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Critique de la raison pure, de Kant

La Critique de la raison pure (Kritik der reinen Vernunft) est le plus important des ouvrages de Kant et celui qui a fondé la philosophie appelée criticisme. Il parut pour la première fois à Riga, en 1781. Une seconde édition, avec des changements importants, fut publiée par l'auteur en 1787. C'est une question très controversée de savoir si les changements que présente cette seconde édition portent sur le fond, ou seulement sur la forme. Rosenkranz, Schopenhauer, Kuno Fischer y voient le rétablissement de la chose en soi, qu'avait abolie, selon eux, la première édition. Selon Kant lui-même, la seconde édition fait simplement ressortir le côté réaliste de la doctrine, méconnu par certains lecteurs. Boutroux juge que l'affirmation de Kant se soutient très bien. La première édition n'abolissait pas la chose en soi, mais la connaissance théorique de la chose en soi, ce qui est très différent. Au mot Criticisme, on trouvera l'idée générale de la doctrine.

L'ouvrage est précédé de deux préfaces, l'une de l'édition de 1781, l'autre de l'édition de 1787, ainsi que d'une longue introduction qui est, selon Victor Cousin, pour la philosophie de Kant ce que le Discours de la méthode est pour la philosophie de Descartes.

Dans les deux préfaces, Kant montre que la certitude de la logique, de la haute physique et des mathématiques est fondée sur les lois mêmes de l'esprit humain, et que le seul moyen d'élever la métaphysique à la même certitude est de considérer la nature de l'esprit humain et de ses lois indépendamment des objets auxquels celles-ci s'appliquent. 

Dans l'introduction, Kant procède à l'analyse de la connaissance; il y distingue deux éléments : l'un variable, accidentel, fourni par le dehors, par les objets, l'élément objectif, la matière; l'autre général et logique, venant de l'intérieur, du sujet connaissant, l'élément subjectif, la forme. Toutes nos connaissances présupposent l'expérience, commencent avec l'expérience; mais il y en a qui en dérivent : ce sont les connaissances empiriques ou a posteriori; d'autres, bien qu'elles ne puissent naître sans l'expérience, n'en dérivent pas, et nous sont données par la seule puissance de l'esprit : ce sont les connaissances a priori. L'universalité et la nécessité sont les caractères propres des connaissances a priori. La faculté en nous à laquelle se rapportent les principes marqués des caractères de nécessité et d'universalité, les principes a priori, est la raison pure, et l'étude approfondie de cette faculté est la critique de la raison pure. 

Les jugements sont analytiques ou synthétiques. Dans les premiers, l'attribut ou prédicat est renfermé logiquement et nécessairement dans la notion du sujet; dans les seconds, l'attribut ajoute à la notion du sujet une notion nouvelle; ceux-ci sont appelés par Kant synthétiques, parce qu'ils joignent deux termes logiquement indépendants, font une synthèse de deux notions auparavant isolées; ceux-là sont dits analytiques, parce qu'il suffit d'analyser l'un des termes pour en tirer l'autre. 

Les jugements synthétiques sont de deux espèces. La vérité des uns repose sur l'expérience, et Kant les appelle jugements synthétiques a posteriori; la vérité des autres ne repose pas sur l'expérience, mais sur la raison seule, et Kant les appelle jugements synthétiques a priori. Les propositions de la géométrie, de la mécanique, sont synthétiques a priori; celles de la physique,  de la chimie, sont synthétiques a posteriori. 

La légitimité des jugements analytiques repose sur le principe de contradiction; l'attribut étant contenu dans le sujet doit s'accorder avec lui, autrement il y aurait contradiction. Quant à la possibilité des jugements synthétiques a posteriori, il n'y a pas de difficulté à la concevoir, car cette synthèse n'est que l'expression de l'expérience. Mais quel est le principe qui donne autorité aux jugements synthétiques a priori? Tel est le problème fondamental de la métaphysique : Kant s'est efforcé d'en donner la solution en faisant la critique de la raison pure, et c'est ainsi que nous passons de l'introduction à cette critique elle-même. 
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Toute science nous est impossible en dehors du champ de l'expérience. Critique des prétentions dogmatiques
en métaphysique

« Tous les principes de notre entendement [par exemple le principe de causalité, le principe de contradiction, etc.] n'étant applibles qu'à des objets de l'expérience possible [tout ce qui est ou peut être dans l'espace et dans le temps], il va de soi que tout raisonnement rationnel [par exemple, les raisonnements sur la divisitilité à l'infini de la matière, sur la spiritualité de l'âme, etc.] qui s'applique aux choses en dehors des conditions de l'expérience, bien loin d'atteindre la vérité, ne doit nécessairement aboutir qu'à une apparence et à une illusion.

Mais le propre de cette illusion, c'est qu'elle est inévitable [...], à tel point, qu'alors même que nous en apercevons déjà la fausseté, nous ne pouvons cependant nous en délivrer [...]. En effet, le champ de l'expérience ne nous satisfait point [...]. Notre raison, pour se satisfaire, doit donc nécessairement essayer de franchir les limites de l'expérience, et en conséquence se persuader infailliblement qu'elle atteindra par cette voie l'extension et l'intégralité de ses connaissances„ chose qu'elle ne peut trouver dans le champ des phénomènes. Mais cette persuasion est une pure illusion, par tous les concepts et principes de notre entendement étant complètement vains en dehors des limites de notre expérience sensible, et ne pouvant absolument être alors appliqués à un objet quelconque, la raison se fait illusion à elle même lorsqu'elle donne une valeur objective à des maximes toutes subjectives, qu'elle n'admet réellement que pour sa propre satisfaction.

Tous ceux de nos raisonnements qui prétendent sortir du champ de l'expérience sont illusoires et sans fondement [...]. Non seulement l'idée d'un Être suprême, mais même les concepts de réalité, de substance, de causalité, ceux de nécessité dans l'existence, perdent toute signification, et ne sont plus que de vains titres de concepts, sans aucun contenu, quand on se hasarde à sortir avec eux du champ des choses sensibles [...].

Ainsi se résout en une attente illusoire toute connaissance que l'on cherche en dehors des limites de l'expérience possible en la demandant à la philosophie spéculative, et qui pourtant intéresse au plus haut point l'humanité. Mais qu'on ne se récrie point contre cette sévérité de la Critique-: en même temps qu'elle démontre l'impossibilité de décider dogmatiquement quelque chose en dehors des limites de l'expérience, touchant un objet de l'expérience, elle rend à la raison un service qui n'est pas sans importance pour l'intérêt qui la préoccupe, en la rassurant contre toutes les assertions possibles du contraire. De deux choses l'une en effet : ou bien on doit démontrer apodictiquement [avec une certitude absolue] sa proposition, ou bien, si cela ne réussit pas, on doit chercher les causes de cette impuissance. Or si ces causes résident dans les bornes nécessaires de notre raison, il faut que tout adversaire se soumette également à la loi qui lui ordonne de renoncer à toute affirmation dogmatique.

La psychologie rationnelle, par exemple, n'existe pas comme une doctrine positive ajoutant quelque chose à la connaissance de nous-mêmes. Mais, considérée comme simple discipline de l'esprit, elle fixe dans ce champ des bornes infranchissables à la raison spéculative : elle l'empêche, d'une part, de se jeter dans l'abîme d'un matérialisme sans âme, et, d'autre part, de se perdre dans les rêves d'un spiritualisme sans fondement pour nous dans la vie. Dans ce refus de toute réponse opposé par la raison aux questions ambitieuses dont l'objet sort des limites de cette vie, elle nous montre un signe qui nous avertit de détourner l'étude de nous-mêmes des spéculations transcendantales [l'ontologie], qui sont oiseuses, pour l'appliquer à l'usage pratique [la morale], qui seul est fécond.

Lorsque nous ne nous bornons plus à appliquer notre raison à des objets de l'expérience, en nous servant des principes de l'entendement, mais que nous essayons de l'étendre au delà des bornes de cette expérience, il en résulte des propositions dialectiques [par exemple: la matière est divisible à l'infini, la matière n'est pas divisible à l'infini; le monde a un commencement dans le temps, le monde n'a pas de commencement dans le temps, etc.; toutes propositions qui prêtent aux discussions contradictoires de la dialectique.] qui n'ont ni confirmation à espérer ni contradiction à craindre de l'expérience, et dont chacune non seulement est par elle-même exempte de contradiction, mais même trouve dans la nature de la raison des conditions qui la rendent nécessaire; malheureusement l'assertion contraire ne repose pas sur des raisons moins bonnes et moins nécessaires [...]. Ces assertions captieuses ouvrent donc une arène dialectique où la victoire appartient au parti auquel il est permis de prendre l'offensive, et où celui qui est forcé de se défendre est certain de succomber [...]. Juges impartiaux du combat, nous n'avons pas à chercher si c'est pour la bonne ou pour la mauvaise cause que luttent les combattants, et nous devons les laisser d'abord terminer entre eux leur affaire. Peut-être qu'après avoir épuisé leurs forces les uns contre les autres, sans s'être fait aucune blessure, ils reconnaîtront la vanité de leur querelle et se sépareront bons amis.

L'entendement, en résumé, ne peut faire de ses principes a priori, et même de tous ses concepts, qu'un usage empirique, et jamais un usage transcendantal [...].L'usage empirique d'un concept s'applique simplement aux phénomènes, c'est-à-dire à des objets d'expérience possible Tous les concepts, et avec eux tous les principes, tout a priori qu'ils puissent dire, se rapportent donc à des intuitions empiriques, c'est-à-dire aux données d'une expérience possible. Sans cela ils n'ont pas de valeur objective, et ne sont qu'un jeu que l'imagination ou l'entendement font avec leurs propres représentations. »

(Kant. Critique de la raison pure).

Toute connaissance dérive de deux sources, la sensibilité et l'entendement. La sensibilité est la capacité de recevoir des représentations des objets au moyen des impressions ou sensations que ces objets produisent en nous. Elle est toute passive; aussi est-elle désignée par Kant sous le nom de réceptivité. Ces représentations, qui s'appellent aussi intuitions, sont la base de toute connaissance. L'étude de la sensibilité en général s'appelle esthétique transcendantale. 

Toutes les intuitions s'encadrent dans les notions d'espace et de temps, qui sont les formes pures de la sensibilité. Quand on sépare de l'intuition sensible tout ce qui tient à
la sensation, on lui trouve deux formes pures, l'espace et le temps. D'après Kant, l'espace n'est ni une qualité absolue ni une qualité relative du monde extérieur, il n'est que la forme des phénomènes extérieurs. Quant au temps, il est également placé en dehors de l'expérience sensible, et nous en avons l'intuition a priori. Il n'est rien en soi et il n'est pas non plus un attribut de la substance, car on ne le connaîtrait pas a priori; il est la forme du sens interne ou l'intuition des changements qui s'opèrent en nous; il est donc aussi une forme des phénomènes, puisque chaque phénomène détermine une modification du moi au moment de la perception. Kant se fait une objection : 

"Il y a, dit-il, des changements réels; la succession de nos sentiments intérieurs le prouverait à défaut de phénomènes extérieurs. Or ces changements ne sont possibles que dans le temps donc le temps est quelque chose de réel."
 Il répond à cela que le temps est bien réellement la forme de l'intuition des choses; mais cette réalité n'est que subjective, et il nie l'existence du temps dans le sens objectif.

Outre la capacité de recevoir des représentations, des impressions, nous avons ensuite la faculté de connaître un objet par ces représentations, la spontanéité des concepts. Par la première, un objet nous est donné; par la seconde, il est pensé (comme pure détermination de l'esprit). Les intuitions (données sensibles) et les concepts (données de l'entendement) constituent donc les éléments de toute notre connaissance. L'une de ces facultés de l'âme n'est pas préférable à l'autre; elles sont d'une égale importance : sans la sensibilité, aucun objet ne nous serait donné, et sans l'entendement aucun ne serait pensé. De sorte que les intuitions sans l'entendement, qui les change en notions, seraient aveugles, et que les notions sans intuitions n'auraient pas d'objet et par conséquent seraient vides.

La science des règles de l'entendement prend le nom de logique. La logique est générale ou spéciale. La logique générale s'occupe de la pensée sans en préciser l'objet; la logique spéciale s'applique à chaque science particulière.

 La logique générale est encore pure ou appliquée : pure, si elle s'occupe de la pensée, sans considérer les circonstances psychologiques dans lesquelles elle se produit; appliquée, si elle traite de ces circonstances.

La logique pure est une science exacte a priori. Elle traite des lois de l'entendement et de la raison. Enfin la logique générale se divise encore en analytique et dialectique : la logique analytique étudie les éléments des fonctions de l'entendement; quant à la logique dialectique, elle ne fournit que des jugements analytiques; elle ne saurait produire des connaissances positives. Elle n'est donc qu'un moyen critique. 
La logique transcendantale se divise aussi en analytique et dialectique. La première expose les éléments de la connaissance intellectuelle pure; la dialectique critique l'usage des principes a priori de I'entendement. L'analytique transcendantale s'occupe des concepts purs et des principes purs.

De même que les intuitions pures sont les formes des intuitions sensibles, les concepts purs sont les formes que l'entendement donne à tous ses jugements. Ces formes de nos jugements, qui ne sont pas fondés sur l'expérience, qui sont des lois universelles et nécessaires de l'entendement, s'appellent catégories. Elles sont au nombre de douze, comme les modes de jugements auxquels elles correspondent, à savoir : unité, pluralité, universalité, correspondant aux trois jugements de quantité, l'individuel, le particulier et l'universel; réalité, négalion, limitation, correspondant aux trois jugements de qualité : l'affirmatif, le négatif et le limitatif; substance, causalité, communauté, correspondant aux trois jugements de relation : le catégorique, l'hypothétique et le disjonctif; possibilité, existence, nécessité correspondant aux trois jugements de modalité, le problématique, le jugement d'assertion et le nécessaire. 

Le livre Il de l'analytique transcendantale est consacré à l'examen des principes purs ou du jugement transcendantal. Cette théorie du jugement se compose de trois chapitres. Le premier a pour titre : Du schématisme de l'entendement pur, le second : Des principes de l'entendement pur, et le troisième : Du fondement de la distinction entre les phénomènes et les noumènes. Son étude des principes est tellement serrée qui elle résiste à toute espèce d'analyse. II en est de même de sa dialectique transcendantale.

Mais la sensibilité et l'entendement ne constituent pas encore l'esprit humain tout entier. Une troisième faculté, la raison, a pour fonction de couronner l'édifice, et, de même que l'entendement réunit les intuitions de la sensibilité au moyen de ses concepts, de même la raison ramène les jugements à l'unité au moyen de certains principes qui sentait elle a priori, et qui sont à cette faculté ce que l'espace et le temps sont à la sensibilité, ce que les catégories sont à l'entendement. Ces formes de la raison, qui sont des principes absolus et inconditionnés, prennent le nom d'idées, que Kant emprunte au langage de Platon. Le moi ou l'âme, le monde, Dieu, sont les trois inconditionnés, les trois absolus auxquels la raison s'élève : ce sont les trois idées de la raison pure. Du reste, ni les formes de la sensibilité (espace et temps), ni les formes de l'entendement catégories), ni les formes de la raison (idées) ne nous permettent de pénétrer au delà des phénomènes, d'atteindre la réalité objective. Nous ne sommes pas autorisés à dire autre chose, sinon : voilà comment nous nous représentons les objets; voilà comment nous pensons nos intuitions; voilà comment nous systématisons nos jugements. Cependant, par la nature même de la raison, par des illusions d'optique intellectuelle, nous somme, portés a dépasser les limites de l'expérience : de là trois classes de raisonnements correspondant aux trois idées de la raison pure, et qui aboutissent à l'impuissance et à la contradiction.

Par rapport à l'idée de Dieu, en particulier, voici, selon Kant, quelle est la marche naturelle de la raison humaine :

" Elle commence par se persuader de l'existence de quelque être nécessaire; elle reconnaît en lui une existence inconditionnée; elle cherche ce concept de quelque chose qui soit indépendant de toute condition, et le trouve dans ce qui est lui-même la condition suffisante de tout le reste, c'est-à-dire dans ce qui contient toute réalité. Mais ce tout sans bornes est unité absolue et entraîne avec soi le concept d'un être unique, savoir de l'être suprême, et la raison conclut ainsi que l'être suprême, comme principe primitif de toute chose, existe d'une manière absolument nécessaire.

On ne saurait contester à ce concept une certaine fondamentalité, dès qu'une fois l'existence de quelque être nécessaire est accordée. Mais si rien ne nous pousse à nous déterminer et que nous abandonnions plutôt toute cette affaire jusqu'à ce que nous soyons forcés par des arguments plus puissants à y donner notre assentiment , c'est-à-dire s'il s'agit tout simplement de juger ce que nous savons de cette question et ce que nous nous flattons seulement de savoir, alors le raisonnement précédent ne paraît pas sous un jour à beaucoup près aussi avantageux. 

Car si nous admettons tout ce qui se présente à nous : premièrement que la conclusion d'une existence donnée quelconque à l'existence d'un être inconditionné nécessaire est légitime; secondement que je dois considérer un être qui contient toute réalité, par conséquent aussi toute condition, comme absolument inconditionné, on ne peut cependant conclure de là que le concept d'un être borné, qui ne renferme pas la suprême réalité, contredise pour cela la nécessité absolue. Car, quoique je ne trouve pas dans son concept l'absolu, qui emporte déjà avec lui-même la totalité des conditions, il ne peut cependant pas suivre de là que son existence doive précisément par cette raison être conditionnée. Il nous serait plutôt permis de présenter tous les êtres limités comme nécessairement inconditionnés, quoique nous ne puissions conclure leur nécessité du concept général que nous en avons. Mais, de cette manière, cet argument ne nous donnerait pas le moindre concept des attributs d'un être nécessaire et n'aboutirait absolument à rien."

Il y a, poursuit Kant, trois sortes d'arguments pour démontrer l'existence de Dieu, l'argument physico-théologique, l'argument cosmologique et l'argument ontologique. Ce dernier n'est autre chose que celui dont nous avons déjà parlé, et notre philosophe ajoute de nouvelles raisons pour en montrer l'insuffisance. Une nécessité de jugement, dit-il, n'est pas une nécessité d'existence. Par exemple, un triangle a nécessairement trois côtés et trois angles sans doute, mais il faut que le triangle existe. Vous me dites : Dieu est nécessairement tout-puissant. Oui, s'il existe. Mais s'il n'est pas, que devient sa puissance? On lui répond : Il y a au moins une notion dont on ne peut nier l'objet sans se trouver en face d'une contradiction, c'est celle de l'être qui renferme toute réalité. Il est possible; or cette possibilité en assure l'existence. Il ne suffit pas, dit Kant de concevoir par la pensée un être d'une réalité parfaite; la question est toujours de savoir s'il existe. La perfection logique d'une idée n'en implique pas du tout la réalité. Il compare ceux qui s'étudient à élargir le cercle des perfections divines à un négociant qui ajoute des zéros fantastiques au chiffre exprimant la situation réelle de sa caisse.

L'argument cosmologique de l'existence de Dieu est celui que Leibniz tire de la contingence du monde. Il n'a pas plus de valeur que la précédente, au dire de Kant. Le monde étant contingent doit avoir une cause; cela est vrai. Mais vous ne supposez cette cause éternelle que pour n'être pas forcé de chercher sa cause à elle-même; et, si elle parlait, elle pourrait dire : "Je suis de toute éternité, et hors de moi il n'y a rien qui ne soit par moi; mais moi-même, d'où suis-je?"

L'argument physico-théologique n'est pas plus satisfaisant. Cette preuve est tirée de expérience. Comment l'expérience peut-elle autoriser un argument qui, de son aveu, ne peut pas être vérifié directement par l'expérience? C'est pourtant la preuve la plus ancienne; aile est fondée sur le spectacle de l'univers et sur l'harmonie qu'on remarque entre ses parties; on la formule ainsi : il y a partout dans l'univers de l'ordre, de la sagesse, de l'harmonie et de la grandeur; cela suppose une intelligence supérieure qui soit l'auteur de ces choses. Donc Dieu existe, et il est unique, car il y a unité dans l'harmonie du monde. Kant répond que cette preuve ne touche pas à  la substance du monde, mais à sa forme; qu'elle ne suppose point un créateur, mais un architecte. Cet architecte n'est pas le dieu de la métaphysique, tout au plus est-il son domestique.

De tout cela, Kant conclut que les idées ne nous apprennent rien sur leurs objets, qu'elles sont de simples directions que doit suivre dans ses recherches notre faculté de connaître; que la raison pure, qui semblait d'abord ne nous promettre rien moins que l'extension de la connaissance au delà des bornes de l'expérience, si nous la comprenons bien, ne contient que des principes régulateurs, principes
qui servent à nous faire découvrir l'unité systématique dans le monde sensible, mais qui, mal entendus et pris pour des principes constitutifs de connaissances transcendantes, engendrent, par une apparence brillante, mais illusoire, des disputes éternelles; qu'enfin si la métaphysique ne peut établir les thèses de la liberté, de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu, il n'y a pas à craindre que Ies thèses opposées, c'est-à-dire les négations du matérialisme, de l'athéisme, du fatalisme, y trouvent jamais des arguments décisifs.

Kant termine son oeuvre par un traité de méthode intitulé : Méthodologie transcendantale. La méthode, dit-il, est à la raison ce que la logique est à l'entendement. Il divise du reste son oeuvre en quatre parties : la discipline, le canon, l'architectonique et l'histoire de la raison pure.

A propos de l'histoire de la raison pure, dont il ne trace qu'une esquisse rapide, Kant finit en ces termes 

"1° Quant à l'objet de toutes nos connaissances rationnelles, les uns furent purement philosophes sensualistes, d'autres purement philosophes rationalistes (il ne remonte point au delà de la philosophie grecque). Epicure peut être considéré comme le principal philosophe du sensualisme, Platon comme celui du rationalisme. Mais cette difrence des écoles, si peu sensible qu'elle soit, avait déjà commencé dans les siècles les plus reculés, et s'est maintenue sans interruption. Ceux de la première école affrmaient qu'il n'y a de réalité que dans les objets des sens, que tout le reste est imagination; ceux de la seconde disaient au contraire qui il y a qui apparence dans les sens, que l'entendement seul connnaît le vrai. Mlalgré cela, les premiers ne niaient point une réalité correspondante aux concepts de l'entendement; mais cette réalité n'était pour eux que logique, tandis que pour les autres elle était mystique. Ils accordaient des concepts intellectuels, mais ils ne reconnaissaient que des objets sensibles.

 2° Quant à l'origine des connaissances rationnelles pures, si elles sont dérivées de l'expérience, ou si elles ont leur source dans la raison indépendamment de l'expérience, les uns furent empiriques, les autres noologistes. Aristote peut être considéré comme le chef des empiristes; Platon comme celui des noologistes. Locke, chez les modernes, a suivi le premier, et Leibniz le second. 

3° Quant à la méthode, si on doit appeler quelque chose méthode, ce doit être un procédé par principes. Or on peut diviser celles qui tiennent maintenant le premier rang dans cette branche de l'investigation de la nature en méthode naturalistique et méthode scientifique. L'une et l'autre ont été vues à l'oeuvre et n'ont produit que de vains résultats. La méthode critique est la seule encore ouverte. Si le lecteur a eu la complaisance ou la patience de la suivre, il peut voir maintenant si, dans le cas où il voudrait bien contribuer à convertir ce sentier en route royale, ce qu'un grand nombre de siècles n'ont pu réussir à mener à bonne fin jusqu'ici ne pourrait pas être accompli avant que celui où nous sommes soit écoulé. "

Kant se flatte sans doute; néanmoins son livre a opéré une immense révolution de la pensée en Allemagne, et servi de point de départ à une élaboration scientifique qui s'est longtemps poursuivie. On a comparé à Socrate le philosophe de Koenigsberg. C'est une plaisanterie. Socrate était surtout un moraliste, et Kant fut d'abord un métaphysicien. (PL).
"La Critique de la raison pure, dit victor Cousin, a le malheur d'être un ouvrage mal écrit; ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait souvent infiniment d'esprit dans les détails, et même de temps en temps des morceaux admirables mais s'il y a partout une grande clarté logique, il y a très peu de cette autre clarté qui naît de l'art de faire passer le lecteur du connu à l'inconnu, du plus facile au plus difficile, art si rare, surtout en Allemagne, et qui a entièrement manqué au philosophe de Koenigsberg. Prenez la table des matières de la Critique de la raison pure; comme là il ne peut être question que de l'ordre logique, rien de mieux lié, de plus précis, de plus lumineux. Mais prenez chaque chapitre en lui-même, ici tout change chaque idée est toujours exprimée avec la dernière précision, mais elle n'est pas toujours à la place où elle devrait être pour entrer aisément dans l'esprit du lecteur. Ajoutez à ce défaut celui de la langue allemande de cette époque, poussé à son comble, je veux dire ce caractère démesurément synthétique de la phrase allemande, qui forme un contraste si frappant avec le caractère analytique de la phrase française. Ce n'est pas tout : indépendamment de cette langue rude encore et mal exercée à la décomposition de la pensée, Kant a une autre langue qui lui est propre, une terminologie qui, une fois bien comprise, est d'une netteté parfaite et même d'un usage commode, mais qui, brusquement présentée et sans les préliminaires nécessaires, offusque tout, donne à tout une apparence obscure et bizarre. Aussi la Critique de la raison pure ne produisit pas d'abord une grande impression en Allemagne; il lui fallut plusieurs années pour faire sa route; il fallut que quelques penseurs laborieux et indépendants, après avoir étudié la nouvelle doctrine, attirassent sur elle l'attention, en l'exposant à leur manière."
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