empruntés à des traditions nationales, par certaines habitudes de style, et par certains lieux communs. Il faut réserver aux seules chansons de geste le nom d'épopées. Parmi les autres productions de la littérature du Moyen âge, on remarque aussi le cycle de la Table ronde, mais qui se compose de romans; ou encore le cycle de l'Antiquité, mais qui est formé d'adaptations plus ou moins dénaturées des anciens poèmes grecs et latins, auxquels on mêla des éléments byzantins. Ces deux derniers cycles seront étudiés à part, dans la page consacrée à la littérature courtoise. Par qui et pour qui étaient composées les chansons de geste. Les chevaliers, quand ils ne faisaient pas la guerre, aimaient à l'entendre chanter. Les pèlerins qui se dirigeaient vers Rome ou vers Saint-Jacques de Compostelle, se plaisaient, aux étapes de leur long voyage, à l'audition des légendes célèbres. Cette curiosité des seigneurs et du peuple fut de bonne heure exploitée par des trouvères (trouvère qui au Moyen âge se prononçait trouveur signifie inventeur d'un sujet, d'un poème): Les trouvères, clercs ou laïques, composèrent de bonne heure des chansons, qu'ils chantaient eux-mêmes, ou faisaient chanter par des jongleurs. Le jongleur (joculator) s'en va de château en château ou de ville en ville, avec sa vielle ou sa rote en sautoir, avec ses manuscrits de petit format. Qu'on se représente donc, aux XIe et XIIe siècles, le jongleur chantant dans quelque salle de château féodal, dont l'architecture massive et sévère forme l'idéal et réel décor de ces gestes. Aux murs, des trophées de guerre, des écus dont les symboles héraldiques parlaient encore, des lances et des épées prêtes pour la bataille ou pour le tournoi. Les auditeurs, chevaliers, écuyers, pages, valets, dames même, sont préparés par leur vie quotidienne à ressentir et à multiplier les émotions que leur suggère le jongleur. Qu'on se représente aussi la place publique, ou la prairie avoisinant le sanctuaire où sont conservées les reliques d'un héros, et la foule des pèlerins écoutant pieusement le récit de ses exploits légendaires. Tous les coeurs, unis dans un même sentiment, battent pour le chevalier chrétien et français qui lutte contre le Sarrasin. Les auteurs des chansons de geste se sont-ils servis d'anciennes cantilènes composées par des bardes guerriers, et qu'ils auraient soudées et raccordées? Ou bien ont-ils puisé seulement aux sources de la tradition populaire et dans les chroniques latines rédigées de très bonne heure par les moines? Quelle que soit la solution adoptée par les érudits, il est certain que nous ne possédons aucune chanson de geste antérieure à la seconde moitié du XIe siècle : et ce sont évidemment des oeuvres composées, au sens littéraire du mot, par des poètes de métier. - Sur le mot geste Dans le latin parlé à la fin de l'Empire romain, particulièrement en Gaule, le pluriel neutre gesta (actions) était devenu un terme collectif de genre féminin, avec le sens d'histoire qu'il offre dans les textes bas-latins et parfois en français. Quand la conquête franque eut introduit l'usage germanique de chanter les événements et les héros contemporains ou traditionnels, d'abord dans la langue des envahisseurs, puis dans celle des vaincus, la récitation musicale de l'épopée fut désignée par l'expression chanter de geste. Les jongleurs qui s'y adonnèrent furent qualifiés de jongleurs de geste. Les poèmes qu'ils chantaient, et qui restèrent longtemps la seule histoire en langue vulgaire, histoire populaire, passionnée, dépourvue de critique, mais (à l'origine du moins) sincère et presque véridique, s'appelèrent chansons de geste. Cet emploi du mot geste se retrouve dans le Midi provençal et dans des littératures étrangères qui ont subi l'influence de l'épopée française : ainsi les Espagnols ont traduit chanson de geste par cantare de gesta. On a dit quelquefois en France une geste pour une chanson de geste; et ce mot, transporté de l'autre côté de la Manche, y a pris, à l'époque du déclin de l'épopée et de la classe qui la chantait, le sens actuel de l'anglais jest (plaisanterie, farce). Geste désigne également, au Moyen âge, un ensemble de traditions et de récits épiques et, par extension, une famille de héros nationaux, comme nous apprend l'auteur de Girart de Vienne : N'ot ke III gestes en France la garnie: Don roi de France est la plus seignorie Dans un sens plus général, on a dit la geste Ganelon, pour flétrir les traîtres, la geste Mahom, en parlant des musulmans, des Sarrasins. | Les cantilènes. L'épopée est la forme poétique et archaïque de l'histoire. Elle naît d'une prise conscience d'un destin commun propre à tout un peuple. D'abord brève, et plus semblable à une chanson qu'à un poème, elle célèbre sur des rythmes encore lyriques les exploits d'un héros. Ces chansons ou cantilènes sont d'abord répétées par les soldats, puis, en temps de paix, colportées par les aèdes, les jongleurs, etc... Alors l'élément narratif se développe, l'élément lyrique disparaît. Ainsi, dit-on, naquirent jadis l'épopée grecque et, plus près de nous, l'épopée allemande. A quelle époque commença-t-on à composer des cantilènes épiques en latin populaire? Probablement dès le Ve siècle. Joseph Bédier a combattu cette théorie. Il ne croyait pas à l'existence de cantilènes primitives qui se seraient développées ou soudées jusqu'à former de longs poèmes. D'après lui, les chansons de geste sont des oeuvres littéraires, composées par des clercs, à partir du XIe siècle, et qui étaient récitées par des jongleurs, soit auprès des sanctuaires célèbres, soit aux étapes des grands pèlerinages. De l'assonance à la prose. L'assonance. Jusqu'à la fin du XIIe siècle, les chansons de geste sont écrites en vers décasyllabes, assonancés. Pendant cette période, elles sont chantées. L'assonance suffisait à l'oreille, en ramenant à la fin de chaque vers le même son dans la dernière syllabe accentuée, sans tenir compte du groupe de consonnes qui la suit : ainsi bise assonne avec dire, et visage avec arbre. Ces vers décasyllabiques assonancés étaient groupés en laisses ou couplets, de dix à quinze vers sur une même assonance masculine ou féminine. La rime substituée à l'assonance. Mais ce moment passe vite. A la période de la récitation des chansons de geste assonancées, succède, aux XIIIe et XIVe siècles, celle de la lecture les manuscrits, longtemps aux mains des seuls jongleurs qui les modifiaient à leur guise, commencent à se multiplier et à se fixer. L'assonance, faite pour l'oreille, est remplacée par la rime. La prose substituée au vers. Enfin, dès le milieu du XVe siècle, aux vers rimés se substitue la prose : on desrime les chansons de geste. Ce sont ces versions en prose que l'imprimerie, à ses débuts, devait vulgariser. Les lieux communs épiques Les chansons de geste se composent pour les dix-neuf vingtièmes d'une série de lieux communs qui sont partout reproduits avec quelques variantes. Nous allons énumérer quelques-uns de ces motifs récurrents qui donneront aisément l'idée de tous les autres-: 1° Invasion des païens et siège d'une ville chrétienne (Aliscans, Enfances Guillaume, Siège de Narbonne, Renier de Gennes, etc.). 2° Prise d'une ville païenne ou au pouvoir des païens (Charroi de Nimes, Prise d'Orange, Enfances Vivien, Siège de Barbastro, Prise de Cordres, Foulque de Candie, etc.). 3° Combat singulier entre deux héros chrétiens (Couronnement Looys, Girart de Viane, etc.). 4° Combat singulier entre un chrétien et un Sarrasin (Renier de Gennes, Couronnement Looys, etc.). 5° Amours d'une princesse sarrasine et d'un héros chrétien (Enfances Guillaume, Prise d'Orange, Hernaut de Beaulande, Renier de Gennes, Siège de Barbastro, Huon de Bordeaux, etc.). 6° Un géant, d'une force prodigieuse et d'une intelligence médiocre, se mettant au service d'une bonne cause et la faisant triompher (Garin de Monglane, Hernaut de Beaulande, Aliscans, Bataille Loquifer, Moniage Rainouart, etc.). 7° Un géant païen défiant les chevaliers français et vaincu par l'un d'eux (Renier de Gennes, Couronnement Looys, Moniage Guillaume, etc.). 8° Baptême et mariage d'une princesse sarrasine (Prise d'Orange, Siège de Barbastro, Foulque de Candie, etc.). 9° Violents débuts et premiers exploits de chevaliers qui sont encore enfants (Girart de Viane, Enfances Guillaume, Siège de Narbonne, etc.). 10° Rome menacée par les Sarrasins (Couronnement Looys, qui reproduit la même légende qu'Ogier de Danemarche (Ogier le Danois), etc.). 11° Révolte d'un vassal contre son seigneur (Garin de Montglane, Girart de Viane, Couronnement Looys, Charroi de Nîmes, etc.). 12° Puissance des enchanteurs et des magiciennes (Garin de Montglane, Hernaut de Beaulande, Enfances Guillaume, Huon de Bordeaux, etc.). 13° Un chevalier à la recherche d'une dame mystérieuse (Garin de Montglane et tous les romans d'aventure médiévaux). 14° Chevaliers se convertissant et entrant dans un monastère (Moniage Guillaume, Moniage Rainouart, etc. Les trois grands cycles épiques. Les gestes particulières Le plus ancien témoignage sûrement daté qui concerne les chansons de geste est un passage de la Chronique de Saint-Riquier, en Ponthieu, écrite en l'an 1088, d'où il résulte qu'on chantait alors une chanson de Gormond et Isembard aux abords de ce monastère. La plus ancienne chanson de geste conservée est la Chanson de Roland, que l'on doit attribuer aux premières années du XIIe siècle, au plus tôt. A ces dates les poèmes de ce genre devaient abonder déjà. Mais nous ne les connaissons que sous des formes rajeunies, en des renouvellements de la seconde moitié du XIIe siècle ou plus récents encore, et que nous ont seules conservés des copies du XIIIe ou du XIVe siècle, voire du XVe. - Episodes de la chanson de Roland, sur un vitrail de la cathédrale de Chartres. A gauche, Roland essaie de briser Durandal sur un rocher; à droite il sonne du cor. Or, au début du XIIIesiècle, au moment où tout l'essentiel de ce grand travail de création ou de remaniement était accompli, les trouvères avaient pris coutume de répartir l'immense matière, tous leurs poèmes héroïques, autour de trois personnages principaux; de là trois cycles (cycle = cercle, se dit d'un ensemble d'ouvrages pouvant se rattacher à un même centre) ou gestes : Geste du Roi ou de Charlemagne, - Geste de Garin de Montglane ou de Guillaume d'Orange (Guillaume au Court-Nez), - Geste de Doôn (ou Doolin) de Mayence ou de Renaud de Montauban. C'est le classement que nous proposait déjà Bertrand de Bar-sur-Aube, en ces vers célèbres : N'ot que [= il n' eut que] trois gestes en France la garnie [= la riche] Du roi de France est la plus seignorie [= honorée], Et l'autre après, bien est droiz que gel die, Est de Doon a la barbe florie... La tierce geste, qui molt fait a proisier. Fu de Garin de Monglane le fier. il n'y eut que. "ta riche. 'honorée. Ce classement repose aussi sur la distinction, juste et essentielle, de trois idées inspiratrices, dont procèdent les divers poèmes. C'est la définition de ces trois idées qui nous guidera dans notre revue sommaire les principaux d'entre eux. Les principales chansons de geste Les oeuvres appartenant aux trois premiers cycles sont dites romans carolingiens. Geste de Charlemagne (ou Geste du Roi). Nous commençons par la Geste du roi Charlemagne, « la plus seignorie ». La chanson la plus illustre de ce groupe est la Chanson de Roland : on en possède diverses formes rajeunies, de la seconde moitié du XIIe siècle. La version la plus archaïque et de beaucoup la plus belle est celle du manuscrit d'Oxford, qui est signée « Turoldus » : l'auteur de ce manuscrit, un scribe anglo-normand, écrivait vers l'an 1170; mais le poème qu'il copiait date d'un demi-siècle plus tôt. Ce que racontent les chansons de la geste du roi, ce sont les guerres de Charlemagne en Espagne, en Saxe, en Italie, en Bretagne, en Palestine : guerres contre les infidèles, guerres saintes. Charles, porte-étendard de saint Pierre, a reçu de Dieu la mission de défendre la chrétienté, et toute son histoire légendaire est faite des labeurs qui lui sont imposés. Il mène à travers le monde ses armées victorieuses; mais s'il est le roi puissant dont la force se déploie, s'il est le roi magnifique dont les camps et le palais d'Aix-la-Chapelle rayonnent de splendeur, il porte sur sa grande figure de vieillard centenaire les marques de sa dure destinée. Nul ne peut égaler ses exploits ni son faste; mais sa vraie noblesse, celle qui le distingue entre tous, il la tient de l'idée mystique à laquelle, sans répit, parfois avec une ombre de lassitude au front, il consacre l'effort de sa sagesse. Les preux qu'il commande le suivent avec le généreux élan de la vaillance, amoureux de la bataille, du fracas des armes, de la gloire; mais au fond de leurs coeurs règne aussi une autre passion, l'enthousiasme de la foi, et leurs grandes actions sont autant de sacrifices qu'ils offrent à Dieu. - Combat de chevaliers (linteau de la cathédrale d'Angoulême). On peut reconstituer toute une « histoire poétique » (une biographie légendaire) de Charlemagne, au moyen des chansons de geste qui lui sont consacrées; mais il faut alors disposer ces textes dans l'ordre biographique, sans tenir compte de la date de leur composition. Les principaux de ces textes sont : • Les Saisnes (ou les Saxons). On a conservé de la chanson des Saisnes (ou Chant des Saxons) un renouvellement de la fin du XIIe siècle, par Jean Bodel d'Arras, et la version norvégienne d'un autre un peu plus ancien; le sujet, emprunté aux guerres de Charlemagne contre les Saxons, se rattache de près à d'anciens poèmes mérovingiens. • Aspremont. Aspremont est un texte du XIIe siècle, rimé, sur une expédition imaginaire contre les Sarrasins en Italie. Charlemagne va périr sous les coups du Sarrasin Eaumont, quand arrive son neveu Roland, qu'il avait confié, vu son extrême jeunesse, à la garde de l'archevêque Turpin, et qui s'est échappé pour aller rejoindre les Francs. Roland tue Eaumont, et lui prend son épée Durandal; puis, tous les Sarrasins ayant été égorgés dans Rise (Reggio de Calabre), la veuve d'Agolant reçoit le baptême et épouse le duc Naime. • Les Enfances d'Ogier. Les Enfances Ogier (ou Oger) le Danois a sujet analogue (dans les chansons de geste les enfances d'un héros désignent ses premiers exploits). • Fierabras. Fierabras est un épisode détaché et fort allongé d'un poème plus ancien, perdu, dont la scène était également en Italie, et qui se termine par la conquête et le transport à Saint-Denis des célèbres reliques de la Passion, exposées à la vénération des fidèles le jour de l'endit, devenu la fête du Lendit (Les foires). • Le Pèlerinage de Charlemagne. Ce poème du XIe siècle, moitié sérieux, moitié comique, comprend une aventure originairement fort étrangère à Charlemagne, et en outre le récit de son prétendu pèlerinage à Constantinople et à Jérusalem, d'où il aurait rapporté ces mêmes reliques. C'est un des plus anciens textes de la littérature française; il offre cette particularité d'être rédigé en vers de douze syllabes. • La Chanson de Roland et le cycle des guerres d'Espagne. La chanson de Roland (ou de Roncevaux) forme avec Gui de Bourgogne et Anséis de Carthage, un groupe sur les guerres d'Espagne : + Roncesvals ou Roland est le récit du retour d'une expédition de Charlemagne en Espagne, pendant lequel l'arrière-garde de son armée, commandée par son neveu Roland, est massacrée par les Sarrasins au moment de la traversée des Pyrénées, à Roncevaux. + Gui de Bourgogne, se place avant Roncevaux; c'est un poème de pure fiction, où les fils des guerriers, restés vingt-sept ans en Espagne, vont à la recherche de leurs pères, les rejoignent et leur font avoir la victoire. + Anséis de Carthage (ou Isoré le Sauvage), se place après la chanson de Roland. Charlemagne a laissé un roi en Espagne, qui, en déshonorant la fille d'un de ses grands vassaux, pousse celui-ci à amener en Espagne les Sarrasins d'Afrique : le fond du récit paraît emprunté à la légende espagnole de Rodrigue et du comte Julien.- Charlemagne approche [Dans cet extrait de la Chanson de Roland, les soixante chevaliers qui restent à la fin de la bataille vendent chèrement leur vie. Roland, le corps en sueur et en feu, lutte seul contre une armée entière. Déjà il a sonné de son olifant. Charles l'a entendu à trente lieues et s'est empressé de revenir sur ses pas. Bientôt les monts retentissent du bruit des trompettes de son armée. Les Sarrasins, effrayés, s'enfuient en toute hâte vers l'Espagne]. « Il se bat noblement, le comte Roland Il a tout le corps en sueur et en feu; Mais surtout quel mal, quelle douleur dans la tête! D'avoir sonné son cor sa tempe est tout ouverte; Toutefois il voudrait bien savoir si Charles viendra. De nouveau il prend son cor et en tire un son bien faible, hélas! L'Empereur, là-bas, s'arrêta et l'entendit : « Seigneurs, dit-il , tout va mal pour nous, Et mon neveu Roland va nous manquer aujourd'hui. Aux sons de son cor, je vois qu'il n'a plus longtemps à vivre. Si vous désirez arriver à temps, pressez vos chevaux. Tout ce qu'il y a de trompettes dans l'armée, qu'on les sonne! » Alors on sonne soixante mille trompettes, et si haut, Que les monts en retentissent et que les vallées y répondent. Les païens les entendent, ils n'ont garde de rire : « C'est Charles qui arrive, disent-ils l'un à l'autre, c'est Charles! » « L'Empereur, s'écrient les païens, l'Empereur revient sur ses pas, Et ce sont bien les trompettes françaises qu'on entend. Si Charles arrive, quel désastre pour nous! Si Roland survit, c'est toute notre guerre qui recommence, Et l'Espagne, notre terre, est perdue. » Alors quatre cents d'entre eux se rassemblent, bien couverts de leurs heaumes, Parmi les meilleurs de toute l'armée païenne. Et voici qu'ils livrent à Roland un affreux, un horrible assaut, Ah! le Comte a vraiment assez de besogne. Quand le comte Roland les voit venir, Il se fait tout fier, il se sent plus fort, il est prêt. Tant qu'il aura de la vie, il ne se rendra pas Plutôt la mort que la fuite. Il monte son cheval Veillantif, De ses éperons d'or fin le pique, Et, au plus fort de la mêlée, court attaquer les païens. L'archevêque Turpin y va avec lui. Et les Sarrasins : « Fuyez, amis, fuyez, disent-ils l'un à l'autre; « Car nous avons entendu les trompettes de France. Il revient, le roi puissant! Charles arrive! » Jamais le comte Roland n'aima les lâches, Ni les orgueilleux, ni les méchants, Ni les chevaliers qui ne sont pas bons vassaux. Il s'adresse à l'archevêque Turpin « Sire, lui dit-il , vous êtes à pied, et moi à cheval. Par amour pour vous je veux faire halte. Nous partagerons ensemble le bien et le mal, Et pour aucun homme du monde, je ne vous abandonnerai. Tous les deux nous rendrons aux païens leur assaut Les meilleurs coups sont ceux de Durandal ! - Honte à qui ne frappe pas de son mieux! » dit l'Archevêque. Après cette bataille nous n'en aurons plus d'autre. Charles arrive qui vous vengera. » (Chanson de Roland). | • Aiquin. Aiquin 'Acquin) ou la Bretagne conquise raconte la reconquête de la Bretagne armoricaine sur les Sarrasins qui l'avaient envahie, souvenir probable des incursions des Vikings. • Désier. Désier se composait de chants, aujourd'hui perdus, sur la guerre de Charlemagne contre les Longobards (Lombards). Quelques fragments se sont conservés dans Ogier le Danois; • Jehan de lanson. Jehan de Lanson raconte une autre expédition en Italie, mais contre un vassal rebelle. • Gormont et Isembard. Connue aussi sous le titre de Roi Louis, Gormont et Isembard est un beau poème du XIe siècle, dont on n'a qu'un fragment de 600 vers de huit syllabes, plus la version allemande d'un renouvellement du XIIIe siècle. C'est le souvenir très vivant de la victoire remportée en Vimeu par Louis III sur les Vikings en 881). On peut joindre à ces poèmes ceux qui sont consacrés à des aventures personnelles ou de famille des rois : • Berte aux grands pieds, Berte aus gran piés est un poème relatif à la mère de Charlemagne (XIIIe siècle) : Berte, épouse de Pépin, est trahie par une serve qui pendant de longues années se substitue à elle. • Mainet, Mainet est l'histoire de Charlemagne enfant. On y raconte le séjour en Espagne et mariage du jeune Charles, chassé de France par ses frères bâtards, fils de la fausse Berte, et caché sous le nom de Mainet. On n'a conservé que des fragments d'une rédaction rimée de ce poème qui a existé dans de nombreuses versions, dont le fond appartient en partie à l'ancienne épopée allemande, et dont le héros a d'abord été Charles Martel. • Basin. Charlemagne, sur l'ordre d'un ange, s'associe incognito à une expédition nocturne de Basin, proscrit par lui et devenu voleur; il s'introduit ainsi dans la chambre d'un traître qui a conspiré sa mort, et apprend toute la conjuration, en même temps qu'il reçoit la preuve de la fidélité de Basin. On n'a, pour ce poème perdu, que des allusions et des imitations étrangères. • La reine Sibile (ou Macaire). La reine Sibile (ou Sebile), femme de Charlemagne, injustement bannie, est ramenée par son père l'empereur de Grèce, et son innocence est reconnue. C'est dans ce poème perdu sauf quelques fragments sous sa forme originale, mais restitué en italien sous le titre de Macaire, que se trouve l'épisode du combat d'un meurtrier contre un chien fidèle, devenu célèbre sous le nom du chien de Montargis. (Doôn de la Roche est une variante de Sibile) • Huon Chapet. Le dernier roi de France, Louis, fils de Charlemagne, ne laissant qu'une fille, Huon Chapet (Hugues Capet) mérite par ses exploits de l'épouser et de devenir roi de France. Beaucoup des poèmes de ce genre appartiennent en réalité à ce qu'on a appelé l'épopée adventice : les récits qu'ils contiennent ne sont pas français d'origine et se trouvent ailleurs rapportés à d'autres qu'à des rois de France. Toutes les chansons énumérées ici datent de la seconde moitié du XIIe siècle ou des premières années du XIIIe. Seule la Chanson du Pèlerinage peut avoir été écrite dans le second quart du XIIe siècle. Bien que d'un caractère tout féodal, on peut encore rattacher à la geste du Roi, la chanson d'Huon de Bordeaux : • Huon de Bordeaux. Huon, fils du duc de Bordeaux Seguin, ayant tué le fils de Charlemagne, Charlot, est condamné par l'Empereur à subir certaines épreuves. Il est aidé dans son entreprise par un nain, Auberon. La chanson de Huon de Bordeaux et ses suites (Chanson d'Esclarmonde, Clarisse et Florent, etc.) forment un petit cycle. Geste de Garin de Montglane ou de Guillaume d'Orange. Guillaume au court nez (ou au courb nez), appelé aussi Guillaume d'Orange, ou Guillaume Fièrebrace (fera brachia), ou Guillaume de Narbonne, est le Guillaume, comte de Toulouse, qui empêcha les Sarrasins d'envahir la France, en leur livrant une sanglante bataille sur les bords de l'Orbieu (affluent de l'Aude, rive droite), en 793, puis fonda le monastère de Gellone, aujourd'hui Saint-Guilhem-le-Désert, où il se retira en 810. - Abside de l'église de Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault). On y vénérait la tombe du fondateur, le Guillaume d'Orange des chansons de geste. Les trouvères ont constitué toute une généalogie à Guillaume d'Orange. Son bisaïeul est Garin de Montglane, lequel a pour fils Girard de Vienne (ou Girart de Viane); celui-ci est l'oncle d'Aimeri de Narbonne, oncle lui-même de Guillaume. Guillaume, à son tour, a pour neveu Vivien. Au centre de cette geste se trouve la Chanson de Guillaume, qui se divise en dix-huit branches. Six autres autres poèmes formant le cycle dans son ensemble. La Chanson de Guillaume semble appartenir à la première moitié du XIIe siècle. Toutes les autres chansons ont dû être écrites dans la seconde moitié du même siècle ou dans les premières années du XIlle. Les chansons les plus intéressantes de cette vaste geste appartiennent à la Chanson de Guillaume et sont les suivantes : • Girard de Vienne. C'est dans ce poème que Victor Hugo a pris le sujet du Mariage de Roland (Légende des siècles). • Aimeri de Narbonne. Victor Hugo s'en est inspiré pour son Aymerillot (Légende des siècles). • Aliscans Aliscans ou la bataille d'Aliscans (Aleschans) est la plus célèbre et la plus belle chanson de ce cycle, et la première partie mérite de devenir aussi classique que le Roland. - Guillaume combat, dans la plaine d'Aliscans, contre une innombrable armée sarrasine; il est vaincu; il fuit vers Orange. Sous un arbre, près d'une fontaine, il trouve son neveu Vivien, blessé à mort après s'être battu tout le jour. Vivien expire entre les bras de son oncle, qui tente vainement d'emporter son corps. Poursuivi de tous côtés, Guillaume n'échappe à ses ennemis qu'en revêtant une armure sarrasine. Enfin, il arrive sous les murs d'Orange. Mais Guibourc, sa femme, refuse de le reconnaître et de lui faire ouvrir les portes; elle n'admet pas que Guillaume puisse fuir, et lui ordonne de retourner au combat pour délivrer un convoi de prisonniers chrétiens. Guillaume obéit et peut rentrer enfin dans sa ville. Il la quitte bientôt pour aller demander secours au roi Louis. • Le Couronnement de Looys (Louis le Débonnaire). Ce poème qui s'appuie en grande partie sur des faits historiques, et dont l'inspiration est au fond loyale, montre à quel prix la féodalité faisait acheter à la royauté carolingienne l'appui qu'elle lui donnait parfois, soit contre ses vassaux français, soit contre l'étranger. Geste de Doon de Mayence. Doon de Mayence est le titre à la fois un des trois grands cycles de chansons de geste et l'un des poèmes qui le composent. Le cycle est celui des traîtres ou des Mayençais, c'est-à-dire des barons révoltés contre Charlemagne. Ce cycle comprend des oeuvres d'époques diverses, que l'on désigne ordinairement sous le titre d'épopée féodale, et qui sont toutes consacrées à des révoltés dont les exploits inspirent à la fois l'horreur et la pitié, et que le regret de leur orgueil amène finalement à la pénitence. Du fait de la ressemblance de leurs sujets, dans le courant du XIIIe siècle, ces textes ont rattachés artificiellement entre eux par l'invention d'un ancêtre commun, Doon de Mayence, à tous les héros qui y figurent, et plus particulièrement aux quatre fils d'Aymon de Dordone, dont le plus célèbre est Renaud de Montauban, qui lui-même donne son nom à la principale chanson de ce cycle d'ailleurs assez confus. Les principales chansons de ce cycle sont : Doôn de Mayence; - la Chevalerie Ogier, par Raimbert; - Renaud de Montauban; - Raoul de Cambrai; - Girart de Roussillon. Ces poèmes, sauf Raoul de Cambrai, qui paraît un peu plus ancien, ont été vraisemblablement composés pendant le troisième tiers du XIIe siècle ou les premières années du Xllle. • Renaud de Montauban. Renaud et ses frères sont poursuivis par Charlemagne, et accueillis par Yon, roi de Gascogne. Ils bâtissent le château de Montauban, où ils soutiennent un long siège contre l'Empereur. Puis ils quittent Montauban pour Trémoigne. Renaud se bat avec Ogier, avec Roland, avec Charlemagne lui-même. Enfin la paix est conclue. Les quatre fils Aymon devront livrer leur fameux cheval Bayard, qui les emportait tous les quatre sur son dos, à travers les dangers de la fuite et du combat. Bayard est jeté à la Meuse; mais il brise la pierre qu'on lui avait attachée au cou, et se réfugie dans la forêt des Ardennes. - Renaud fait une expédition à Jérusalem, où il triomphe de l'émir de Perse. Puis, par pénitence, il s'embauche, comme maçon, parmi les ouvriers qui bâtissaient la cathédrale de Cologne. Tué par ses compagnons, il ressuscite pour se rendre à Trémoigne, où il reçoit une sépulture digne de lui. Cette chanson, si variée, où abondent les épisodes guerriers, romanesques, miraculeux, fut sans cesse remaniée et rajeunie. Elle est restée, sous le titre des Quatre fils Aymon, une des plus populaires. • La Chevalerie Ogier. Ogier le Danois, ayant juré de venger son fils, tué par le fils de Charlemagne, déclare à I'empereur une guerre implacable, où il est tour à tour vainqueur et vaincu, puis, repenti, revêt à Saint-Faron de Meaux la robe bénédictine. • Raoul de Cambrai. Raoul est le type le plus accompli du féodal primitif, à la fois courageux, brutal, féroce, et le poème tire sa beauté originale du développement logique et serré de ce caractère. Raoul, déshérité du fief paternel, se rue sur le Vermandois et, jusqu'à sa mort impénitente, porte partout le fer et le feu, tandis qu'Ybert de Ribemont, son ennemi, conscient des torts qui lui reviennent dans les horreurs de cette lutte, fonde «-sept monastères, monuments de son humilité, sur l'emplacement de ses sept châteaux, monuments de son orgueil » • Girart de Roussillon Girart de Roussillon, offensé par le roi Charles, lui tient tête les armes à la main, puis, après les épreuves multipliées que Dieu lui inflige, il élève à Vézelay le sanctuaire de la Madeleine et monte le sable et la chaux en haut de la colline où l'église se dressera. Vézelay. On y vénérait Girart de Roussillon et sa femme Berthe, fondateurs de l'église de la Madeleine. Gestes particulières. - Chansons non classées. Un certain nombre de chansons n'entrent pas dans la classification des trois grandes gestes. Les plus célèbres sont celles d'Amis et Amyle et d'Aïol et Mirabel, ainsi que la Geste des Lohérains. • Amis et Amyle. Amis (ou Ami), frappé de la lèpre, ne peut être guéri que s'il se baigne dans le sang des deux enfants d'Amyle (ou Amile). Celui-ci n'hésite pas à donner cette preuve de dévouement et de reconnaissance à Amis, qui jadis lui a sauvé la vie. Amis est guéri, mais Dieu fait un miracle pour récompenser Amyle, qui, rentrant dans la chambre où il a égorgé ses enfants, les retrouve vivants et jouant sur leur lit avec une pomme d'or. • Aiol et Mirabel. Cette chanson de geste a pour objet les prouesses d'un fils du comte Elie, beau-frère de Louis le Débonnaire, disgracié par suite des intrigues d'un certain Macaire de Lausanne. Aïol (ou Aioul), sur son cheval Marchegai, se rend à la cour pour démasquer Macaire, est envoyé en ambassade à Pampelune, enlève Mirabel, la fille du roi sarrasin Mibrien, auquel il est livré par la trahison de son ennemi, s'échappe, retrouve à Venise ses enfants, que Macaire avait voulu faire tuer, et finit par prendre Pampelune à Mibrien. Ce poème, de plus de 10.000 vers, offre des parties très remarquables. • Geste des Lohérains ou Lorrains. Ce petit cycle sanglant et sauvage, dont Léon Gautier disait que c'était le cycle féodal par excellence, le cycle de la haine et de la guerre privée, se compose de plusieurs poèmes dont le plus célèbre est Garin le Lohérin, - qui contient une scène très belle, la mort de Bégon. Certains de ces textes ont parfois été rattachés plus ou moins artificiellement à l'un ou l'autre des trois cycles principaux (par exemple, en soulignant ou en créant de toutes pièces des liens de parenté entre les personnages). Ainsi les chansons d'Elie de Saint Gilles et d'Amis et Amyle se sont vues rangées par quelques trouvères tardifs et imaginatifs dans le cycle de Charlemagne, le cycle des Lohérains a été embarqué dans celui de Garin de Montglane. Quant Auberi le Bourgoing et Girart de Roussillon, oeuvres figurant dans notre tableau dans le cycle de Doôn de Mayence, ce n'y sont sans doute que des passagers clandestins; même chose pour Beuve de Hanstone, dont le placement dans le cycle de Charlemagne peut être discuté. Transformation des chansons de geste Le cycle de la Croisade. Les Croisades, de même qu'elles ont donné lieu a des compositions de caractère historique (L'histoire, les chroniques au Moyen âge), ont fourni la matière de poèmes ou les événements réels ont été élaborés avec plus ou moins de fantaisie. La forme littéraire qui a été adoptée dans ces poèmes est celle des chansons de geste, auxquelles les auteurs ont emprunté non seulement leur formule rythmique, mais aussi des thèmes traditionnels et le tour du style. Un premier groupe est constitué par la Chanson d'Antioche et la chanson de la Conquête de Jérusalem, qu'écrivit Graindor de Douai au début du XIIIe siècle. Dans ces deux chansons, qui traitent de la première Croisade depuis ses origines jusqu'à la prise de Jérusalem, l'histoire est très profondément altérée, sans que l'auteur ait tiré d'effets heureux de la liberté d'invention qu'il s'est accordée; il n'a peint que bien médiocrement le grand élan de foi qui anima les premiers croisés, et seuls dans son oeuvre présentent un réal intérêt les passages comme le récit des sièges d'Antioche et de Jérusalem, où subsiste quelque chose de la vérité historique : encore doit-on noter qu'ici Graindor avait probablement pour modèle un poème antérieur, aujourd'hui perdu, celui de Richard le Pèlerin. • Le Chevalier au Cygne et Godefroi de Bouillon. Dans un second groupe d'ouvrages, les traces d'histoire qu'on pouvait relever chez Graindor ont complètement disparu : ce sont des romans de pure imagination. Plusieurs sont consacrés au prince qui avait été le héros de la première Croisade, Godefroi de Bouillon. C'est à sa personne et à l'histoire de sa famille que se rapportent les deux chansons du Chevalier au Cygne et de Godefroi de Bouillon, écrites au début du XIIIe siècle, et celle d'Elioxe ou de la Naissance du Chevalier au Cygne, écrite un peu plus tard. On sait par divers témoignages que c'était une ambition des familles féodales de voir leur nom figurer dans des oeuvres littéraires, chroniques ou romans : ici, sous l'influence de cette préoccupation généalogique, c'est toute une légende qui s'est échafaudée en l'honneur de la maison de Bouillon. Probablement d'origine normande, elle raconte comment Elias, chef du lignage, s'était présenté en champion de la comtesse de Bouillon dans une nacelle traînée par un cygne, puis avait épousé la fille de la comtesse : de ce mariage était née une fille, nommée Ida, qui, devenue la femme du comte Eustache de Boulogne, avait donné naissance à l'illustre Godefroi. Le poème d'Elioxe rattache cette première légende à une autre, d'après laquelle le Chevalier au Cygne serait le seul de six frères, métamorphosés en cygnes, qui eût recouvré la forme humaine. • Baudouin de Sebourg. Parmi les poèmes de pure fantaisie rattachés au cycle de la Croisade, un autre se présente comme une continuation de la Chanson de Jérusalem : c'est le roman de Baudouin de Sebourg. Le chevalier Baudoin (Baudouin) est aventureux, jovial, d'humeur amoureuse, et ses histoires semblent avoir subi l'empreinte satirique des fabliaux. Un certain Gaufroi, dominé par des passions impies, matérialistes et avides, le trahit, le dépouille, et prétendrait peut-être au trône; mais la fortune l'arrête au dernier moment, et il paraît mourir au gibet. Le dernier âge des chansons de geste. Le roman de Baudouin de Sebourg représente une forme profondément corrompue de la chanson de geste. Bien avant l'apparition de ce roman, le genre avait commencé à s'altérer : son immense succès lui-même le voulait ainsi. Des parodies, comme Audigier ou le Siège de Neuville, sans le compromettre gravement, étaient pourtant des signes précurseurs. Mais surtout les conditions dans lesquelles les oeuvres en vogue étaient exploitées par les écrivains professionnels avaient eu des conséquences très fâcheuses : elles expliquent qu'aient apparu ces remaniements innombrables et volumineux des antiques poèmes, produits d'entreprises concurrentes d'exploitation où les grandes légendes ont perdu leur force primitive ; elles expliquent aussi le pullulement de ces « suites », par l'apport desquelles, selon un procédé vite généralisé, les poèmes illustres se sont lourdement amplifiés. Contrefaçons et suites, c'étaient deux grandes plaies. A partir du XIIIe siècle le genre épique se survit à lui-même; il y a des chansons de geste parce qu'il y en avait eu; mais la grande flamme spiritualiste, faite de l'idéal chevaleresque et de l'idéal chrétien mêlés, allait s'obscurcissant; et le poète n'était plus soutenu dans ses créations par l'âme unanime d'un peuple. D'autre part, à mesure que l'oeuvre littéraire devenait marchandise de meilleur revient, les préoccupations de gain prenaient le pas sur les recherches d'art. Le public, qui payait, était un tyran impérieux; pour lui plaire, on flattait ses goûts : on lui présenta des types conventionnels au lieu de caractères; on rechercha les « gros effets » de rire et de larmes. Il se produisit pourtant quelques nouveautés. L'esprit populaire avait donné à Baudoin de Sebourg son caractère à la fois réaliste et frondeur; les poèmes d'Adenès, au contraire, représentent une adaptation de l'épopée aux goûts du beau monde. Les oeuvres d'Adenès (ou Adenet). Originaire du Brabant, Adenès, surnommé le Roi, avait reçu son instruction poétique grâce à la sollicitude de Henri II, qui fut duc de 1248 à 1261, et qui, amateur de lettres, était lui-même auteur à ses heures. Après 1261, il resta le protégé de Jean et de Godefroi, fils du duc Henri, puis passa au service de Gui, comte de Flandre, qu'il accompagna à Naples et en Sicile. Il était encore de la suite de ce prince en 1296 ; ce qui ne l'empêcha pas de faire des séjours à la cour de France, où il trouva pour protectrice la reine Marie, de la Maison de Brabant, qui avait épousé Philippe en 1274. Le fait seul que l'on possède tant de renseignements biographiques sur Adenès est une nouveauté instructive. Si l'auteur prend soin de se découvrir, comme le fait celui-ci, c'est un signe que le public commence à se préoccuper de chercher l'artiste derrière l'oeuvre, pour le juger. D'autre part, la condition d'Adenès est assez nouvelle. C'était un ménestrel, type amélioré de jongleur. Le ménestrel, ayant trouvé une situation stable dans une maison seigneuriale, a pour métier de plaire à celui qui se l'est attaché; il est de sa compagnie habituelle et vit parfois avec lui dans une intimité dont on peut se faire une idée précisément par le portrait qu'Adenès a tracé du ménestrel Pinçonnet dans le roman de Cléomadès, et qui pourrait bien être le sien. Au point de vue littéraire, il en résulte que l'oeuvre reflète, non seulement le tempérament du poète, mais aussi, et très nettement, l'état d'esprit du milieu où il vit. Les chansons de geste d'Adenès représentent, dans l'évolution du genre, une étape qu'avait ordonnée le goût des cours, notamment celui de la cour de France, aux environs de 1275. Il faut bien dire que ce goût, en raison même de sa finesse, était en contradiction avec le principe de l'épopée, qui commande une exécution à larges traits. - Ogier, enfant, est livré en otage à Charlemagne. Au-dessous, Adenès composant les Enfances d'Ogier. Adenès a écrit Cléomadès à la fin de sa carrière : c'est sa meilleure oeuvre, parce que c'est un roman de pure fantaisie et qui ne prétend pas à autre chose : histoire amusante où un cheval de bois d'ébène, mû par un mécanisme, vole par les airs, et emporte les personnages qui le chevauchent vers de nombreuses aventures. Les trois autres oeuvres d'Adenès sont les Enfances Ogier, remaniement de la première partie de la Chevalerie Ogier de Raimbert, où le héros, amené en otage à la cour de Charlemagne, est sauvé de la mort par Mahaut, fille du châtelain de Saint-Omer, puis se couvre de gloire en Italie au profit de l'empereur; Berthe aux grands pieds, remaniement d'une plus ancienne chanson, qui raconte comment des traîtres ont substitué auprès du roi Pépin, le soir de ses noces avec Berthe de Hongrie, une fausse Berthe, et comment Blanche-fleur, mère de la malheureuse princesse, découvre l'imposture; Beuve de Commarchis, enfin, qui est un remaniement d'une chanson du cycle de Garin de Monglane, le Siège de Barbastro. Dans ces entreprises de remaniement, Adenès a été guidé par le mépris qu'il ressentait pour la grossièreté de ses devanciers : il les accusait d'avoir raclé d'une lame d'épée en guise d'archet, sur une coque de bouclier en guise de vielle, et d'avoir ainsi fait entendre des sons qui eussent été durs même à l'oreille de barbares : Il vielerent tous doi d'une chanson Dont les vieles erent targes [= boucliers] ou blason. Et branc d'acier [= épées] estaient li arçon [= archets]. De tés [= telles] vieles vielerent maint son, Grief a oïr a la gent Pharaon. Pour les améliorer, il n'a pas changé les données essentielles de ses modèles : il a suivi pas à pas leurs narrations, Son apport personnel n'intéresse que la forme. Il consiste d'abord en des innovations métriques : la substitution de l'alexandrin au décasyllabe, celle de la rime à l'assonance, et l'agencement des laisses par groupes de deux, toutes deux portant à la rime la même voyelle tonique, mais la première étant bâtie sur des rimes masculines, la seconde sur des rimes féminines. Il consiste surtout en une rédaction soignée, d'un style clair, aisé et harmonieux. Il est certain que sa facture est de fort bonne qualité; mais c'est un pauvre corps que cache cet élégant vêtement. Pourtant, avec leurs oripeaux et leurs paillons, comme ces pâles romans sont loin de la robuste constitution des vieilles gestes! A l'occasion, quand l'auteur parle de choses qui sont pour lui des réalités et qu'il a vues, sa peinture s'anime; c'est ce qui est arrivé pour ses descriptions de Naples, de la Sicile, de Venise, qu'il avait visitées: et on trouve quelque agrément à s'arrêter avec Blanchefleur sur les hauteurs de Montmartre, d'où elle découvre Paris : Vit la cit [= Cité] de Paris, qui est et longue et lée [= large]. Mainte tour, mainte sale, et mainte cheminée; Vit de Montlehery la grant tour quarelée [= crénelée]; crénelée. La riviere de Saine vit, qui mout est loée, Et d'une part et d'autre mainte vigne plantée; Vit Pontoise et Poissy et Meulant en I'estrée [= sur la grand-route]. Marli, Montmorenci et Conflans en la prée, Dampmartin en Goele, qui mout est bien fermée [= fortifiée]. La fin de la chanson de geste en France. Avec le roman de Huon de Bordeaux, qui date du premier tiers du XIIIe siècle, et que l'on a déjà évoqué plus haut, la légende carolingienne s'évapore dans les sphères de la fantaisie amusante et du conte de fées. Ce n'est peut-être plus tout à fait une chanson de geste, mais c'est encore une oeuvre des plus intéressantes. On ne peut pas en dire autant de tout ce qui fut versé par la suite dans l'antique moule des chansons de geste. On tenta encore, au XIVe siècle, d'y couler des récits d'événements contemporains ou récents. De là, les Voeux de l'épervier, composés vers 1315. où est retracée la lutte du roi de Naples contre l'empereur Henri VII; - le Combat des Trente (1351); - la Chanson de Bertrand du Guesclin, par Cuvelier (vers l'an 1384); - la Geste de Liège, par Jean d'Outremeuse (fin du XIVe siècle) : poèmes sans beauté, où sont mécaniquement appliquées les formules d'un genre périmé. A partir du XIVe siècle, de nombreuses chansons de geste furent récrites en prose. Ces renouvellements trouvèrent des lecteurs, à telles enseignes que les plus anciennes presses parisiennes et lyonnaises s'empressèrent d'en publier des éditions : on connaît un Fierabras, imprimé en 1478: un Regnault (Renaud) de Montauban, imprimé en 1480. Mais le soin de rajeunir et d'adapter les vieux romans fut abandonné à des commis de librairie : ils finirent par se vulgariser tout à fait dans la Bibliothèque bleue. La chanson de geste hors de la France. Avant de périr, l'épopée française avait exercé sur la poésie des pays voisins une immense influence. Angleterre. Portée en Angleterre par les vainqueurs de Hastings, elle y trouva une seconde patrie, et plusieurs des poèmes français furent, assez tardivement et médiocrement d'ailleurs, traduits plus tard en anglais et même en gallois et en irlandais. Norvège. Les Norvégiens, dès le commencement du XIIIe siècle, connaissaient les chansons de geste françaises par l'intermédiaire de l'Angleterre et les traduisaient fidèlement en prose. Allemagne. L'Allemagne traduisait le Roland dès la fin du premier tiers du XIIe siècle; plus tard un minnesinger célèbre, Wolfram d'Eschenbach, mettait Aliscans en vers allemands; bien d'autres chansons étaient imitées. Pays-Bas. Aux Pays-Bas, gagnés de bonne heure à la culture française, la vogue des chansons de geste ne fut pas moins grande, et elle s'est maintenue en partie jusqu'aux Temps modernes, grâce aux rédactions en prose qui se réimprimaient encore au XIXe siècle. Espagne. L'Espagne s'inspirait des chansons de gestes françaises dès le milieu du XIIe siècle pour chanter le Cid, et composait, même sur les sujets carolingiens, des cantares de gesta dont quelques débris se retrouvent dans les romances du XVe siècle. Italie. C'est en Italie que l'épopée française devait faire la plus étonnante fortune. Dans le nord de la Péninsule, où se parlaient des dialectes plus ou moins voisins du français, les poèmes français avaient pénétré de très bonne heure; bientôt ils furent remaniés, puis imités, dans une langue factice, ayant le français pour base, mais fortement influencée par le lombard ou le vénitien. - Roland et Olivier (hauts-reliefs de la cathédrale de Vérone, XIIe s.). Sur la lame de l'épée de Roland, on lit : Durindarla. Parmi ces imitateurs, qui devinrent nombreux et rompirent d'assez bonne heure tout lien direct avec la poésie française, il s'en trouva qui eurent de l'imagination et un vrai mérite littéraire, comme le Padouan anonyme qui composa la première partie d'un vaste poème sur l'Entrée de Spagne (la suite est de Nicolas de Vérone). Leurs oeuvres furent plus tard, surtout en Toscane, imitées en prose et en rime italiennes; des poètes d'un talent de plus en plus brillant, Pulci, Bojardo, Arioste, sans parler des autres, prirent à leur tour ces imitations pour bases de leurs poèmes célèbres, en les transformant d'ailleurs considérablement, Pulci par l'ironie, Bojardo et l'Arioste par l'immixtion dans la « matière de France » de l'esprit des romans bretons (cycle de la Table ronde) et des formes classiques de l'Antiquité. Ainsi l'épopée carolingienne, morte en France, trouva en Italie une renaissance imprévue; c'est là qu'elle a reçu la forme la plus artistique, et, grâce aux rédactions en prose, c'est là aussi qu'elle est restée le plus populaire. La redécouverte des chansons de geste. En France, il a fallu attendre la date de 1832 pour voir la première publication d'une chanson de geste retrouvée dans sa forme la plus ancienne (ne disons pas originale) avec l'édition princeps de Berte aux grands pieds, suivie de celle de Roland (1836). Oubliés, pendant plus de trois siècles, de Ronsard, à Victor Hugo, le mot geste et les expressions qu'il sert à former, spécialement chanson de geste, reparaissent au même moment dans les écrits de Roquefort et de l'abbé de la Rue, et c'est Paulin Paris qui en a le premier saisi la véritable signification et les a remis en honneur, sinon auprès du grand public, au moins dans le langage des savants et des lettrés. (Ernest Muret / B. / L. G. / G. P.).
| En bibliothèque - Wolf, Sur les poèmes épiques des anciens Français, en allem., Vienne, 1838, in-8°. - Paulin Paris, les Chansons de geste, Paris, 1859, broch. in-8°. - Ch. d'Héricault, Essai sur l'origine de l'épopée française et sur son histoire au Moyen âge, Paris, 1860, in-8°. - Paul Bancourt, Les musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi (2 tomes), Plublications de l'université de Provence, 1982. En librairie - François Suard, La chanson de geste, PUF (QSJ), 2003. - Dominique Boutet, Jehan de Lanson, technique et esthétique de la chanson de geste au XIIIe siècle, Rue d'Ulm, 1988. - Huguette Legros, L'amitié dans les chansons de geste à l'époque romaine, Publication de l'université de Provence, 2001. - Collectif, Au carrefour des routes d'Europe : la chanson de geste (colloque), Publications de l'université de Provence, 1987. - Alain Labbé, L'architecture des palais et des jardins dans les chansons de geste (essais sur le thème du roi en majesté), Slatkine, 1997. - Francine Mora-Lebrun, L'Enéide médiévale et la Chanson de geste, Honoré Champion, 1994. - De la même, L'Enéide médiévale et la naissance du roman, PUF, 1992. - Jean-Charles Herbin, Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen âge, Paradigme, 1994. - Collectif, Comprendre et aimer la chanson de Geste (A propos d'Aliscans), ENS Editions. Italo Siciliano, Les chansons de geste et l'épopée, mythes, histoire, poèmes, Slatkine, 1979. | | |