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L'épigraphie
On nomme épigraphie la science des inscriptions, c.-à-d. l'ensemble des règles nécessaires pour les déchiffrer, les lire, les traduire, les expliquer et pour en tirer tous les enseignements philologiques et historiques qu'elles renferment. L'épigraphie se partage, avec la diplomatique et avec la numismatique, l'étude des documents écrits que nous ont légués l'Antiquité, le Moyen âge et même les Temps modernes. Mais il est entre ces trois branches de la science historique des différences capitales.

La diplomatique a pour but la connaissance des chartes, des diplômes et des documents écrits sur le parchemin, la toile, le papier; l'épigraphie, au contraire, a pour objet les monuments de l'histoire gravés au ciseau et au burin sur des matières dures comme l'airain, le marbre, la pierre, tandis que la numismatique se restreint aux légendes de toute nature, obtenues par la frappe, qui figurent au droit et au revers des monnaies, des jetons et en général de toutes les pièces semblables à des monnaies. Les procédés d'écriture et les matières employées délimitent donc assez nettement le domaine de chacune de ces sciences. Ce n'est pas là pourtant la seule distinction à faire. Si la numismatique embrasse toutes les périodes historiques, la monnaie ayant existé partout et toujours depuis son invention, la diplomatique s'occupe surtout des documents rédigés au Moyen âge, et l'épigraphie de ceux qui datent de l'Antiquité. 

Les Anciens, en effet, n'avaient pas, comme nous, de journaux quotidiens qui permissent de porter à la connaissance du public les actes du gouvernement, les discussions législatives, les notes diplomatiques que la presse et les autres médias répandent aujourd'hui, avec bien d'autres nouvelles, de tous côtés. Pour garder le souvenir des faits importants de la vie publique des peuples, ils n'avaient d'autre ressource que de les graver ou de les tracer au pinceau, pour les exposer à la vue de tous. Les intéressés en prenaient souvent des copies qu'ils faisaient graver à leur tour dans leurs maisons, dans les temples, sur les places de leur ville natale, pour la satisfaction de leur vanité ou pour l'enseignement de la postérité. De plus, comme nous, mais bien davantage encore, ils aimaient à orner les édifices de grandes inscriptions destinées à garder le souvenir du généreux fondateur qui en avait fait les frais, les lieux sacrés d'ex-voto, les tombes de longues épitaphes, si bien que le nombre des textes épigraphiques antiques que l'on a conservés, rédigés dans tous les pays et dans toutes les langues, est véritablement immense. 

Il est facile de comprendre, par suite, de quelle importance est, pour l'étude des civilisations antiques, une collection aussi considérable de documents historiques. L'épigraphie confirme les témoignages des auteurs anciens, les complète bien souvent, bien souvent aussi les corrige; parfois même c'est la seule source que nous ayons pour certains peuples, certaines périodes ou bien certaines régions. Les cas où l'épigraphie vient confirmer les données des historiens sont innombrables. On se contentera d'en citer ici quelques-uns. 

Hérodote et Thucydide racontent que, après la victoire de Platées, les Grecs alliés dédièrent à Apollon un serpent de bronze avec le trépied d'or qui le portait. Ce serpent de bronze fut plus tard transporté à Constantinople par Constantin qui en orna l'hippodrome; c'est au milieu des ruines de ce monument qu'il a été découvert. On y lit les noms des peuples qui ont consacré le trophée au dieu de Delphes, après avoir contribué à repousser les Barbares. 

Thucydide a inséré dans son ouvrage le texte d'un traité conclu par les Athéniens avec Argos, Mantinée et Elée, en 421 av. J.-C.; la copie authentique nous en est parvenue, d'autre part, par une inscription : elle ne diffère que fort peu de celle que nous devons à Thucydide. Une telle similitude est bien digne de remarque. 

On savait bien, par Suétone, que Néron, dans le voyage en Grèce qui termina en règne, avait « fait don aux Grecs de la liberté et annoncé lui-même ce bienfait, du milieu du stade, aux jeux isthmiques », mais on en était réduits à ce maigre témoignage de l'historien latin, quand le texte même de la harangue prononcée par l'empereur fût retrouvé, dans la petite église de Saint-Georges, à Karditza, par Holleaux. 

Une des victoires les plus fameuses que les Romains remportèrent contre les Carthaginois fut celle que le consul Duilius obtint sur mer près des îles Lipari. Tite Live et d'autres auteurs nous la signalent, et ils ajoutent que de grands honneurs furent rendus, durant toute sa vie, à l'heureux amiral. L'épigraphie est venue corroborer entièrement leur témoignage : on a une copie de l'antique inscription fixée autrefois à la colonne rostrale élevée sur le Forum en mémoire de ce succès, et une seconde inscription gravée jadis sur le piédestal de la statue de Duilius, au Forum d'Auguste, où ses victoires sont rapportées avec les honneurs qu'elles lui valurent. 

Tite Live raconte que la célébration des mystères dionysiaques donna lieu, à une certaine époque, à des désordres tels que le Sénat dut sévir : sept mille personnes furent accusées, et on prononça de nombreuses condamnations, même capitales. En même temps, il rendit un sénatus-consulte pour interdire à l'avenir la célébration des Dionysiaques. Ce document nous est parvenu sur une table de bronze exhumée en Calabre
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Décret attique.
Capitales grecques sur un fragment de décret attique (Ve s. av. J.-C.).

Nous savons, par Suétone, qu'Auguste, en mourant, laissa un résumé de son règne, de façon à ce qu'après sa mort ce document fût gravé sur des tables d'airain et placé à Rome; devant son mausolée. D'un autre côté, Dion Cassius et Tacite nous apprennent qu'en l'an 29, Octavien permit que l'on élevât, dans les provinces, un temple dédié Urbi Romae et Caesari à Ephèse et à Nicée, et que les Grecs purent aussi construire deux temples à leur usage, pour le culte des mêmes dieux, à Pergame et à Nicomédie. Ce devint bientôt un usage général; et Ancyre, la métropole de la Galatie, eut son Augusteum. Par une heureuse fortune, ce temple d'Ancyre existe encore; il porte gravé sur les murs de son sanctuaire le résumé du règne d'Auguste, composé par l'empereur, dont l'original existait sur bronze à Rome, mais a disparu. Non seulement la présence même de cette inscription sur la muraille du temple d'Ancyre corrobore les récits de Suétone et de Dion Cassius, mais le texte du document n'est guère, à quelques détails près, qu'une longue confirmation de tout ce que les auteurs grecs et latins ont écrit sur le premier et le plus célèbre des empereurs romains

Dans ses Annales, Tacite rapporte que l'empereur Claude rencontra une grande opposition dans la Sénat, quand il voulut donner le droit de cité aux habitants dit la Gaule chevelue; il dut prononcer lui même à ce sujet un discours que l'historien latin a résumé. Le discours authentique de l'empereur, gravé sur une table de bronze, a été repêché à Lyon, dans le Rhône, en 1824 : le texte en est tel que Tacite le faisait présumer.

Rien n'est plus intéressant que de voir ainsi le témoignage d'historiens, dont les oeuvres ne nous sont parvenues, bien souvent, qu'en mauvais état ou incomplètes, confirmé par celui des textes épigraphiques qu'ils avaient sous les yeux en composant leurs oeuvres. Mais il est bien rare que cette confirmation soit seulement la répétition de ce que nous savions déjà par les écrivains : tantôt les inscriptions viennent élucider leurs assertions en nous faisant connaître de menus faits qu'ils avaient omis; en précisant ce qu'ils avaient laissé dans le vague, en nous mettant sous les yeux les pièces officielles auxquelles ils avaient fait allusion; tantôt elles les contredisent dans le détail, substituant au jugement passionné d'un homme où à la thèse d'un avocat la sécheresse d'un document. 

La Bible parle ainsi, dans un passage célèbre, de l'édit par lequel Cyrus rendit la liberté aux Juifs déportés sur les bords de l'Euphrate et leur permit de retourner en Palestine. Avertis par les nombreuses inventions et aproximations du texte, on avait élevé des doutes sur la véracité de ce passage : on avait voulu y voir une composition littéraire, inspirée par des événements postérieurs et datant, par conséquent, d'une époque relativement récente. Or on a retrouvé, à Babylone, sur un de ces cylindres en terre où les rois se plaisaient à inscrire les grands événements de leur régné, l'édit même de Cyrus relatif à la libération des Juifs; il nous apprend que le retour des Hébreux (ou du moins de la partie exilée de la population) dans leur pays est bien un fait historique. Cependant,  l'édit de Cyrus relatif aux Juifs contredit aussi une autre tradition biblique. A en croire le Livre d'Esdras et celui des Chroniques, il faudrait penser que si Cyrus a agi comme il l'a fait, c'est pour obéir à un ordre du Dieu d'Israël. Il n'en est rien, on s'en doute. Du texte babylonien, il ressort que la mesure prise par le roi des Perses est une mesure générale par laquelle il inaugurait une politique nouvelle, contraire à celle des rois assyriens

De même, nous savions bien que Néron avait rendu la liberté aux Grecs; mais nous ignorions la portée exacte de la mesure impériale. Le discours prononcé par l'empereur lui-même, sans satisfaire pleinement notre curiosité, nous en apprend bien devantage que la phrase si courte de Suétone. Nous ignorerions également, sans la colonne de Duilius, le nombre des vaisseaux pris par les Romains et la quantité d'argent qui tomba entre leurs mains, ce qui donne une conception plus précise de l'importance de la victoire remportée sur Carthage. De même encore, si l'on n'avait du discours de Claude que le résumé de Tacite, il serait impossible de se faire une idée précisé du style et de l'éloquence d'un prince qui se piquait d'être un lettré et un grammairien autant qu'un empereur. On pourrait remplir tout un livre d'exemples de cette sorte, surtout si l'on les empruntait aux histoires écrites de seconde et de troisième main par les auteurs anciens, comme celles d'Egypte ou d'Assyrie, ou encore celle de l'empire romain à partir du début du IIe siècle, car l'épigraphie a tellement modifié et complété nos connaissances, à propos de ces histoires, que l'on peut dire sans exagération qu'elle nous les a révélées.

II en est ainsi, à plus forte raison, pour les peuples ou les civilisations qui n'ont pas trouvé d'historiens ou dont les historiens ne sont pas parvenus jusqu'à nous. Tels sont les Himyarites, les Homérites des auteurs romains qui occupaient le Sud de l'Arabie et qui ont laissé de nombreux témoignages écrits de leur vitalité et de leur puissance; les Hittites, ces antiques habitants de l'Anatolie et de la côte de Syrie; les Khmers, dont les annales n'existent plus que sur les inscriptions du Cambodge, etc. Beaucoup de ce que l'on sait de leur existence et des événements par où elle s'est manifestée, est dû entièrement aux découvertes épigraphiques. Et ce qu'il y a de curieux, comme on l'a fait très finement observer, c'est que les inscriptions, surtout lorsqu'il s'agit de peuples dont nous ne connaissons que mal l'histoire, sont souvent bien moins instructives par ce qu'elles veulent nous apprendre que par ce qu'elles nous apprennent sans le vouloir. Ainsi, que nous révèlent les inscriptions nabatéennes découvertes par Doughty à Médaïn-Saleh, au frontispice d'une suite d'édifices. Les noms de ceux qui y sont enterrés et quelques formules funéraires analogues à celles que tous les peuples ont gravées sur leurs tombeaux; c'est bien peu de chose en soi. Quelles conséquences, cependant, on peut tirer de ces inscriptions? Elles nous font voir qu'il existait dans cette partie reculée de l'Arabie, bien avant l'islam, une population araméenne stable, ayant sa langue, ses rois, - dont les noms servent à dater les sépultures, - ses usages propres.
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Edits d'Açoka.
Les édits d'Açoka (inscription de Girnar). Photo : © Serge Jodra, 2011.

Mais, pour revenir aux peuples de l'Antiquité plus connus, il est tout un côté de la science historique qui nous serait à peu près entièrement inconnu sans l'épigraphie. Les auteurs anciens, -on pense surtout ici aux historiens de la Grèce et de Rome, - ne nous font connaître que les côtés extérieurs de l'Antiquité; ils ne parlent que des événements intéressants pour l'histoire générale des peuples ou des familles régnantes; ils semblent oublier qu'il y avait dans le monde des villes et des nations autres qu'Athènes, Sparte ou Rome, des masses populaires qui pensaient, travaillaient, souffraient, qui avaient des institutions, une vie sociale, des coutumes particulières. Les raisons de ce silence sont multiples; ce n'est pas le lieu de les rechercher ici; il nous suffira de constater le fait. L'épigraphie vient combler cette lacune; elle est, pour ainsi dire, la décentralisation de l'histoire. 

Par cela même qu'elles étaient gravées aux frais des villes et des particuliers pour servir des intérêts locaux ou privés, les inscriptions nous transportent en dehors des limites où les historiens nous tiennent enfermés; elles nous font pénétrer dans la vie provinciale, municipale, domestique même; elles nous ouvrent des horizons sur une série de questions qu'il ne serait pas possible d'aborder sans leur secours et, si elles ne fournissent pas toujours une solution complète, du moins permettent-elles d'approcher de la vérité. 

On en réunira ici quelques exemples. Un des textes les plus anciens de la langue grecque est un traité passé entre les Eléens et les Arcadiens d'Héra; il y est stipulé qu'une alliance est faite pour cent ans entre ces deux Etats. La pierre a été trouvée à Olympie, le traité ayant été placé sous la protection de Zeus Olympien; sans cette particularité, nous n'aurions jamais connu ce fait historique. 

Parmi les actes politiques les plus importants de Jules César, il faut placer la promulgation, en 45 av. J.-C. d'une loi municipale qui réglait dans le détail l'organisation des municipes pour tout l'Empire, qui leur accordait à tous une administration uniforme calquée sur celle de Rome, et qui fut, par conséquent, un des agents les plus actifs de cette politique des empereurs, dont le but était de gagner le monde à la civilisation romaine. Heureusement pour nous, le texte même de la loi a été retrouvé à Héraclée. On se demande comment un fait d'une telle portée a pu échapper à l'attention des auteurs romains. 

De même, si nous en étions réduits aux renseignements des auteurs, nous ne saurions presque rien de l'organisation intérieure de notre pays pendant toute la période impériale; les inscriptions sont notre seul guide pour cette époque; c'est en les étudiant toutes, petites et grandes, que l'on a pu éclairer quelque peu cette partie de notre histoire nationale. Il est vrai qu'il en est, dans le nombre, de fort importantes, comme le fameux marbre de Thorigny et la loi de Narbonne, qui contiennent des détails précieux sur l'organisation des assemblées provinciales en Gaule

Rien n'est plus intéressant que de voir comment les Romains sont arrivés à garder, pendant l'Empire, l'immense étendue de terrain qu'ils avaient conquis et à y maintenir la paix, au dedans comme au dehors, c.-à-d. comment ils avaient organisé leurs armées et les avaient réparties dans les provinces; et pourtant on chercherait vainement, dans les auteurs de l'époque, la solution d'une question d'où dépendait la vie même de Rome. Que l'on interroge, au contraire, les inscriptions, on se rendra compte de la nature, de la composition, de la vie des troupes et de la tâche réservée à chacune d'elles dans la défense du territoire; on comprendra aisément que la solidité de l'armée ait assuré la prospérité de l'Etat, et l'on constatera que le jour où des changements profonds furent introduits dans le recrutement et dans la discipline militaire est aussi celui qui vit commencer la décadence de l'Empire. 

L'oracle d'Apollon, à Délos, était très célèbre dans l'Antiquité; les auteurs y font souvent allusion; cependant ils ne se sont jamais préoccupés de nous instruire dans le détail des particularités du culte rendu au dieu dans ce sanctuaire et de toutes les manifestations de la piété des peuples en ce lieu. Tout cela, néanmoins, n'est plus pour nous un mystère, grâce aux découvertes épigraphiques qui ont été faites à Délos par les membres de l'Ecole française d'Athènes et en particulier par Homolle. 

On peut en dire autant de Pompéi. C'était, jadis, une toute petite ville qui n'intéressa jamais sérieusement l'histoire. Nous en saurions à peine le nom aujourd'hui sans la terrible catastrophe qui la détruisit à la fin du Ier siècle et qui enfouit sous les cendres du Vésuve toutes les inscriptions qui y existaient. Elles nous ont révélé toute la vie municipale de cette cité, le nom de ses dieux, de ses magistrats, de ses habitants; elles nous ont gardé même le souvenir de l'agitation électorale qui s'y produisait, à périodes régulières, et à laquelle personne n'échappait; elles nous permettent vraiment de revivre avec ces petits bourgeois romains du Ier siècle.

Il en est de même, au reste, de toutes les municipalités grandes ou petites du monde grec et du monde romain : grâce aux textes épigraphiques qui y ont été laissés par les anciens, l'histoire de chacune d'elles peut être faite avec plus ou moins de développement, suivant que le nombre de ces textes est plus ou moins nombreux. En un mot, c'est par l'épigraphie, associées aux autres découvertes de l'archéologie, que nous connaissons, dans le détail, la vie matérielle et morale des Anciens.

Avant de quitter l'histoire, pour montrer les rapports de l'épigraphie avec d'autres sciences, il convient de rappeler quels services les inscriptions ont rendus à la chronologie. On n'entend pas parler ici seulement de certaines histoires pour lesquelles les documents écrits sont peu nombreux ou peu dignes de foi et où, par conséquent, les documents épigraphiques datés sont les seules bases solides sur lesquelles on puisse s'appuyer; mais les chronologies même qui étaient regardées, il y a deux siècle, comme à peu près établies, celles de la Grèce et de Rome, par exemple, ont été entièrement transformées par les découvertes épigraphiques. Il suffit, pour s'en assurer, d'ouvrir les Fasti Hellenici, de Clinton, ou la Chronologie de l'Empire romain, de Goyau. Comment en serait-il autrement, alors que nous pouvons nous appuyer maintenant sur des documents aussi importants que les Marbres de Paros ou les Fastes consulaires, qui nous ont conservé, les premiers les grands événements de l'histoire grecque depuis la fondation d'Athènes jusqu'à l'archontat de Diognète, les seconds la suite des consuls, des dictateurs, des tribuns militaires et des triomphateurs du peuple romain, jusqu'au règne de Tibère, et que nous avons à notre disposition des milliers d'inscriptions datées de toutes sortes ?

La géographie historique est soeur de l'histoire : comme celle-ci, elle puise également dans l'épigraphie des renseignements indispensables. S'agit-il de déterminer d'une façon précise la position d'une ville aujourd'hui détruite, mais qui a été mentionnée par les écrivains anciens? on cherchera parmi les ruines de la région, et le jour où l'on aura eu la bonne fortune de rencontrer, sur quelque autel ou sur quelque base de statue, le nom de la ville, écrit même en abrégé, l'identification sera établie par une preuve irrécusable. Veut-on retrouver la direction des voies qui sillonnaient l'Empire romain? il suffira de relever les inscriptions milliaires qui les jalonnaient autrefois pour arriver à les tracer sur la carte, kilomètre par kilomètre.

II ne sera pas difficile, non plus, de comprendre les services que rendent les inscriptions à la linguistique. Tout d'abord, il faut reconnaître que certains peuples de l'Antiquité ne nous ont pas, laissé d'autres témoignages de leur langue et de leur littérature. Il faut citer en première ligne les anciens habitants de la Mésopotamie, de la Médie et de la Perse, dont les inscriptions cunéiformes sont aussi nombreuses qu'importantes, et les Egyptiens, avec leurs hiéroglyphes; puis les Phéniciens, les Libyens, les Etrusques et bien d'autres encore dont il sera question plus bas. Pour ceux-là, il est inutile d'insister plus longtemps. Mais il est d'autres langues, dites classiques, dont la littérature est représentée par un grand nombre d'ouvrages qui ont fait l'admiration de tous les âges; celles-là même ont fortement progressé par l'étude des inscriptions. 

C'est en examinant avec soin les textes épigraphiques contemporains des beaux siècles des langues grecque et latine que l'on est parvenu à fixer l'orthographe de ces deux langues, trop souvent défigurées dans les manuscrits; c'est en les comparant avec d'autres antérieurs ou postérieurs que l'on a pu suivre les variations des formes grammaticales et de l'orthographe à travers les siècles et arriver, par suite, à une connaissance plus approfondie de la langue elle-même; c'est également par les inscriptions qu'on est parvenu à connaître les différents dialectes, si fréquents dans le monde grec, à en fixer les caractères particuliers, à en composer la grammaire. Il y a plus. 
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Stèle maya (Quirigua).
Ecriture maya sur une stèle, à Quirigua (Guatemala).

L'étude des inscriptions nous a révélé qu'il avait existé, surtout à Rome, deux langues en une, la première parlée par les lettrés, qui est celle des écrivains, et l'autre parlée par le peuple. Un moment, la langue populaire parut être près de l'emporter sur l'autre; mais Ennius intervint énergiquement et arrêta la décadence de la langue savante, qui devint jusqu'à la fin le langage officiel de Rome. Pourtant, ce qu'il imposait aux lettrés, il ne put le faire accepter au peuple. Celui-ci conserva un idiome, le sermo plebeius, dont la vitalité résista à tous les efforts. 

Depuis les textes contemporains d'Ennius jusqu'aux monuments de l'époque chrétienne, où la langue du peuple se donne carrière, libre des formules conventionnelles de l'épigraphie païenne, on peut saisir, dans les inscriptions, cette vie latente du sermo plebeius et en étudier les différentes manifestations. On comprend aisément l'importance de cette étude, qui n'est, en réalité, que celle de la langue française dans sa période d'incubation. Somme toute, l'épigraphie est, pour la connaissance des langues, tantôt la seule source où l'on puisse puiser, tantôt un auxiliaire indispensable.

Ce qui fait, en effet, surtout la valeur des documents épigraphiques, c'est que ce sont des monuments contemporains des faits auxquels ils font allusion. Tandis que les écrits des auteurs anciens ne nous sont parvenus que par une suite de copies prises les unes sur les autres et se dénaturant de plus en plus à mesure qu'elles se multiplient, les inscriptions nous font connaître soit l'original lui-même, soit une reproduction directe et généralement immédiate, dont la fidélité ne saurait être mise en doute. C'est ainsi que le plus ancien manuscrit de Plaute, le Palimpseste de Milan, ne date que du IVe siècle ap. J.-C., c.-à-d. est postérieur de plus de 500 ans à l'époque où les comédies furent composées, alors que nous possédons du sénatus-consulte des Bacchanales, que Plaute vit promulguer, une copie exécutée l'année même où il fut rendu.

Par suite, les inscriptions peuvent prétendre à une confiance plus complète; car elles ne connaissent ni les fautes de copistes inattentifs, ni les mutilations intéressées, ni les interpolations maladroites, fruits d'une ignorance présomptueuse, qui ont corrompu certains textes classiques, au point de les rendre incompréhensibles, qui les ont, en tout cas, tous plus ou moins rajeunis.

Cette considération explique aussi de quel secours les inscriptions peuvent être à la science du droit. Nous n'avons pas la bonne fortune de posséder pour tous les peuples de l'Antiquité des recueils juridiques comme ceux que Rome nous a transmis; le droit des Babyloniens, des Egyptiens, des Grecs, ne nous est connu que par les allusions qu'y ont faites les auteurs anciens, allusions bien souvent fugitives et obscures. Ce que l'on en sait de plus précis est dû à l'épigraphie. Pour le droit privé grec, nous possédons, par les inscriptions, des lois entières, par exemple la fameuse loi de Gortyne, en Crète, qui contient des stipulations détaillées sur presque tous les chapitres du droit civil ou criminel, action ou revendication ayant pour objet un homme libre réclamé comme esclave, viol, adultère, reprises à exercer par la femme ou par les héritiers après dissolution du mariage, recherche de la paternité, condition des enfants au point de vue de la succession, de l'adoption, etc.; comme aussi un très grand nombre d'actes plus ou moins développés, des baux emphytéotiques, des dispositions relatives à la location du domaine public, des contrats de fermage privé, des donations à des particuliers ou à des communautés, des procès-verbaux de vente; si bien que l'on peut aujourd'hui, en réunissant tous ces fragments, composer un code de droit grec analogue à ceux qui existent depuis l'Antiquité et à ceux que l'on fait encore de nos jours pour le droit romain. Car, là également, les inscriptions ont considérablement agrandi le domaine de la science en fournissant aux études juridiques des contributions importantes. 

Tout d'abord elles donnent des indications incidentes sur tous les points de droit : ainsi, pour s'en tenir à un seul exemple, la théorie des noms propres, tels que l'épigraphie nous la fait connaître, n'étant que l'expression du droit des personnes, son étude permet de suivre les différentes variations de ce droit et de contrôler, par toute une série de faits de détail, les assertions des jurisconsultes; il en est de même pour toutes les parties du droit; et les lois civiles, telles que nous les transmettent les auteurs, gagnent singulièrement, non seulement en intérêt, mais en clarté même, lorsqu'on peut en saisir sur le vif l'application et la pratique. Mais surtout les inscriptions nous ont conservé toute une série d'actes concrets, tels que l'on n'en rencontre dans aucune de nos autres sources écrites et qui ont l'avantage d'être généralement datés strictement, c.-à-d. de nous placer à une époque bien déterminée de la vie juridique de Rome. S'agit-il de l'affranchissement? elles nous fournissent des actes d'affranchissement soit par vindicte, soit par testament; d'héritages? elles nous mettent sous les yeux des testaments complets, des legs testamentaires, des procès-verbaux d'ouverture de testament; de propriété? nous y trouvons des exemples de donations de toutes sortes, de ventes, de contrats. En un mot, à la lettre morte des jurisconsultes, les inscriptions substituent un commentaire vivant, qui a, de plus, l'avantage d'éclairer bien des points douteux et de révéler des détails ignorés.

En résumé, l'épigraphie est un puissant auxiliaire dans les diverses branches de la science de l'Antiquité. Par cela même qu'elle a mis dans la circulation un nombre immense de documents nouveaux d'une véracité irrécusable, elle a agrandi le champ de toutes les études, lorsqu'elle ne les a pas créées entièrement; elle a permis de contrôler les résultats déjà obtenus, de corriger des erreurs séculaires, de combler des lacunes que l'on croyait irréparables; bref, c'est à elle qu'on doit d'avoir pu, dans bien des cas, approcher de la vérité, autant qu'il est donné au chercheur d'y parvenir.

Il faut pourtant faire ici une légère restriction. On a dit plus haut que les inscriptions avaient, sur les textes des auteurs, un avantage considérable qui est d'être contemporaines des événements auxquels elles font allusion, de ne pas avoir, en conséquence, subi les altérations dues à des copistes successifs; on a ajouté que c'étaient des documents authentiques, et non, comme il arrive trop souvent aux écrits des historiens, des relations présentées à l'appui de certaines thèses et par là même quelque peu dénaturées. On doit avouer, cependant, que la correction matérielle des inscriptions, comme aussi leur véracité, laisse parfois à désirer.

Pour se rendre compte des fautes qui peuvent se glisser sur les monuments épigraphiques, il suffit de songer à la façon dont on s'y prenait pour les graver. A quelque catégorie qu'elle appartint, une inscription était d'abord rédigée par l'intéressé qui la remettait au graveur; celui-ci en dessinait une copie sur la pierre ou le marbre, afin d'assurer la bonne disposition des lignes, et gravait ensuite en se conformant au dessin. Il y avait donc toujours au moins une copie qui séparait l'inscription que nous possédons de l'original. Dans bien des cas, il y en avait plusieurs; lorsqu'il s'agissait par exemple d'un acte public d'abord rédigé par les scribes compétents, puis transmis en duplicata à une autorité inférieure, un gouverneur de province qui en faisait exécuter, à son tour, une ampliation destinée aux intéressés. Ceux-ci la gardaient dans leurs archives et ne transmettaient au graveur qu'une nouvelle transcription. Or, autant il y avait d'intermédiaires, autant il y avait de chances d'erreur, d'où une certaine similitude, atténuée, il est vrai, entre les manuscrits des écrivains classiques et les inscriptions. 

Mais il y avait pour celles-ci une cause de confusion que les textes des auteurs ont ignorée. Le modèle qui était remis au lapicide n'était généralement pas écrit en lettres capitales, mais bien en écriture cursive qui prête plus aisément à la confusion, si bien que, lorsque le graveur était ignorant ou seulement négligent, il commettait, en transcrivant son modèle sur pierre en capitales, des erreurs grossières, dont les textes sont parfois étrangement défigurés. Un type fameux des bévues de cette sorte nous est donné, pour l'épigraphie latine, par le procès-verbal des réunions des Arvales en 218 (traetextati pour praetextati, cathedius pour cathedris, tost epulap pour post epulas, cacerunt pour caverunt, etc.).

Quant à la véracité des inscriptions, on peut la prendre en faute toutes les fois que celui qui l'a fait graver a quelque intérêt capital à forcer la vérité. Cette réflexion s'applique, naturellement, moins aux monuments dus à l'initiative privée, qui sont généralement sincères jusqu'à la naïveté, qu'aux monuments publics où les faits sont, par une tendance naturelle, présentés sous une apparence flatteuse. Trois exemples feront mieux ressortir la vérité de cette assertion. Le roi Sennachérib a raconté, dans une grande inscription cunéiforme que nous possédons, ses succès sur les Hébreux; dans ce bulletin de victoire, il se garde bien de dire qu'il n'a pas pris Jérusalem et qu'il a été obligé d'en lever le siège, ce que la Bible, dont les rédacteurs avaient intérêt à le proclamer, nous apprend pertinemment. Par contre, la Bible, dans un autre passage, nous représente les Israélites comme ayant remporté sur les Moabites un triomphe complet, ce qui ne les empêcha pas, d'après l'aveu même du texte, de quitter tout à coup, on ne sait pourquoi, mais on le devine, le siège de la capitale du roi de Moab.

Le récit des mêmes événements nous a été conservé par la fameuse stèle de Mésa; ici, le rédacteur n'a pas dit un mot des avantages des Hébreux, mais il s'étend sur la série des succès du roi Mésa qui sauvèrent la ville assiégée. Dans l'un et l'autre cas, les inscriptions et les textes historiques pèchent également contre la vérité, bien
qu'en sens contraire. L'empereur Titus ne méritait pas plus de créance lorsque à la suite de la prise de Jérusalem, il faisait inscrire, au frontispice d'un arc de triomphe élevé en pleine Rome, que, jusqu'à cette époque, la ville sainte avait été vainement assiégée par d'autres généraux, d'autres rois on d'autres peuples. On pourrait lui pardonner d'avoir oublié les exploits d'un Nabuchodonosor ou d'un Antiochus Epiphane, mais les succès de Pompée ne devaient être ignorés ni de lui ni de ceux qui l'entouraient. On voit par là qu'il en est des inscriptions comme de toutes les productions humaines qui ont toujours quelque point faible, et que la critique historique doit s'exercer sur les monuments épigraphiques comme sur les autres.

Les inscriptions pouvaient être écrites de plusieurs façons différentes. La plus grande partie est tracée en creux, au moyen du burin s'il s'agit de métaux, ou du ciseau s'il s'agit de la pierre. On a déjà expliqué que le graveur dessinait d'abord à la couleur les caractères et les gravait lorsqu'il en avait arrêté la forme et la disposition. Il serait trop long d'entrer ici dans le détail sur les procédés employés pour cette opération qui sont, au reste, parfaitement connus. D'autres inscriptions étaient écrites en relief; le nombre en est beaucoup plus restreint, le travail offrant plus de difficulté d'exécution et se détériorant plus aisément. Les alphabets orientaux nous en offrent surtout des spécimens, mais on en trouverait aisément des exemples dans ceux de l'Occident. Quelquefois, on composait des inscriptions au moyen de lettres de métal incrustées; on n'avait recours à ce procédé, cela se comprend, que dans des cas extrêmement rares, à raison des frais qu'il entraînait. Enfin, et c'est le cas pour les inscriptions populaires ou usuelles, on pouvait tracer les lettres à la pointe sur une matière tendre ou les peindre à la couleur. Ce sont là, au reste, des différences toutes extérieures qui relèvent plutôt de la curiosité scientifique que de la science même.

Le travail de terrain des épigraphistes.
Pour toutes les inscriptions, quelles qu'elles soient, la méthode épigraphique est la même. La première tâche qui s'impose à un érudit en présence d'une inscription est celle d'en établir le texte aussi scrupuleusement que possible. Pour cela, on commence par copier l'inscription en ayant soin de conserver aux lettres leur forme et leur place relative, en dessinant autant que possible l'original; il est sage, pour cette première copie, de ne pas essayer de comprendre le sens de ce qu'on a sous les yeux, car il arrive souvent, par une illusion toute naturelle, que l'oeil dirigé par l'esprit croit voir certains traits ou même certaines lettres qui n'existent pas sur la pierre ou sur le marbre; de là vient que des copies faites par les personnes illettrées sont souvent fort précieuses. C'est là le document fondamental qui servira de base à tout le travail postérieur. Il est bien évident cependant que, surtout si l'original est en mauvais état de conservation, une première lecture est tout à fait insuffisante pour triompher des difficultés. Si l'on a le loisir de consulter de nouveau le document lui-même, il sera facile de combler ces lacunes; mais il n'en est pas ainsi d'ordinaire, et le chercheur, une fois rentré dans son bureau ou son laboratoire, serait obligé de se contenter de sa copie primitive si l'on n'avait trouvé le moyen de reproduire mécaniquement les inscriptions. Ces reproductions mécaniques sont principalement de deux sortes, la photographie et l'estampage. Ce n'est pas ici la place de parler des procédés photographiques, mais il ne sera pas inutile d'indiquer comment se font les estampages qui appartiennent en propre au domaine de l'épigraphie.

Il existe deux procédés d'estampage d'inégale valeur, mais qui seront employés avec succès l'un au lieu de l'autre, dans des circonstances particulières. Le premier estampage, à sec, peut être exécuté avec une feuille de papier blanc quelconque; il suffit d'avoir en outre un tampon enduit de mine de plomb. On commencera par nettoyer la surface de l'inscription, afin d'enlever le sable ou les matières étrangères qui y pourraient adhérer; puis on appliquera la feuille de papier que l'on maintiendra tendue; on frottera alors avec le tampon enduit de mine de plomb dans le sens horizontal, c.-à-d. perpendiculairement à la direction des lettres; celles-ci se marqueront en blanc et d'autant plus nettement que l'on appuiera plus fortement. Ce procédé est applicable aux pierres lisses où les lettres sont peu profondément gravées, mais très nettes; il a sur le suivant l'avantage de ne pas exiger d'eau et de donner un résultat immédiat.

L'estampage humide, qui est toujours préférable quand on peut le bien prendre et le faire ensuite sécher, s'obtient au moyen d'une feuille de papier non collé et d'une brosse en crin un peu molle qui sera garnie, autant que possible, d'un manche, comme une brosse à cheveux; il faut aussi une éponge. Après avoir nettoyé l'inscription, à grande eau même s'il est nécessaire, on appliquera le papier sur la pierre mouillée, puis on le mouillera lui-même extérieurement avec l'éponge jusqu'à ce qu'il adhère parfaitement, en ayant soin d'appuyer légèrement pour empêcher des bulles d'air de se former entre la pierre et le papier; on pourra, au reste, faire disparaître celles qui se seront formées en crevant légèrement le papier à cet endroit avec une épingle ou la pointe d'un canif. Ce premier résultat obtenu, on frappera fortement avec la brosse, de façon à ce que les lettres et tous les détails de l'inscription apparaissent sur le papier. Tout estampage fait sans le secours de la brosse est, sauf de très rares exceptions, un mauvais estampage. On ne craindra pas de revenir plusieurs fois sur la même place, surtout aux endroits endommagés et, par suite, plus difficiles à lire. Si le papier vient à se déchirer pendant le courant de l'opération, on superposera à la première feuille une seconde feuille que l'on traitera comme la première; ces deux feuilles, sous l'influence de l'humidité, se colleront l'une à l'autre et n'en formeront bientôt qu'une seule. Sur les pierres très inégales où les lettres sont assez profondes, on peut ainsi placer l'une sur l'autre trois ou quatre feuilles de papier. On laissera alors l'estampage sur la pierre jusqu'à ce qu'il soit sec; si, pour une raison quelconque, on ne peut pas agir ainsi, on le détachera avec précaution et on le posera sur une surface plane en attendant que le papier ait séché. Un estampage ainsi obtenu peut se rouler et même se plier sans que le creux des lettres disparaisse; il restera toujours la reproduction exacte de l'original.

Muni de sa copie et d'un estampage à l'appui, l'épigraphiste peut entreprendre la lecture d'une inscription et la mener à bonne fin. Il est bien rare qu'il ne parvienne pas ainsi, s'il a de la persévérance, à un résultat heureux. Il entreprendra alors de l'expliquer, c.-à-d. d'abord d'en faire une lecture courante et de chercher le sens des mots qui y sont contenus. Pour cela, il devra être d'une sévérité extrême, s'abstenant scrupuleusement de toute hypothèse. Les obscurités, en pareil cas, s'éclairent presque toujours par la comparaison avec les documents analogues déjà connus et par le raisonnement. Il est des cas cependant, trop nombreux malheureusement, où l'on est en présence de véritables énigmes; il faut en attendre la solution du temps, et de nouvelles découvertes.

Certaines épigraphies, et particulièrement l'épigraphie latine, présentent des difficultés d'un ordre particulier qui résident dans l'interprétation des abréviations et des sigles. On nomme ainsi des lettres isolées et, par extension, des groupes de lettres employées pour représenter des mots entiers. Les expliquer, je ne dis pas les interpréter, - car l'imagination ne doit avoir aucune part dans ce travail, - est la tâche de l'épigraphiste. On y parvient en se reportant aux inscriptions analogues où le lapicide, au lieu d'indiquer Iee mots par des sigles, les a écrits en entier et en étudiant les règles que suivaient les graveurs d'inscriptions dans l'emploi des abréviations. Il est, du reste, des livres où l'on trouve réunies les sigles les plus usuelles avec leur explication (R. Cagnat, Cours d'épigraphie latine, 1889, in-8). Quand une partie du texte a disparu par suite de la détérioration de l'original, il faut essayer de la restituer. Si la lacune est courte, on peut facilement la remplir par le raisonnement ou par la comparaison avec les inscriptions similaires; si elle est considérable, il est souvent très sage de ne pas essayer de la combler, à moins qu'il ne s'agisse de faits connus soit par les récits des historiens, soit par d'autres monuments épigraphiques. C'est dans la restitution des inscriptions qu'un esprit pénétrant peut trouver l'emploi de sa science et la récompense de ses travaux; mais il n'est pas d'entreprise plus délicate et plus périlleuse. Il est d'usage, dans la transcription des inscriptions en langue courante, d'enfermer ces restitutions entre crochets ([ ]). La lecture et l'explication d'une inscription terminées, il faut en tirer toutes les données qu'elle renferme. Il n'y a pas de règle générale à ce sujet; tout dépend de la nature du texte et de son contenu; les uns n'apprennent rien ou fort peu de chose; les autres renferment, en quelques lignes, des enseignements précieux.

L'époque de l'inscription est toujours utile à connaître. Elle se déduit, en dehors des dates précises et directes qu'elle peut contenir, de différents détails : de la mention de certains noms ou de certains faits connus, de la forme des lettres employées - la paléographie épigraphique ayant changé avec le temps - de l'orthographe des mots ou de certains signes orthographiques dont l'emploi n'a été que temporaire, de la nature des formules qui y figurent, des abréviations qui s'y lisent, souvent même de certains signes extérieurs étrangers au texte lui-même, par exemple des ornements, des emblèmes qui ont été gravés sur la pierre; enfin, dans quelques cas particuliers, de la destinée qui a été réservée à la pierre dans l'Antiquité (martelages, emploi du document dans la construction d'édifices d'époque postérieure).

Histoire de l'épigraphie, jusqu'en 1900.
L'épigraphie, on le voit, est une science très complexe et presque de détails. De là vient que les inscriptions, même les plus insignifiantes en apparence, peuvent fournir, par comparaison avec un certain nombre d'autres, des renseignements fort utiles. Aussi a-t-on compris la nécessité de réunir ensemble le matériel épigraphique de chaque langue et d'en composer ce que l'on appelle des corpus. Ce travail, qui devra être entrepris successivement pour toutes les épigraphies, à mesure que leur richesse s'augmentera.

A la vérité, on avait songé, dès l'Antiquité, à faire des recueils d'inscriptions, mais plutôt par curiosité que pour y réunir des documents historiques. Les Alexandrins, dont les compilations épigraphiques ont quelque valeur, se sont placés, eux, au point de vue purement littéraire; de là l'attention exclusive qu'ils apportaient aux inscriptions métriques. A Rome, on n'eut jamais, que nous sachions, semblable curiosité, et il faut descendre jusqu'au Moyen âge pour voir naître l'idée des recueils épigraphiques; tels sont ceux que composèrent les disciples d'Alcuin pour des inscriptions funéraires chrétiennes et la précieuse collection de textes de toutes sortes réunie au VIIIe siècle par un moine curieux qui voyagea entre Rome et la Suisse, « l'anonyme d'Einsiedeln ». Le premier qui employa les inscriptions comme source historique fut Rienzi dans une harangue célèbre adressée au peuple de Rome. Mais ce n'était encore là que l'inspiration heureuse d'un tribun. Tout autre fut l'entreprise de Cyriaque d'Ancône; son recueil, bien que dénué de critique, ce qu'on ne pouvait demander à cette époque, est un essai scientifique qui nous a conservé bien des textes perdus aujourd'hui. La Renaissance nous adonné des recueils nombreux dont les principaux sont ceux de Smetius (Inscriptiones antiquae, 1588, in-fol.), de Gruter (Inscriptiones antiquae totius orbis romani, 1602, in-fol., augmenté par Graevius dans une nouvelle édition, 1707, 4 vol. in-fol.); le XVIIIe siècle a produit ceux de Gori (Inscriptiones antiquae, 1731), de Muratori (Novus Thesaurus veterum inscriptionum, 1739-1742, in-fol.) et d'autres encore.

C'est à ce moment que l'on comprit la nécessité d'un corpus général de toutes les inscriptions antiques du monde grec et romain; le mérite d'y avoir songé revient à Scipion Maffei et à son ami Jean-François Séguier. Malheureusement, Maffei fut distrait par d'autres travaux et Séguier ne put suffire tout seul au travail immense que cette tâche nécessitait. Cependant, le nombre de documents épigraphiques augmentait chaque jour, si bien que, lorsque l'on voulut reprendre l'idée de Maffei, on fut obligé de diviser l'entreprise. On commença par s'occuper des inscriptions
grecques : en 1827, l'Académie de Berlin commençait, à ses frais, la publication d'un recueil complet de tous les testes épigraphiques grecs connus (Corpus inscriptionum graecarum, auctoritate et impensis Academiae litterarum Borussicae, 1825-1877, 3 vol. in-fol, et un index). Cette publication est un véritable chef-d'oeuvre et tout le mérite en revient au grand savant qui la dirigea, Boeckh, et à son continuateur, Franz. Les inscriptions y sont réparties par pays et, dans chaque pays, par ville. L'impulsion donnée par ce corpus grec aux recherches épigraphiques fut considérable, si bien que, les découvertes s'étant multipliées à l'infini, l'instrument qui les avait fait naître est devenu tout à fait insuffisant; il était devenu de toute nécessité de le refondre. On fit un premier pas dans cette voie par la publication du Corpus inscriptionum atticarum (3 vol. in-fol.), dû à la collaboration de Kirchoff, Dittenberger et Köhler, ainsi que celui des Inscriptiones Graecae, Siciliae et Italiae.

Grâce au travail de Mommsen, l'oeuvre a été bien plus avancée dans le domaine de l'épigraphie latine. Après avoir été mise en avant par un Danois, Olaus Kellermann, que la mort empêcha d'y donner suite, puis repris en France par  l'Académie des inscriptions et belles-lettres dont la révolution de 1848 fit échouer les efforts, l'idée de réunir toutes les inscriptions latines en un seul recueil fut adoptée en 1857 par l'Académie de Berlin; une commission fut nommée dont Mommsen fut le président; c'est à son activité infatigable et à son énergie que l'on doit la réussite de l'entreprise (Corpus inscriptionum latinarum consilio et auctoritate Academiae litterarum regiae Borussicae editum).

Il faut ajouter que, vers la même époque, certains épigraphistes ont entrepris de publier, chacun pour leur part, des recueils d'inscriptions chrétiennes qui forment, pour ainsi dire, autant de suppléments aux volumes du Corpus (de Rossi, Inscriptiones christianae urbis Romae, 2 vol. in-fol.; Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, 3 vol, in-4; Hübner, Inscriptiones Hispaniae christianae, in-4, et Inscriptiones Britanniae christianae, in-4).

C'est à l'exemple de ce qu'on faisait pour les textes grecs et latins que l'Académie des inscriptions et belles-lettres a commencé la publication d'un Corpus inscriptionum semiticarum destiné à présenter les uns à côté des autres, classés méthodiquement, les textes épigraphiques phéniciens, puniques, néo-puniques et libyques, hébraïques, araméens, nabatéens et palmyréniens, himyarites, éthiopiens et arabes anciens. Le plan en a été proposé en 1868 par Renan et Waddington, et une commission a été chargée de la publication.

Panorama.
En 1900, l'épigraphie s'était déjà donnée un champ d'étude très large, que l'on peut résumer dans le tableau ci-dessous :
-

Epigraphie préhistorique. On trouve sur certains dolmens ou sur les parois de certaines allées couvertes de l'âge de la pierre polie des traits qui constituent, à n'en pas douter, des inscriptions. S'il ne s'agit pas d'une écriture à proprement parler, ces inscriptions peuvent constituer les marques distinctives des défunts enterrés à cette place. On les gravait sur leur sépulture, comme on gravera plus tard  le nom d'un mort sur sa tombe. Elles peuvent aussi avoir des valeurs symboliques diverses.

Épigraphie calculiforme. Le nom de calculiformes a été donné à certaines inscriptions, qui se rencontrent surtout dans le Yucatan et qui appariennent à la civilisation maya; elles se composent d'éléments affectant la forme de galets sculptés et assemblés les uns auprès des autres. Les sculptures représentent des figures verses (têtes d'hommes, d'oiseaux, de jaguars, nains, etc.); ce sont de véritables hiéroglyphes. Une bonne partie de ces inscriptions est occupée par des indications chronologiques.

Epigraphie aztèque. Les inscriptions aztèques, qui sont celles des habitants du Mexique antérieurement à la conquête espagnole, sont aussi formées de signes hiéroglyphiques; elles se composent d'images, qu'accompagnent de courtes légendes.

Épigraphie égyptienne. Le plus accompli des inscriptions hiéroglyphiques est fourni par les inscriptions égyptiennes. Il en sera question plus longuement dans un article spécial (V. Hiéroglyphes). De la découverte de l'écriture hiéroglyphique date l'épigraphie égyptienne. Depuis lors, l'étude de cette science n'a fait que prospérer avec Salvolini et Roselli en Italie, Birch en Angleterre, Lepsius et Brugsh Bey en Allemagne, Leemans en Hollande, et avec les illustres représentants de l'école égyptologique française, Ch. Lenormant, Nestor de L'Hôte, de Rougé, Mariette et Maspéro.

Épigraphie assyrienne. De cette épigraphie, il a eté question également ailleurs (V. Cunéiformes). On sait que la clef des caractères cunéiformes a été fournie par la
grande inscription de Behistoun, dans laquelle Darius raconte ses victoires en trois langues, perse, médique et assyrienne. On déchiffra d'abord le perse : ce fut l'oeuvre de Niebuhr, le père du célèbre historien, en 1778, de Tychsen en 1798, du Danois Monter en 1802, enfin et surtout de Grotefend, qui parvint à fixer treize lettres du nouvel alphabet. La solution de la plus grande partie des difficultés qui restaient à résoudre revient à Burnouf, Lassen et Rawlinson. On s'attaqua alors à l'assyrien; Rawlinson, Hinks et Talbot, en Angleterre, de Saulcy et Oppert en France apportèrent leur contribution à l'oeuvre commune. L'épigraphie perse et assyrienne était née. Elle n'a fait que progresser ensuite, grâce aux très heureuses découvertes épigraphiques faites notamment par Layard, Oppert, G. Smith, Hormuzd, Rassam et de Sarzec.

Epigraphie hittite. C'est encore là une jeune épigraphie en 1900, car on n'a pas trouvé définitivement la valeur des caractères qui y sont employés. dans les années 1870, on découvrit à Hamath, en Coelésyrie, des pierres couvertes de caractères jusqu'alors inconnus; on s'avisa de les rapprocher de toute une série de monuments sculptés dans le roc et ornementés de caractères étranges que  G. Perrot avait relevés dans les gorges du Taurus. On constata une complète similitude entre ces deux séries d'inscriptions. Presque en même temps, on en trouva de nouvelles à Alep, sur les bords du Pirame et jusqu'à l'Euphrate. On les attribue aux Hittites, les Khétas ou Khiti des textes égyptiens. L'écriture hittite est hiéroglyphique; mais, particularité caractéristique, tous les caractères sont en relief. Parmi les premiers de ceux qui ont contribué le plus au déchiffrement des inscriptions hittites, il est juste de citer Sayce et Ménant.

Epigraphie phénicienne. La connaissance des inscriptions phéniciennes ou mieux leur explication ne remonte pas plus haut que l'abbé Barthélemy, qui posa les principes généraux à l'aide desquels on a pu reconstituer la langue. Il basa son déchiffrement sur une inscription bilingue, phénicienne et grecque, trouvée dans l'île de Malte. Négligées au commencement du XIXe siècle, ces études furent reprises vers 1840 par Gesenius; en même temps, des voyages de découvertes agrandissaient singulièrement le champ des recherches, en fournissant de nouveaux documents à l'étude; une grande école se forma en France; elle  a donné toute une suite de savants : duc de Luynes, Longpérier, Renan, Vogüé, Clermont-Ganneau, Ph. Berger. Des lors, les études d'épigraphie phénicienne pouvaient prendre place dans l'ensemble des sciences historiques et philologiques. L'Allemagne n'y est pas restée étrangère, et il convient de citer, à ce propos, les noms de deux pionniers : Schröder et Euting.

Les Phéniciens, inventeurs de l'alphabet type et père de tous les alphabets qui ont couvert le monde, ont répandu partout leurs inscriptions : dans la Phénicie proprement dite où, à vrai dire, on a trouvé fort peu de textes épigraphiques, à Chypre, la colonie phénicienne la plus voisine de la côte asiatique, en Grèce, en Italie, en Egypte, à Malte, en Sicile, en Sardaigne, en Gaule même, à Marseille, mais surtout en Espagne et à Carthage, le centre phénicien le plus florissant après Tyr, Les inscriptions de cette dernière catégorie se nomment « puniques ». La langue et l'écriture phéniciennes ne disparurent pas avec la chute de Carthage; il se passa même ce phénomène singulier que les Romains les répandirent inconsciemment avec la civilisation dans toute l'Afrique du Nord. Ce punique de seconde époque a pris le nom de néopunique. L'épigraphie néopunique est très féconde malgré son extrême monotonie. Le docteur Judas est le premier qui s'en soit sérieusement occupé. 

Epigraphie italiote. Les différents peuples établis autour de Rome, et dont les
alphabets sont des dérivés de l'alphabet phénicien par l'alphabet grec, ont laissé une épigraphie qui comprend quatre branches principales l'étrusque, l'ombrien, l'osque et le sabellique. L'étrusque est lu parfaitement, grâce surtout aux alphabets antiques, peints sur vases, est encore entièrement inconnu comme langue, malgré les efforts des savants qui s'en sont occupés : c'est là un phénomène philologique étrange qui se reproduit, au reste, pour le lycien et le carien. L'épigraphie italiote a été créée par Mommsen et Bréal.

Epigraphie araméenne. L'écriture araméenne est fille de l'écriture phénicienne; leur similitude à leur origine est presque complète; par suite, l'épigraphie araméenne se confond avec l'épigraphie phénicienne archaïque. Peu à peu les deux alphabets prirent des caractères distincts, et une séparation bien nette se produisit. Les plus anciens textes que l'on possède de l'épigraphie araméenne sont l'inscription de Singerli, au Nord d'Antioche, contemporaine du roi Tiglath-Pilezer, gravée en relief sur une statue, et celle de Teima, qui a coûté la vie à Ch. Huber.

L'alphabet araméen a eu des ramifications fort étendues; on trouve des inscriptions araméennes non seulement en Asie, mais jusqu'en Egypte, cette écriture ayant été, semble-t-il, à l'époque de la domination perse, l'écriture officielle de la Perse dans ses rapports avec ses vassaux. A propos des inscriptions araméennes, il faut citer Noldeke, Halevy et Eating. L'écriture araméenne a donné naissance, à son tour, à plusieurs dérivées, les uns sindiens, les autres sémitiques. Delà un grand nombre d'écritures, dont quelques-unes sont représentées par des inscriptions.

Epigraphie khmère. Les inscriptions kmères, à la découverte desquelles sont attachés les noms de F. Garnier et surtout de Aymonier, ont été trouvées au Cambodge.  L'alphabet de ces inscriptions est intermédiaire entre ceux de l'Inde du Sud et l'alphabet khmer; la langue en est inconnue. Pourtant, grâce aux quelques textes bilingues khmers-sanscrits et au cambodgien, on a pu les déchiffrer. Elles sont précieuses surtout en ce qu'elles font connaître la généalogie des rois anciens du Cambodge, qui étaient entièrement ignorés jusque-là, et la chronologie de l'ancien royaume khmer.

Epigraphie palmyrénienne. Le commencement de notre ère est le moment le plus florissant de la civilisation palmyrénienne; depuis l'an 50 av. J.-C. jusqu'à la chute de Zénobie, en 273, Palmyre se couvrit de monuments somptueux où l'on accumula les inscriptions. Nulle part les Sémites n'ont autant écrit sur la pierre. Les inscriptions palmyréniennes sont fort élégantes. Elles comprennent des textes religieux, funéraires et honorifiques. L'épigraphie palmyrénienne date véritablement de la mission de  Vogüé et Waddington en Syrie. Le monde palmyrénien n'était pas limité à la ville de Palmyre ; on le trouve disséminé dans l'Empire romain, surtout par l'intermédiaire des soldats asiatiques, que le recrutement répandait dans toutes les provinces; aussi existe-t-il des inscriptions palmyriniennes à Rome, en Angleterre et jusqu'en Afrique.

Epigraphie nabatéenne. Les inscriptions nabatéennes se rencontrent dans le Hauran, sur les rochers de Pétra et dans la presqu'île du Sinaï; ce sont généralement de courts graffiti. Pourtant des découvertes dues à un Anglais, Doughty, et à Ch. Huber, ont considérablement enrichi le champ de l'épigraphie nabatéenne; ces courageux explorateurs ont rapporté en Europe toute une série de longues épitaphes gravées au frontispice de tombeaux monumentaux, qui existent encore dans une vallée de l'Arabie centrale, à Medaïn-Saleb. La caractéristique de l'épigraphie nabatéenne, au 

milieu des autres épigraphies sémitiques, est l'emploi des ligatures entre les lettres.

Epigraphie himyarite. Elle se compose d'un certain nombre de textes qui nous
ont été laissés, dans le Sud de l'Arabie, par les anciens habitants du fameux royaume de Saba. La découverte des premières inscriptions himyarites remonte à 1835; F. Arnaud en recueillit d'autres en 1843; puis viennent J. Halévy, en 1869, et tout récemment Langer et Glaser, qui apportèrent chacun une contribution importante à cette branche de la science; si bien que l'épigraphie himyarite est aujourd'hui une des plus riches des épigraphies sémitiques. Ces textes sont généralement assez développés; ils ont un aspect monumental et décoratif tout à fait remarquable. Quelques-uns ont une grande importance, par exemple l'inscription encore inédite qui raconte en cent trente-six lignes la guerre du roi d'Himyar contre le roi de Perse. Les dérivées de l'écriture himyarite, l'écriture éthiopienne et l'écriture safaïtique, sont représentées chacune par une épigraphie spéciale.

Epigraphie libyque. On rencontre dans l'Afrique du Nord des inscriptions assez grossières gravées en grands caractères : ce sont des inscriptions libyques ou berbères. Elles nous représentent l'écriture et le langage des indigènes, habitants de la Numidie et de la Maurétanie. Ces textes sont généralement funéraires, ainsi qu'on a pu s'en rendre compte par les inscriptions bilingues dont elles constituent la moitié. La lecture n'en est pas absolument fixée, malgré les travaux de Faidherbe, Halévy, Letourneux, Rebond et Duveyrier.

Epigraphie ogamique. L'écriture ogamique est propre à l'Irlande; elle était employée sur les plus anciens monuments du pays de Galles et de l'Irlande : elle a fourni surtout des documents funéraires.

Epigraphie runique. Les inscriptions runiques existent surtout en Suède, mais on en rencontre aussi au Danemark, en Norvège et dans l'Allemagne du Nord.

Epigraphie gauloise. Ce qui caractérise les inscriptions gauloises que nous avons conservées, c'est qu'elles ne sont pas écrites avec un alphabet spécial, les unes, sont tracées en caractères grecs, les autres en lettres latines.

Quant aux inscriptions ibères qui se rencontrent dans le Nord. de l'Espagne : on ne les lit même pas.

Les épigraphies mentionnées jusqu'à présent appartiennent à des langues et à des écritures plus ou moins imparfaitement connues au début du XXe siècle; de là leur difficulté particulière. Les suivantes, au contraire, se rattachent de plus ou moins près aux études classiques.

Epigraphie hébraïque. L'épigraphie hébraïque se divise en deux parties très distinctes : l'hébreu ancien et l'hébreu carré; chacune de ces écritures répond à un monde différent; le monde d'avant l'exil et le monde d'après. Le premier existe à peine par l'épigraphie; il compte une inscription capitale, la stèle moabite de Mésa, dont la découverte a mis en relief le nom de Clermont-Ganneau, et l'inscription commémorative du canal de Siloë. L'épigraphie juive proprement dite, celle qui emploie l'hébreu carré, se compose d'un certain nombre d'inscriptions trouvées en Palestine, dans le tombeau de juges et dans celui des rois, ou bien à Jérusalem même : elles sont de l'an 150 av. J.-C. à l'année 200 de notre ère. Elles ont été étudiées par tous les explorateurs de la Palestine, de Sauley, Renan, de Vogüé Clermont-Ganneau, etc. On a rencontré aussi des inscriptions juives dans toutes les parties du monde romain ou les Juifs s'étaient établis, à Rome d'abord, où il y avait une colonie juive importante, en Italie, dans le midi de la France, en Espagne, en Crimée, à Palmyre, en Afrique même, à Carthage et jusqu'au coeur du Maroc. Les Juifs ont continué à graver des inscriptions jusqu'à l'époque moderne; ces inscriptions modernes, qui ont leur intérêt pour l'histoire des différentes communautés juives, offrent un aspect tout différent des textes plus anciens; les caractères s'y rapprochent de ceux que l'on a coutume d'employer dans les imprimés. Ce sont surtout des textes funéraires.

Epigraphie sanscrite. L'épigraphie sanscrite, qui est l'oeuvre de J. Prinsep et d'Eugène Burnouf, n'était guère eprésentée auparavant que par une vingtaine d'inscriptions, très importantes, il est vrai; les édits d'Açoka ou Piyadasi, ainsi appelés du nom du roi qui les a fait graver vers le IIIe siècle avant notre ère. Grâce aux travaux de Sénart, elles n'offrent guère plus aujourd'hui d'obscurités. Elles nous fournissent des spécimens de l'un et l'autre alphabet devanagari, celui du Nord et celui du Sud; elles nous renseignent sur la chronologie et l'histoire de la dynastie qui régnait dans le Nord de l'Inde au temps des successeurs d'Alexandre, sur l'administration du royaume, sur le bouddhisme, ses institutions et sa situation officielle au IIIe siècle av. J.-C., et aussi sur les rapports politiques des Grecs d'Asie avec l'Inde, à la même date. A ce groupe d'inscriptions sont venues se Joindre dernièrement celles que Aymonier a trouvées dans le Cambodge. On leur devra la connaissance de la généalogie des rois qui ont régné sur la côte de Coromandel du Ve au Xe siècle de notre ère.

Epigraphie grecque. L'épigraphie grecque est, avec l'épigraphie latine, la plus riche et la plus féconde de toutes. Il en a été question plus d'une fois dans le courant de cet article, et on a essayé de montrer quelle en était l'importance. Depuis Bœckh, tout un groupe de savants illustres se sont adonnés à cette science et s'y sont illustrés; il suffira de rappeler les noms de  Franz, Kirchhoff, Dittenberger, Köhler en Allemagne, Le Bas, Hase, Letronne, Waddington et Foucart en France, pour ne parler que des plus connus. A l'épigraphie grecque, il faut rattacher les inscriptions phrygiennes, lyciennes et cariennes, écrites en lettres voisines du grec archaïque; et les inscriptions chypriotes, qui sont tracées en caractères particuliers, mais que l'on est parvenu à lire; on a pu ainsi reconnaître que ce n'étaient, somme toute, que des inscriptions grecques dialectales. Le principe du déchiffrement en a été trouvé par G. Smith, et les difficultés de détail vaincues par un certain nombre de savants, entre autres X. Bréal.

Épigraphie latine. Les inscriptions romaines, par cela même qu'elles étaient rédigées en latin, ont attiré de bonne heure l'attention des érudits; elles ont donné lieu, de la part des humanistes de la Renaissance, à des recherches méritoires auxquelles il manquait pourtant l'emploi d'une méthode rigoureuse. Les véritables pères de l'épigraphie latine sont Marini et surtout Borghesi (1781-1859). Celui-ci a été le premier à comprendre quels renseignements précieux contenaient les inscriptions romaines : quelques-uns de ses articles sont actuellement encore, malgré les progrès immenses qui ont été faits, des morceaux classiques. A son école se formèrent, dans tous les pays, d'illustres épigraphistes : en France, L. Renier; en Allemagne, Mommsen et Henzen; en Italie, de Rossi; ceux-ci, à leur tour, ont, par leurs découvertes et leurs travaux, agrandi le champ de la science et renouvelé la connaissance de l'histoire et des institutions romaines. Leur enseignement et leur exemple ont fait de nombreux élèves. On a dit plus haut que l'épigraphie latine était caractérisée par l'emploi de nombreuses abréviations ; elle est, de plus, faite presque entièrement de formules et soumise à des règles bien déterminées.

Les inscriptions chrétiennes composent une classe très importante d'inscriptions latines; elles nous permettent d'élucider l'histoire des martyrs, des confesseurs, des évêques, de tous les auxiliaires, même les plus infimes, de christianisme, et de suivre les péripéties par lesquelles passa la religion chrétienne à ses débuts. L'épigraphie chrétienne compte, au XIXe siècle, des représentants illustres: Rossi, l'explorateur infatigable des catacombes de Rome, et Le Blant, qui s'est occupé particulièrement des inscriptions chrétiennes de la Gaule. C'est à ce dernier que nous devons aussi le traité le plus pratique pour lire et expliquer les monuments chrétiens (Manuel d'épigraphie chrétienne, 1869, in-8).

Epigraphie romane. Les inscriptions postérieures à la chute de Rome peuvent donner lieu à des études particulières; je les comprendrai sous la dénomination de romanes. Elles sont, écrites en caractères différents suivant les époques : en onciale du Ve au Xe siècle, en gothique arrondie ou carrée jusqu'à la Renaissance, postérieurement en lettres de fantaisie dérivée de l'écriture romaine ou de l'écriture gothique. 

Epigraphie arabe. Les inscriptions arabes n'ont pas, non plus, la valeur des autres inscriptions. Si quelques-unes d'entre elles contiennent des renseignements précieux pour l'histoire de l'islam, un grand nombre ne renferment que des versets du Coran ou des prières. En général, on peut dire que cette épigraphie est autant du domaine de l'art que de celui de la science; les inscriptions y sont aussi, sinon plus souvent, des motifs d'ornementation que des documents destinés à perpétuer le souvenir d'événements mémorables. Les plus anciennes sont écrites en coufique et gravées en relief; les plus récentes sont tracées en arabe courant, en neski. Il est inutile d'ajouter que les inscriptions coufiques ont beaucoup plus de valeur historique que les autres.

Epigraphie chinoise. On possède peu d'inscriptions chinoises anciennes; la plus vieille remonte au règne de l'empereur Yu le Grand (2278 ans avant notre ère); on ne la connaît, au reste, que par des copies gardées dans les archives impériales à Pékin ; mais elle constitue un document unique. Les autres appartiennent aux systèmes d'écriture postérieure; il conviendrait donc de les mentionner plutôt dans la catégorie d'inscriptions dont on va parler pour finir.

L'habitude de signaler sur des inscriptions les événements intéressants n'a pas cessé avec le Moyen âge; de nos jours, on trace encore des légendes honorifiques sur des bases de statues, ou des épitaphes sur des tombes; mais l'invention de l'imprimerie et les changements de toutes sortes qu'elle a introduits ont diminué le nombre des inscriptions et surtout des inscriptions intéressantes. Néanmoins, il y en a dans tous les pays du monde qui méritent d'être relevées et qui sont instructives au moins pour l'histoire locale, pour celles des moeurs ou pour la linguistique. (R. Cagnat).

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Dictionnaire Le monde des textes
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