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Histoire de la philosophie / Kant |
Histoire de la philosophie |
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Le kantisme est le système de philosophie fondé à la fin du XVIIIe siècle par Emmanuel Kant. L'influence des écrits de Kant commença à se faire sentir en même temps que la Révolution française changeait la face de l'Europe. Alors que le matérialisme dominait en France, que Thomas Reid combattait par les principes du sens commun le scepticisme écossais et que le dogmatisme le plus absolu dominait l'esprit allemand, un philosophe parut qui, avec une puissance sans égale d'analyse et de synthèse, prétendit démontrer à chaque système philosophique qui l'avait précédé toute l'inanité de ses principes et l'étroitesse de ses vues; c'était Kant, et c'était le dogmatisme de Wolf et le scepticisme de Hume qu'il voulait attaquer de front; c'était avec eux qu'il prétendait en finir, et pour cela, il entreprit de faire la critique de la raison humaine, de marquer ses bornes et son étendue et de mesurer sa portée. Contre les matérialistes et les sceptiques, Kant défendit le point de vue selon lequel l'esprit ou plutôt l'entendement possède a priori des principes de savoir; et contre les dogmatistes il maintint que l'expérience seule peut conduire à la certitude de l'existence réelle ou objective et que, même dans cet ordre de faits, nous ne pouvons encore être assurés que les choses soient telles qu'elles nous apparaissent. Il faisait cependant une exception en faveur des vérités morales, de la loi du devoir dont nous pouvons percevoir la réalité objective et la certitude absolue. Ce système devint le point de départ du plus remarquable mouvement philosophique qui se soit produit depuis l'époque des Grecs. La spéculation allemande en reçut une active impulsion. Ceux qui étaient opposés à Kant et ceux qui partageaient ses vues reconnaissaient également la puissance de ses conceptions. Reinhold défendit d'abord et modifia ensuite son système. Schulze, Beck et Bradili essayèrent de le ramener à des formes plus populaires. Krug écrivit un nouvel Organon et Fries un nouveau Criticisme de la raison. Hamann, Herder et Jacobi développèrent leurs systèmes qui firent de la base de la philosophie une croyance avec une référence constante aux principes de Kant. La philosophie positive d'Herbart prétendit avoir la clef véritable du kantisme. Fichte déploya son idéalisme subjectif comme le résultat logique de la philosophie critique. Mais il est facile de constater en parcourant ces productions de la spéculation allemande, que Kant n'a été surpassé par aucun de ses successeurs. Le criticisme. « Les objets de la connaissance au lieu de se réfléchir dans l'esprit pourraient bien s'y réfracter : dans ce cas, point de connaissance vraie; et alors à quoi bon affirmer ou nier?»Les dogmatiques répondaient : « Sans doute si cette réfraction avait lieu, les sceptiques auraient gain de cause, mais cette réfraction n'a point lieu.»Et cela ils l'affirmaient avec d'autant plus d'énergie qu'ils manquaient de preuves. Kant dit à son tour : « La réfraction a lieu, mais le scepticisme succombe, car cette réfraction est soumise à des lois et ces lois gouvernent tous les esprits. Par suite, toute connaissance est vraie quand elle résulte de l'application correcte des lois de la pensée. Il est donc des vérités accessibles aux humains. Ainsi le problème posé par les sceptiques n'est pas insoluble et nos facultés intellectuelles comportent un usage légitime.»Cette manière de résoudre le problème « de la valeur générale de la connaissance » se distingue donc des deux solutions entre lesquelles, antérieurement à Kant, se partageaient les philosophes. Elle s'oppose également au scepticisme et au dogmatisme, bien loin de les concilier, comme on a pu parfois être tenté de le croire. En effet, est-ce concilier deux théories antagonistes que de rejeter de chacune d'elles ce qui la caractérise? Or, qu'est-ce qui caractérise le dogmatisme, sinon la thèse de l'évidence objective? Et le scepticisme ne consiste-t-il pas essentiellement dans la défense intimée à l'esprit de formuler des jugements autres que problématiques? Le criticisme s'oppose donc au scepticisme et au dogmatisme. De même, le criticisme résout à sa manière le problème de l'origine de nos connaissances. Après avoir statué sur ce que vaut, prise en bloc, la connaissance humaine, il se demande quelles fonctions de l'esprit interviennent dans la constitution du savoir. A ce point de vue la solution criticiste est encore nettement originale. Antérieurement à Kant, le problème « de l'origine des idées » ne comportait que deux solutions : les empiristes sans doute reconnaissaient l'existence des notions universelles de temps, d'espace, de cause, etc., mais ils les attribuaient à une combinaison d'éléments d'origine sensible; de là vient que l'empirisme porte assez souvent dans l'histoire le nom de sensualisme. Les adversaires de l'empirisme, sans méconnaître le grand nombre d'idées que la sensation nous procure, estimaient que les notions universelles n'en dérivaient pas, et qu'il fallait leur assigner une origine suprasensible. Ils superposaient, dès lors, au monde sensible, non un monde d'idées séparées, flottant pour ainsi dire à distance les unes des autres dans l'espace céleste, comme l'avait imaginé Platon, mais un monde de notions distinctes et convergentes, ayant Dieu pour foyer. Ces notions étaient dites innées, c.-à-d. contemporaines de l'éclosion de l'âme; mais l'âme restait étrangère à leur production (Nativisme). Pour rendre compte de la solution criticiste, il suffit d'attribuer à l'entendement la capacité de, produire ces notions, en vertu d'une prérogative à lui propre, de telle sorte qu'il ne les doive, ni à une sorte d'inspiration surnaturelle, ni à un mélange d'éléments de provenance empirique. N'est-ce point là une solution sui generis? Elle diffère essentiellement de l'empirisme, puisque l'esprit, selon l'empirisme, ne tire rien de lui-même. Elle ne diffère pas moins de la théorie dite «des idées innées», où l'esprit, s'il reçoit d'ailleurs que de l'expérience, ne fait non plus que recevoir sans produire. Dans la doctrine de Kant, la notion universelle ou concept est une création de l'entendement humain. A cette différence s'en ajoute une autre, et capitale. Les idées innées, au dire de leurs partisans, se suffisent à elles-mêmes. Elles ont leur cause, non dans l'esprit, mais hors l'esprit, dans un monde suprasensible dont l'esprit se trouve, on n'est jamais parvenu à expliquer comment, avoir l'intuition. Au fond, toute idée innée est l'idée de Dieu ou d'un attribut de Dieu, en sorte que prendre conscience de l'une d'elles c'est avoir vue sur le divin. Rien n'est plus opposé à l'esprit du criticisme. D'abord si la vérité ne provient plus d'une évidence localisée hors de l'esprit, si les choses en arrivant jusqu'à l'esprit s'y réfractent, on ne peut plus dire que nous les connaissions telles qu'elles sont. Nous les connaissons telles qu'elles nous apparaissent : dès lors toute vérité n'est telle que par rapport à nous et ce que nous connaissons est toujours non une chose, mais un phénomène. Quelle est donc la fonction du concept? Le concept, au dire de certains interprètes fourvoyés de Kant, serait le substitut de l'idée innée. Cela est si peu exact, que le concept nous retient dans le monde de l'expérience et que toute intuition du monde intelligible, soit de l'esprit divin, nous est formellement refusée. Toute connaissance ayant des phénomènes pour objet, le concept ne peut servir qu'à l'établissement entre ces phénomènes de relations universelles et nécessaires. Chez les partisans des idées innées, celles-ci donnent bien lieu à des jugements prétendus universels et nécessaires, mais l'analogie des termes recouvre une extrême différence d'interprétation. Du moment où les idées innées sont des intuitions, leur universalité et leur nécessité prennent source dans leur constance : or, cette constance, rien ne la garantit si ce n'est l'immutabilité de l'être divin, laquelle, en tout état de cause, ne saurait être qu'une immutabilité présumée. Dans la doctrine criticiste, il en est tout autrement, car l'universalité des concepts et leur nécessité résultent de ce que la supposition d'une limite à la durée de leur application entraînerait celle d'une limite à la durée de l'esprit humain. Est-il besoin de rappeler qu'on ne saurait, en aucun cas, prendre conscience d'un concept sans le détacher par abstraction des phénomènes qu'il sert à unir ? Un concept à l'état pur, sans matière, est une forme vide, où l'intuition ne trouverait point de quoi s'exercer. Par suite, c'est dans leur exercice même, dans leur acte, que l'esprit aperçoit les concepts. Cette théorie du concept descend en droite ligne de la thèse fondamentale. Si l'objet de la connaissance se règle sur l'esprit, la science est possible. Mais savoir c'est connaître a priori. Or, dans l'hypothèse empiriste, rien ne peut être connu a priori, puisque l'expérience est extérieure à l'esprit et que les lois de l'esprit ne sont que le reflet de ses lois; et il en est de même dans la théorie de l'innéité; du moment où les idées innées sont dues à l'action d'un être dont l'esprit se distingue,notre esprit le perçoit; mais percevoir a priori implique contradiction. Même si, comme le voulait Leibniz, l'esprit contribue en quelque chose à la connaissance des principes, cette connaissance n'est pas son oeuvre unique; elle lui est communiquée et, en dernière analyse, elle n'est ni plus ni moins a posteriori que les notions d'origine empirique. D'où il suit, et la conséquence est inévitable, qu'on ne peut être dit criticiste, quand on est, soit empiriste ou associationiste, soit rationaliste à la manière de Platon, de Descartes, de Malebranche ou même de Leibniz. Le criticiste ne pourra davantage, sous peine d'inconséquence, assigner à la métaphysique un rang parmi les sciences; car si la métaphysique parvenait à se constituer, comme elle a pour objet l'absolu, il faudrait soutenir que l'absolu n'est pas inconnaissable, Et cela est impossible, car la possibilité d'atteindre l'absolu impliquerait un retour à la doctrine des idées innées. D'ailleurs, si rien ne peut entrer dans l'entendement, que, par sa vertu propre, l'entendement ne transforme en phénomène, c'est que rien d'absolu n'y peut entrer sans se travestir aussitôt en conditionné, ou relatif. De là résulte qu'aux yeux de tout criticiste, l'objet de la philosophie, s'il est la métaphysique, sera hors de notre atteinte, ou ne différera point de la Critique générale. Ainsi, toute doctrine de philosophie ne pourra se prétendre criticiste, qu'à la condition d'accepter ces trois thèses : 1° la vérité est accessible à l'entendement; mais au lieu de naître d'une prétendue conformité du jugement à un objet externe, elle naît de l'accord de nos représentations entre elles et de l'application possible des concepts aux phénomènes, unique objet de l'intuition empirique;Ces trois thèses, Kant les a défendues sans doute, et comme il fut le premier à les défendre, il est et sera toujours le chef incontesté de l'école criticiste. Mais le kantisme proprement dit implique d'autres thèses; de plus, dans l'exposition des thèses fondamentales, il est nombre de points accessoires dont la discussion et par suite l'abandon n'entraînerait point celui des principes. Nous ne pouvons les indiquer ici. Reste à savoir si le criticisme peut se constituer uniquement à titre de théorie de la connaissance. Kant est devenu populaire, non grâce à ses théories spéculatives, mais grâce à sa morale. Or sa morale, elle aussi, inaugura une ère nouvelle dans la position et dans la solution des problèmes de philosophie pratique. Elle ne se rapproche, en effet, ni des systèmes utilitaires ou empiriques, ni des systèmes dits rationnels qui, au lieu de placer le bien dans la recherche du plaisir, soit d'une sensation, le placent dans la réalisation d'un idéal de perfection, que la raison est censée percevoir, comme elle perçoit les idées innées. La doctrine de Kant est une doctrine d'autonomie de la raison pratique, parallèle à sa théorie de la connaissance, qui est une véritable doctrine d'autonomie de l'entendement. Dans ces conditions, il paraît bien difficile de traiter cette philosophie pratique comme si on pouvait indifféremment l'adopter ou la rejeter. D'autre part, celui qui tiendrait ferme pour les trois thèses dont on vient de résumer les formules, serait-il logiquement contraint d'assigner à la raison un usage pratique et de penser que, ainsi que l'entendement, la volonté doit se conduire d'après les règles a priori? Plus d'un, parmi les néo-criticistes allemands du XIXe siècle, entre autres l'auteur de l'Histoire du matérialisme, J. Lange, a pensé que deux parts pouvaient être faites dans l'oeuvre de Kant au point de vue de ce qu'elle offre de durable. A son avis, l'essentiel de la Critique de la raison pure est à conserver. L'essentiel de la Critique de la raison pratique, où Kant a essayé de fonder la morale, ne peut être maintenu. Le devoir, l'impératif catégorique que Kant a crus réels ne le sont point. Le monde des phénomènes est le seul où nous sommes, et le monde intelligible d'où il fait descendre le devoir est un monde fictif. La lecture de la morale de Kant est féconde, car elle donne un libre cours à nos aspirations les plus élevées; elle nous fait vivre dans un monde meilleur imaginaire. C'est une question de savoir si cette façon de se dire néo-criticiste, marque une dissidence ou une abjuration. Les historiens futurs du criticisme ne s'entendront vraisemblablement pas tous sur ce point, et il y aura de bonnes raisons pour qu'ils ne s'accordent point, les uns feront observer que le criticisme n'est rien s'il n'inscrit en tête de ses thèses fondamentales les principes de la raison pratique (le devoir, la loi morale, etc.); les autres répliqueront que les thèses du criticisme spéculatif se suffisent et que c'est sur le terrain de la raison théorétique que s'aperçoivent l'originalité et la fécondité de la discipline criticiste. Si en Allemagne les néo-criticistes réduisent l'essentiel du kantisme aux conclusions de la Critique de la raison pure, tout autre est l'attitude des néo-criticistes français, de ceux qui chez nous s'intitulent simplement criticistes. Ils s'attachent principalement aux thèses pratiques, et la croyance à l'obligation morale est la clef de voûte de ce kantisme réformé. Vers la seconde moitié de ce siècle, un penseur longtemps ignoré, aujourd'hui connu de tous ceux qui pensent, Charles Renouvier, entreprit de défendre les thèses originales de Kant, non sans les remanier profondément. Il est le fondateur incontesté et aussi le parrain du criticisme français, si bien qu'en France, être criticiste c'est être, toujours à quelque degré, «renouviériste». Mais être renouviériste ce n'est pas être kantiste, car on ne peut vraiment dire que Renouvier répète Kant. Il marche à sa remorque, il le suit ; mais nulle part il n'est satisfait de ce que Kant lui propose. Pas une formule du maître qui ne soit corrigée par le disciple. Corrigée ou altérée? On ne peut décider lequel des deux il faut dire, ou du moins, pour le décider, on érige forcément des motifs personnels de juger ainsi en raisons péremptoires, objectivement et nécessairement incontestables, ce qui est abuser. Quoi qu'on puisse penser sur ce point, nous estimons la lecture des oeuvres de Charles Renouvier singulièrement propre à faire ressortir la différence entre le kantisme proprement dit et ce qui est essentiel à tout criticisme, non qu'on ne puisse être criticiste autrement que Renouvier sans retourner au kantisme orthodoxe. Mais ce qui, chez Kant, est fondamental, l'est aussi chez Renouvier, à commencer, bien entendu, par les trois thèses qu'on sait être les conditions sine qui bus non de toute philosophie criticiste. Renouvier fait rentrer la certitude dans la croyance, et s'il rejette l'évidence objective, il rejette avec non moins d'énergie l'évidence imposée, nécessitée ; il en vient donc, au grand scandale de nos dogmatiques, à faire la part de la volonté dans l'organisation de la connaissance. En cela, loin d'en être atteinte, l'autonomie du sujet pensant ne peut que croître, et il est permis de penser que, dans la direction subjectiviste tracée par Kant, le disciple français va plus loin que le maître. Certains penseront peut-être que c'est aller trop loin, et se demanderont ce que devient la nécessité des principes directeurs de la connaissance dans une doctrine où l'on conteste la nécessité, non objective, ce qui serait franchement anti-criticiste - mais subjective - de la certitude. Car chez Renouvier la croyance est libre; or c'est une question de savoir si, dans la mesure où le concept devient l'objet d'une position volontaire, il ne perd pas ce qui le constitue essentiellement. Toutefois, s'il diffère ainsi de ce que Kant aurait voulu vraisemblablement qu'il ne cessait jamais d'être, et si la nécessité des jugements où le concept trouve place fléchit quelque peu, c'est toujours de l'activité du sujet pensant et voulant que ces jugements émanent et l'origine à priori leur reste, ce qui est l'essentiel. Où le criticisme originel et le criticisme français se séparent encore, c'est sur la question de la «chose en soi». Kant affirme sa réalité : Renouvier l'infirme. Kant dit « On ne connaît que des phénomènes». Renouvier va jusqu'à dire : « Il n'y a que des phénomènes ». La proposition de Kant aboutit à l'impossibilité de la métaphysique, mais à son impossibilité relativement à nous. Celle de Renouvier implique son impossibilité en soi, de telle sorte que Dieu, au cas ou il serait, ne serait point l'absolu. Renouvier estime, et beaucoup pensent comme lui, que si le phénomène seul est objet de connaissance, le noumène, c.-à-d. l'Être dont, selon Kant, il est censé provenir, n'est rien moins qu'assuré. Tout phénomène, en effet, ne peut être connu qu'à la condition d'être un phénomène de notre conscience ; s'il est autre chose que cela, Renouvier l'ignore, et il se comporte comme s'il n'était rien que cela. Le criticisme français ne va pourtant pas jusqu'à nier la réalité des êtres, et le solipsisme lui répugne incontestablement. Mais c'est par un acte de foi qu'il y échappe, et par un acte de foi pratique d'une singulière fécondité spéculative. Car une fois la réalité des êtres posée hors la conscience, le philosophe entreprend de la construire et de la construire à l'image de la conscience qui vient de la poser. Il débute par la libre affirmation d'un non-moi hors la conscience, qu'il convertit bientôt en un autre-moi, et le monde se trouve peuplé de consciences, on serait tenté de dire : de monades. Le criticisme français paraît bien en effet rejoindre la philosophie leibnizienne et rien n'est plus délicat que d'indiquer les points où il s'en sépare. Cependant, comme la négation de l'existence des choses en soi implique celle de la réalité des substances, attendu qu'aux yeux de Leibniz, toute monade est substance, le monadisme criticiste ne pourrait être, en tout état de cause, qu'un monadisme phénoméniste, autant dire un monadisme sans monades. Toujours est-il que, dans le criticisme français, puisque tout est phénomène, la métaphysique est deux fois impossible : une première fois, car s'il y avait des noumènes, ils nous seraient inaccessibles une seconde fois, car l'impossibilité où nous sommes de les connaître est une garantie de leur non-existence. Les thèses fondamentales du criticisme se trouvent donc respectées, ce n'est pas assez dire, accentuées. Par la manière dont il les défend et les développe, le chef du criticisme français contemporain assure à sa doctrine un caractère incontestable d'originalité. Cette doctrine est plus nettement phénoméniste que celle de Kant, car elle l'est aussi franchement qu'il se peut. A ce point de vue, Renouvier tend vers David Hume; car si l'on objecte que dans sa philosophie les phénomènes sont gouvernés par des lois, soumis à des rapports constants, il ne faut pas oublier que c'est mal prendre la pensée de Hume que de lui attribuer un phénoménisme où les lois n'aient point de place. C'est un phénoménisme sans catégories il est vrai, ce n'est pas un phénoménisme entièrement anome. On a déjà remarqué que le phénoménisme criticiste en vertu duquel rien n'est en dehors des phénomènes et de leurs lois, n'est pas sans analogie avec le phénoménisme positiviste : la remarque est en partie juste, elle ne l'est que dans la mesure où le criticisme français se rapproche de la doctrine de Hume : mais il s'en faut qu'il la rejoigne, car la rejoindre serait déserter le kantisme ; or c'est à réformer le kantisme et non à le combattre que Renouvier entend s'appliquer. Cette réforme dans un sens phénoméniste se comprendrait chez un philosophe indifférent aux problèmes de morale. Or l'attitude des criticistes français est tout le contraire de l'indifférence. F. Pillon, dont là pensée se rapproche singulièrement de celle de Renouvier, a débuté dans le criticisme par l'étude de la morale, et la philosophie pratique de Kant lui a toujours été plus familière que sa philosophie spéculative. Lui aussi adhère fermement à la théorie de la croyance volontaire et l'avantage de cette théorie lui paraît être d'affranchir l'obligation morale de toute contrainte, puisque, outre la liberté de nous y conformer, il veut que nous ayons celle de la reconnaître. Ét là-dessus Renouvier ne transigerait pas. Aussi bien ramener la certitude à la croyance et faire de celle-ci un acte de liberté, non sans doute de liberté pure, mais de liberté se guidant d'après les clartés fournies par l'intelligence, c'est tenter de rapprocher la raison pure de la raison pratique et faire cesser le divorce que Kant a prononcé entre elles. Il n'y a plus d'un côté les axiomes de la raison spéculative et, de l'autre, les croyances de la raison pratique, il y a de part et d'autre des croyances qui sont en même temps des certitudes. Par suite, il n'y a plus, comme chez Kant, deux et même trois critiques ayant chacune sa portée et son genre de valeur ; il n'y a qu'une « critique générale » dont la science de la morale fait nécessairement partie. Ce n'est pas assez dire; car le propre du criticisme français est de proclamer la prépondérance, de poser en principe la « primauté» de la morale. Kant ne pensait pas autrement, mais ici encore son disciple français le confirme en accentuant davantage. Là où il cesse de le confirmer, c'est quand, désireux de reconnaître le libre arbitre impliqué dans la reconnaissance de la loi morale, il ouvre à ce libre arbitre le monde des phénomènes que Kant lui avait fermé. S'il faut que la liberté soit, si rien n'est plus douteux que l'existence d'un monde de noumènes, c'est dans le monde des phénomènes que la liberté se fera sa place : aussi, au rebours du criticisme kantien, le criticisme français combattra le déterminisme. La nécessité, j'entends l'universelle nécessité, s'exilera du monde, et un principe de contingence devra être invoqué pour l'explication, non de tous, mais d'un grand nombre de phénomènes. Certains adversaires du criticisme pensent que cette rupture avec la tradition déterministe, marque bien plus qu'une dissidence, et qu'elle dénote à l'endroit des exigences de la science, une attitude dédaigneuse contraire à l'attitude de Kant. Cette théorie du libre arbitre a soulevé mainte protestation, et de la part des évolutionistes, ce qui va sans dire, et de la part de maints philosophes kantiens peu orthodoxes, et qui semblaient protester au nom des principes de l'École. Il est certain, d'ailleurs, que le renoncement au libre arbitre obligerait les représentants du criticisme français à une refonte générale du système; ou il leur faudrait mettre en péril l'existence même de la loi morale, c.-à-d. abandonner la thèse qu'ils ont le plus à coeur de défendre, ou il leur faudrait rétablir le noumène, ce qu'ils se croiraient interdit, à moins de ne plus le déclarer inconnaissable dans ce cas, la métaphysique reconquerrait ses anciens privilèges, sur les ruines mêmes du criticisme. Au rebours du criticisme allemand, le criticisme français est phénoméniste et indéterministe : voilà ce qui, pour nous, le différencie essentiellement du kantisme primitif. La philosophie criticiste s'est propagée depuis 1871, époque à laquelle fut fondée la Critique philosophique, journal hebdomadaire de 1871 à 1884 inclusivement, puis revue mensuelle de 1885 à 1889. Les rédacteurs principaux furent Renouvier, son fondateur, F. Pillon auxquels s'est adjoint dans les premiers temps, mais d'une façon intermittente, Louis Ménard, bien connu par ses travaux sur l'art et la religion des Grecs. La Critique s'occupait principalement du mouvement philosophique contemporain : toutefois, ses rédacteurs ayant annoncé leur dessein d'apprécier « le mouvement des idées générales », ils consacrèrent aux questions religieuses, politiques et littéraires des articles qui firent peu de bruit, mais produisirent de fortes impressions. Des études de Renouvier, sur les problèmes de politique extérieure, sur la question de l'Alsace-Lorraine, veulent être signalées au premier rang. Il va sans dire que l'auteur cherche à ces problèmes, quels qu'ils soient, une solution juridique étrangère à tout égoïsme individuel ou national : partout il s'efforce de faire entendre le langage de la raison pratique et, par là même, de démontrer la vitalité de sa doctrine par la richesse et la fécondité de ses applications. Les applications des principes du criticisme à la solution du problème religieux ont fixé, à mainte reprise, l'attention des lecteurs de la Critique philosophique. Les rédacteurs de cette revue, fidèles aux doctrines politiques issues du mouvement de 1789, attachés à la forme républicaine, aux principes du gouvernement parlementaire, mais par-dessus tout aux principes de ce qu'ils appellent « l'État français », abstraction faite de telle ou telle forme de pouvoir exécutif, ont pensé que l'État français, c.-à-d. l'État laïque, ne pouvait s'accommoder du catholicisme actuel, car ce catholicisme n'est autre que le «-papisme-» dans l'acception la plus étroite du mot. Ils en ont conclu à l'opportunité, pour tout Français non catholique, de s'avouer tel, et de rompre ouvertement, publiquement toute attache avec le catholicisme : ils ont fait observer que le protestantisme, n'exigeant aucune profession de foi stricte d'une part, et, d'autre part, présentant tous les caractères d'une religion laïque, tout citoyen français antipathique au catholicisme, et, cela va sans dire, sympathique aux croyances philosophiques sur lesquelles repose la foi chrétienne pourrait « changer d'inscription religieuse » et se faire immatriculer protestant. En vue de déterminer un mouvement de l'esprit public dans cette direction, les rédacteurs de la Critique ont fondé sous le nom de Critique religieuse (de 1878 à 1885) un recueil trimestriel, où écrivirent un certain nombre de collaborateurs plus ou moins improvisés, plus ou moins criticistes, il faut bien le dire, curieux de théologie plus encore que de philosophie et qui employèrent leur talent à démontrer tout autre chose que ce dont Renouvier eût souhaité la démonstration. Autant qu'il est permis d'en juger, le public ne comprit pas cet intérêt d'un philosophe pour les questions religieuses, et l'on en vint à penser que la doctrine criticiste conduisait nécessairement au protestantisme; que c'était une philosophie où la métaphysique était remplacée par un symbole assez voisin du symbole des apôtres. Il est certain qu'une philosophie où la croyance joue un rôle prépondérant ne peut interdire de croire tout ce qui n'est pas combattu par ses principes,: mais ce qu'elle ne défend pas de croire à ceux qui allèguent, pour y croire, des motifs dont le sentiment individuel est seul juge, invite-t-elle à le croire au nom de ses principes? Il y a là une confusion à ne point faire; et peut-être les lecteurs de la Critique philosophique ne se sont-ils pas toujours suffisamment préoccupés de l'éviter. Il y a aussi des criticistes en Angleterre ; par exemple, Shadworth Hodgson, l'un des rédacteurs du Mind les plus actifs et les plus goûtés, procède ouvertement de Kant et essaye de ramener la philosophie dans une direction voisine de celle de Hume. Il s'intitule phénoméniste, ou du moins il accepte cette épithète : mais entre ses vues et celles de Renouvier, il est des différences notables sur lesquelles nous regrettons de ne pouvoir insister ici. Renouvier, par exemple, croit fermement au libre arbitre. Hodgson, lui, est résolument déterministe. Il ne paraît pas que ce philosophe ait suscité un mouvement d'idées comparable à celui dont la publication des oeuvres de Charles Renouvier a été, chez nous, l'origine. On peut donc aller jusqu'à dire qu'il n'y a pas de criticisme anglais. Y a-t-il des criticistes dans le nouveau monde? Le professeur de l'université Harvard en Massachusetts, bien connu en France, William James, a repris plusieurs des thèses favorites de Renouvier et les a défendues avec une originalité singulière. La Critique philosophique a inséré quelques-unes de ses études traduites en français et ses rédacteurs les ont laissées passer sans observations critiques, ce qui indique à quel point les idées de James sont conformes à celles de Renouvier et Pillon. Il ne faudrait pas cependant en conclure que James est un criticiste du type français. Les disciples français de Kant, en cela conformistes, admettent l'origine à priori des concepts. Or à en juger par les analyses de deux études de James sur les perceptions de temps et d'espace (Revue philosophique, t. XXIV), on serait tenté d'attribuer à ce philosophe une théorie empirique de la connaissance, assez peu compatible avec les thèses essentielles à toute doctrine criticiste. (L. Dauriac).
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