| Le Pèlerinage de Charlemagne est une chanson de geste. Ce poème, d'un auteur inconnu, dans l'unique manuscrit qui nous l'a transmis, a pour sujet un prétendu pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem, d'où l'empereur aurait rapporté des reliques, déposées par lui à l'abbaye de Saint-Denis. C'est la plus courte de toutes les chansons de geste connues; elle n'a pas 900 laisses (ou vers). C'est aussi la plus ancienne en vers de douze syllabes. Son caractère héroï-comique la ferait prendre facilement, mais bien à tort, pour une parodie. Charlemagne avait fait construire à Jérusalem une église et un hôpital. Il n'en fallait pas plus à l'imagination populaire pour assurer qu'il avait fait le pèlerinage des lieux saints. Dès le Xe siècle cette légende était parfaitement établie, et quand les compagnons de Pierre l'Ermite trouvèrent la route romaine qui longeait le Danube, ils l'attribuèrent sans hésiter à Charlemagne. On ne doutait pas non plus que le grand empereur n'eût rapporté lui-même d'Orient les reliques dont l'abbaye de Saint-Denis était si fière, et dont l'exhibition était le grand attrait de la célèbre foire de l'Endit. Les trouvères ne durent pas manquer pour mettre en oeuvre cette légende, ni les jongleurs pour chanter leurs poèmes devant le peuple, qui venait en foule chaque année adorer les grandes reliques. L'un de ces poèmes s'est conservé jusqu'à nous et a été publié sous le titre de Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople. Au lieu de ce titre un peu long, nous adoptons celui de Pélerinage de Charlemagne, proposé par Gaston Paris dans une étude que nous résumons ici. Le Pèlerinage de Charlemagne paraît être à peu près contemporain de la Chanson de Roland (XIe siècle). Le fond de ce poème se compose de deux éléments très distincts que l'auteur a eu l'idée de fondre ensemble : 1° La légende du voyage de Charlemagne en Orient, dont nous venons d'indiquer les origines; 2° Un conte populaire tout à fait étranger à Charlemagne, l'histoire d'un roi qui s'offense d'entendre dire qu'un autre est plus grand que lui, et qui promet de se venger de ce propos irrespectueux, si, vérification faite, il le reconnaît inexact. Ce conte, probablement originaire de l'Inde, se retrouve dans la littérature arabe, où l'aventure est attribuée à Haroun al Rashid, comme le trouvère l'attribuera à Charlemagne. Voici, d'après Gaston Paris, le résumé du conte arabe : « Un jour que le calife venait de distribuer à tous ceux qui l'entouraient de riches présents, il s'écria : « Existe-t-il quelqu'un de plus riche et de plus magnifique que moi? » Le vizir se leva et répondit : « Seigneur, vous avez tort de vous louer vous-même. Il y a, à Bassorah, un homme appelé Aboul Kacim, qui est encore plus riche et plus magnifique ». Le calife irrité lui dit : « Si tu as dit la vérité, c'est bien; mais si ce n'est pas la vérité, je te ferai trancher la tête. » Et, après I'avoir fait jeter en prison, il partit pour Bassorah, afin de s'assurer par lui-même de ce qui en était. » On comprendra mieux maintenant la chanson du Pèlerinage de Charlemagne, que nous allons analyser rapidement. Un jour que Charlemagne, à Saint-Denis, avait mis sa couronne sur sa tête, et ceint son épée, il dit à la reine : « Dame, avez-vous jamais vu sous le ciel un homme qui porte mieux l'épée et la couronne? » La reine répondit follement : « Empereur, vous vous estimez trop; j'en sais un à qui la couronne sied bien mieux qu'à vous. » Devant le courroux de Charlemagne, elle veut aussitôt se rétracter; mais Charlomague insiste, et elle nomme Hugon (Hugues) le Fort, empereur de Grèce et de Constantinople. « Par mon chef, dit Charlemagne, j'irai m'en assurer, et si vous avez dit mensonge, vous êtes morte. » Il part alors pour l'Orient avec ses douze pairs, parmi lesquels Roland, Olivier, Ogier le Danois, l'archevêque Turpin, Guillaume d'Orange. Ils vont d'abord à Jérusalem, et ils entrent dans l'église où Dieu institua la Cène; les douze pairs se placent dans les sièges des douze apôtres, et Charlemagne dans celui de Jésus. Un juif, qui passait par là, est épouvanté du fier visage de I'empereur, qu'il prend pour Dieu lui-même, et se précipite chez le patriarche, implorant le baptême. Le patriarche se rend à l'église; Charlemagne se nomme devant lui, et lui demande des reliques; « Vous en aurez tant que vous voudrez », répond le patriarche. De Jérusalem, l'empereur se dirige vers Constantinople, où il est fort bien accueilli par le roi Hugon. Le poète profite du voyage à Constantinople pour nous faire un beau tableau des splendeurs de cette ville, telles qu'on se les imaginait de son temps d'après les récits des pèlerins. De loin on aperçoit les clochers, les aigles, les poids « reluisants ». Aux abords de la ville sont des jardins plantés de pins, de lauriers blancs, de rosiers en fleurs, d'églantiers; vingt mille chevaliers y jouent aux échecs, vêtus de soie et d'hermine, avec de grandes peaux de martre qui leur tombent jusqu'aux pieds. Dans le palais, les tables et les chaises sont d'or fin, les murs sont couverts de riches peintures, etc. C'est ce que l'on verra dans l'extrait reproduit ici. - Extrait du Pèlerinage de Charlemagne [Charles, revenant de Jérusalem avec ses barons, passe par Constantinople, dont il veut voir le roi. En approchant de la ville, il aperçoit celui-ci occupé à conduire une charrue] « I. - Le roi tenait sa charrue pour accomplir sa tâche du jour. Charlemagne vint à lui, par un vieux sentier; il vit le drap tendu et l'or flamboyer; il salua avec empressement le roi Hugon le Fort. Le roi regarda Charles et vit sa fière contenance, ses bras gros et carrés, son corps élancé et mince; il lui dit : « Sire, Dieu vous garde. Comment me connaissez-vous? » L'empereur répondit : « Je suis souverain de France; j'ai nom Charlemagne, Roland est mon neveu. Je viens de Jérusalem et je retourne dans mon pays, mais je désire vous voir, ainsi que votre baronnage. » Hugon le Fort reprit : « Il y a bien sept ans et plus que j'ai entendu dire par des mercenaires étrangers que pas un roi sous le ciel n'avait un si brillant baronnage que le vôtre. Je vous garderai un an si vous voulez rester; je vous donnerai tant d'avoir, d'or, d'argent, de deniers, que les Français en emporteront autant qu'ils voudront en charger. Je vais dételer mes boeufs par amitié pour vous. » II. - Le roi dételle et laisse sa charrue; les boeufs vont paître par les prés et par les champs. Le roi monte sur son mulet et s'en revient à l'amble : « Sire, » dit Charles, « cette charrue est garnie de tant d'or fin que j'en ignore la quantité; si elle reste là sans gardien, je crains qu'elle ne soit perdue. » Et le roi Hugon répond : « N'en ayez aucun souci; si loin que s'étendent mes terres, jamais il n'y eut un voleur; elle peut rester là sept ans, on n'y touchera pas. » Guillaume d'Orange dit : « Ah! saint Pierre, à nous! Pûssé-je la tenir en France et que Bertrand fût là : elle sentirait les pics et les marteaux! » Le roi éperonna son mulet et prit les devants au trot. Il arriva au palais où il trouva son épouse; il lui dit de se parer, et elle changea ses vêtements; la salle de réception et la salle des festins furent ornées de tentures. Enfin Charles arriva avec sa nombreuse escorte. III. - L'empereur descend de cheval au bas du perron de marbre blanc; il monte les degrés et arrive dans la grande salle, où il trouve sept mille chevaliers assis, vêtus de pelisses d'hermine et de bliauds précieux, et jouant aux échecs et aux tables. Plusieurs courent dehors, prennent les sommiers et les robustes mulets, et les conduisent à leurs hôtels pour les y soigner. Charles voit la salle et toute sa splendeur : les tables, les sièges, les bancs sont d'or fin; sur les murs, des bordures d'azur et d'aimant encadrent de précieuses peintures représentant des bêtes, des serpents, des oiseaux et toutes sortes d'animaux. La salle est voûtée et complètement fermée par le haut; elle est construite avec beaucoup d'art et d'élégance. La colonne centrale est niellée d'argent; autour de la salle se dressent cent colonnes de marbre, toutes niellées d'or fin sur la face antérieure; chacune porte un enfant de bronze tenant à la bouche un cor d'ivoire; si la galerne, s'élevant de la mer, ou la bise, ou tout autre vent vient frapper le palais du côté d'occident, il le fait tourner d'un mouvement continu, comme la roue d'un char qui descend une pente; les cors sonnent et trompent et tonnent comme des tambours ou des tonnerres ou de grandes cloches qui se balancent; et les enfants se regardent en riant, si bien que vous les croiriez tous vivants. Charles, voyant la salle et toute sa splendeur, n'a plus que du mépris pour sa propre richesse; et il lui souvient de sa femme qu'il a tant menacée. IV. - « Seigneurs, » dit Charlemagne, « voici une bien belle salle : Alexandre n'en eut pas une pareille, ni le vieux Constantin, ni Croissant de Rome, qui bâtit tant d'édifices. » A peine l'empereur a-t-il dit ces mots qu'il entend un vent venant du côté de la mer; la bise vient bruyante vers le palais et le bat sur une de ses faces, elle le met en branle doucement et sans secousse, et le fait tourner comme l'arbre d'un moulin; les statues cornent et se sourient l'une à l'autre; vous auriez cru qu'elles étaient vivantes; l'un des cors a le son grave, l'autre le son aigu; c'est un plaisir de les entendre : il semble à celui qui les écoute qu'il soit au paradis, où les anges chantent doucement et suavement. La tempête est violente, accompagnée de neige et de grêle; le vent, âpre et fort, mugit et gronde; mais les fenêtres sont d'un bon cristal, taillé et incrusté de pierres d'outremer, et la salle reste aussi calme, aussi tranquille, aussi agréable qu'en mai lorsque le soleil brille. La tempête fut violente, horrible, épouvantable. Charles vit le palais qui tournoyait et retentissait; il n'y comprit rien, il n'avait rien imaginé de pareil. Il ne put rester debout, et s'assit sur le pavé de marbre. Tous les Français sont renversés, ils ne peuvent se tenir sur pied; ils se couvrent la tête, couchés sur la face ou sur le dos, se disant l'un à l'autre : « Nous voilà bien embarrassés : les portes sont ouvertes et nous ne pouvons pas sortir ! » V. - Charles voit le palais qui tourne sans cesse. Les Français se couvrent la tête, ils n'osent pas regarder. Le roi Hugon le Fort s'avance et leur dit : « Ne vous effrayez pas. - Sire », dit Charlemagne, « est-ce que cela ne changera pas? » Et Hugon le Fort répond : « Attendez un peu. » Le soir vint et la tempête cessa, et les Français se relevèrent. Le souper était prêt. Charlemagne s'assit à table, avec ses rudes barons, puis le roi Hugon le Fort, avec sa femme près de lui, et sa fille aux blonds cheveux, au visage frais et beau, à la chair blanche comme la fleur en été. Olivier regarda la jeune fille et s'éprit d'amour pour elle. Rien de ce que demandent les Français ne leur est refusé. Ils ont de la venaison en abondance : du cerf, du sanglier, des grues, des oies sauvages et des paons au poivre; on leur sert à profusion le vin et le claré; les jongleurs chantent et jouent de la vielle et de la rote, et les Français se divertissent magnifiquement.. » (Pèlerinage de Charlemagne, vers 299-414). | Après un plantureux festin qui leur a été offert par le roi Hugon, Charlemagne et ses pairs sont allés se coucher; mais avant de s'endormir, et sur l'invitation de l'empereur, ils s'amusent à gaber, c'est-à-dire à faire assaut de vanteries. Le premier gab est celui de Charlemagne : il se vante de se mesurer avec le meilleur chevalier du roi Hugon, fût-il revêtu de deux hauberts, coiffé de deux heaumes et monté sur un excellent destrier, et de fendre, d'un coup, cavalier, selle et cheval. Roland, à son tour, se vante de sonner du cor si puissamment que toutes les portes de la ville en sortent de leurs gonds, et que le roi en ait les moustaches brûlées. Les gabs des autres pairs ne sont pas moins extraordinaires. Mais un espion, caché dans un gros pilier, a tout entendu, et en fait un récit fidèle à Hugon. Celui-ci, exaspéré d'avoir été ainsi outragé par ses hôtes, leur déclare le lendemain qu'il leur tranchera la tête s'ils n'accomplissent pas tous leurs gabs. Heureusement Dieu, tout en blâmant les Français d'avoir trop parlé après boire, intervient en leur faveur. Grâce à sa protection, ils exécutent à la lettre leurs vanteries les plus extravagantes. La colère du roi Hugon tombe devant ce miracle; il se déclare l'homme de Charlemagne. « Nous devons, dit alors l'empereur de France, faire aujourd'hui une grande fête, et nous porterons tous deux nos couronnes d'or. » C'était le but de son voyage. Charles et Hugon prennent donc leurs couronnes, et les Français peuvent constater que Charles est plus grand que son rival d'un pied et de quatre pouces. La reine de France avait menti; mais, au retour de Charlemagne, elle se jette à ses pieds, et l'empereur lui pardonne « pour l'amour du saint sépulcre qu'il a adoré ». (L. Clédat). | |