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Le phénoménisme.est une doctrine philosophique dont la thèse principale, sous sa forme absolue, consiste à révoquer en doute l'existence de toute substance matérielle ou spirituelle sous les phénomènes perçus par les sens et la conscience. Le phénoménisme est ainsi un cas très particulier d'une doctrine beaucoup plus vaste, l'idéalisme. Car, tandis que l'idéalisme, étroitement uni avec le rationalisme par ses plus grands représentants, Platon, Descartes, Malebranche, Hegel et Scheling, résout simultanément le problème de la connaissance et celui de l'existence, le phénoménisme s'associe volontiers à l'empirisme pour donner à la question : «de quoi les êtres sont-ils faits?» cette réponse : «ils ne sont qu'un faisceau de phénomènes». Ni l'idéalisme, ni l'empirisme des Anciens n'ont revêtu la forme phénoméniste. Malgré les différences qui les séparent, Platon et Epicure s'accordent à reconnaître aux apparences sensibles un support substantiel, objectivement réel, Idée chez l'un, Atome chez l'autre. Eprise de raison ou attachée à l'expérience, toute la philosophie antique est substantialiste, et le Moyen âge l'a suivie dans cette voie au point de réaliser certaines qualités sensibles de la matière. II faut arriver jusqu'à Descartes pour trouver, sous des dehors purement substantialistes, le germe de la thèse phénoméniste. Sans doute, Descartes distinguait, sous les qualités sensibles relatives au sujet qui connaît, l'étendue, essence invariable de la matière. Mais il préparait ainsi la voie aux disciples plus hardis et plus conséquents qui devaient réduire l'idée d'étendue elle-même à des sensations tactiles et musculaires et dissiper ainsi le dernier substratum métaphysique de tout attribut sensible. Déjà Locke ne voit dans les idées de substance que des «combinaisons d'idées simples, qu'on suppose représenter des choses particulières et distinctes, subsistant par elles-mêmes ; parmi ces idées, l'idée de substance, qu'on suppose sans la connaître, quelle qu'elle soit en elle-même, est toujours la première et la principale». Ainsi, un corps est une chose étendue, mobile, colorée, etc., mais, au-dessous de ces attributs, on se représente toujours un «je ne sais quoi» particulier, qu'on appelle substance. De même les pensées, les sentiments ne sont pas des choses en soi; on ne peut non plus les attribuer au corps; on les rapporte donc à une substance spirituelle, dont on ne peut se faire d'ailleurs aucun concept clair. Nous n'avons pas de raisons de nier l'existence de substances spirituelles; mais Locke remuait qu'il est impossible de découvrir «par la contemplation de nos idées, si Dieu n'a pas donné à quelques amas de matière, disposés comme il le trouve à propos, la puissance d'apercevoir et de penser, ou s'il a joint et uni à la matière ainsi disposée Une substance immatérielle qui pense». Cette incertitude même prouve que Locke n'arrivait pas à s'affranchir complètement du réalisme substantialiste. II admet d'ailleurs que l'existence de Dieu est prouvée par l'argument de la cause première. Berkeley rompit résolument avec les hésitations de Locke, du moins en ce qui concerne le inonde extérieur. Il renonce à «supposer» un support inconnu au-dessous des qualités sensibles. Matière est un mot vide de sens. Si l'on retranche d'une chose toutes ses qualités sensibles, il n'en reste rien de consistant; l'étendue elle-même disparaît. Toute la réalité des attributs de la matière, qualités premières aussi bien que qualités secondes, est dans la perception que nous en avons : Esse est percipi. Il n'existe que des esprits avec leurs fonctions. Les corps ne sont que des idées on liaisons d'idées, et les idées ne peuvent être que dans les esprits. S'il en était autrement, les qualités sensibles pourraient exister sans être perçues ni pensées, ce qui serait pure contradiction. Objecte-t-on que les idées pourraient n'être dans l'esprit que comme des copies des objets sensibles, Berkeley répond qu'une idée ne peut ressembler qu'à une idée, comme une couleur ne peut ressembler qu'à une couleur, un son qu'à un autre son. A supposer même qu'il existât des substances matérielles hors des esprits, il nous serait impossible d'en rien savoir; les sens, en effet, ne nous en informent pas, et la raison n'en pourrait avoir connaissance, car deux substances hétérogènes, en vertu du principe de contradiction, ne peuvent exercer l'une sur l'autre aucune action. Il faudrait donc admettre la création par Dieu d'un nombre infini de substances inutiles. Hypothèse absurde et superflue, car l'existence de Dieu suffit à expliquer les perceptions sensibles, dont il faut bien convenir que nous ne sommes pas les causes. Toutes nos perceptions ne sont que des actions exercées sur nous par l'entendement divin. Les lois de la nature ne sont que l'ordre immuable suivant lequel s'accomplit cette mystérieuse communication. L'immatérialisme de Berkeley achève donc le programme auquel eût abouti logiquement l'idéalisme de Malebranche si ce dernier n'avait cru nécessaire de justifier par l'Écriture l'existence des corps qui échappait à sa raison. C'est la forme la plus achevée du spiritualisme. Une forme bien voisine d'idéalisme avait été défendue avant Berkeley lui-même par Arthur Collier. Hume ne craignit pas de s'attaquer au spiritualisme même. Sa critique pénétrante s'efforça de ruiner à jamais l'idée de substance en général en même temps et par la même méthode que celle de causalité. Pas plus que l'idée de causalité, le concept de substance n'est connu intuitivement par la raison. Nous n'avons de notion claire que de nos perceptions; or, l'idée de substance est précisément l'idée d'une chose distincte de la perception. Nous ne saurions l'apercevoir distinctement. Quant à l'expérience, elle ne nous fournit que des impressions; mais l'entendement est actif, il combine ces impressions, conformément aux lois de l'association et les convertit en idées. Comment s'accomplit cette opération? Nous remarquons, quand nous percevons plusieurs fois un même groupe de qualités, que notre représentation reste constante. Quand je vois du sucre par exemple, j'éprouve les mêmes impressions de blancheur, de dureté, de goût, etc. Cette liaison constante de caractères suscite en moi une habitude, une association inséparable. La vue du sucre éveille inévitablement l'idée de sa dureté, de sa saveur, comme la vue de la cause provoque l'attente de ses effets habituels. Dès lors, les corps ne sont plus que des aggrégats de qualités; le moi lui-même n'est qu'un tissu de représentations auquel nous attribuons à tort l'unité substantielle parce que nos états internes nous paraissent liés en série continue. Le véritable continuateur de Hume fut Stuart Mill, dans son Examination of Sir William Hamilton's Philosophy. Dans cet ouvrage célèbre, Stuart Mill choisit précisément la croyance à l'existence des corps et d'un moi-substance comme exemple des notions que les Ecossais, forts de l'appui du «sens commun», avaient, à tort, tenues pour immédiates, et les réduit, avec une incomparable habileté dialectique, à leurs véritables éléments psychiques. Cette explication suppose deux données primitives, purement psychiques, la faculté de former des concepts de perceptions possibles et les lois de l'Association. Or, l'analyse nous montre que toute perception actuelle est accompagnée de perceptions possibles qui pourront se réaliser dans des conditions données. Ainsi, la vue de la neige est accompagnée régulièrement d'une perception possible de froideur. Ces possibilités deviennent pour nous l'essentiel, car elles subsistent constamment, tandis que les impressions présentes sont dans un flux perpétuel. Celles-ci sont toujours relatives à notre sensibilité individuelle et varient selon les circonstances; celles-là sont communes à un nombre indéfini de cas nouveaux et sont connues de tous les humains. Nous arrivons ainsi peu à peu à considérer les possibilités d'impressions comme des réalités dont les perceptions actuelles ne sont que des représentations. Notre croyance à l'existence de substances matérielles se réduit donc à l'admission de possibilités permanentes de sensations: une perception donnée suggère par association l'idée de toutes les sensations possibles auxquelles elle est ordinairement unie dans l'expérience. Le moi n'est, de même, qu'une somme de phénomènes psychiques successifs. L'expérience m'apprend, en effet, qu'aucun sentiment n'est isolé dans la conscience. Tout sentiment est ainsi lié par association à l'idée d'une continuité possible indéfiniment renouvelée; l'idée du moi n'est que la croyance à une possibilité permanente de sentiments. Spencer est conduit par sa théorie relativiste de la connaissance à des conclusions intermédiaires entre le criticisme de Kant et le phénoménisme de Stuart Mill. Les phénomènes sensibles, par leur relativité même, supposent un absolu, terme dernier, et, par définition, inconnaissable de toute relation. De même, la raison suppose une substance spirituelle que la conscience ne saurait saisir, parce qu'elle ne peut être à la fois l'objet et le sujet de la pensée. Tout le contenu de la conscience se ramène donc à des sentiments (feelings) et à des relations entre sentiments (relations between feelings). Chaque sentiment se décompose en unités plus simples (units of feelings); mais la conscience n'atteint pas ces éléments premiers de la vie mentale; elle est elle-même une somme, une addition d'états inconscients : il n'y a de conscience que de la succession, de la série. En France, le positivisme pourrait, à première vue, passer pour l'expression la plus parfaite du phénoménisme, si cette doctrine, récusant toute explication métaphysique ou simplement psychologique de la cohésion des phénomènes en groupes définis, ne supprimait le problème au lien de le résoudre. Le véritable psychologue de l'école positiviste, Taine, a repris, sans la renouveler, la théorie de Stuart Mill. Arrivé à ce point, le phénoménisme s'est trouvé placé devant un double problème. En ce qui concerne le monde extérieur, on peut dire que la position du phénoménisme n'a point été ébranlée. Nous ne connaissons, en toute certitude, du monde extérieur que la façon dont il nous affecte. Et le phénoménisme n'a pas de peine à établir que l'hypothèse d'un substratum matériel n'est requise ni par les sciences, qui se contentent de dégager les lois de succession et de coexistence des phénomènes sans se mettre d'accord sur la nature, ou même sur l'existence réelle de «forces», d' «atomes», d'une «matière» pondérable ou impondérable - ni par le sens commun qui ne conclut à la réalité du monde extérieur que de la permanente des sensations qu'il provoque et surtout de la résistance qu'il oppose au sens musculaire. L'affirmation de l'existence des substances n'est autre chose qu'un acte logique de l'esprit qui rapporte tout attribut à un sujet; c'est une synthèse mentale dont la valeur objective échappe à toute induction comme à toute déduction. On n'échappe au phénoménisme que par des hypothèses, et le choix reste libre entre ces hypothèses et l'aveu d'ignorance : ignorabimus. En va-t-il de même du monde de la conscience? Il est certain que nous ne sommes pas les spectateurs passifs du défilé d'impressions qui se succèdent en nous. Par l'attention, nos sensations elles-mêmes s'éclairent d'un jour nouveau, gagnent en intensité et en précision; par l'imagination, nous créons des combinaisons imprévues, l'acte libre enfin témoigne d'une énergie intérieure dont le développement continu se manifeste par le caractère et la personnalité. Cependant ces faits, pour être incontestables en eux-mêmes, emportent des restrictions et des interprétations. Et l'on peut dire que le spiritualisme substantialiste de Descartes, de Leibniz et de Maine de Biran comptera, à défaut de représentants du phénoménisme pur et simple, deux catégories d'adversaires. Les uns, à la suite de Kant, nieront que la substance du moi puisse être saisie par une intuition interne; l'unité de la vie mentale sera, dès lors, non pas aperçue, mais inférée comme la condition de toute connaissance; elle est, dira Renouvier, l'acte synthétique qui rend possible les représentations et leur rapports; car «il n'y a de rapports, il n'y a de loi que pour les consciences», c.-à-d. là où un sujet peut se représenter un objet et réagir sur lui. Le criticisme ramène ainsi la dispersion des phénomènes internes à l'unité de la perception et de l'action. Les autres, abandonnant le point de vue formel, pousseront plus loin que Hume lui-même l'analyse matérielle de la personnalité. Forts d'expériences précises et notamment d'observations pathologiques inconnues de l'ancienne psychologie, ils montreront que l'unité de la conscience normale est essentiellement instable, et que, dans certaines conditions, des consciences secondaires et parasites peuvent se substituer à la première pendant une durée plus ou moins longue. Dès lors la conscience, normale ou parasite, ne leur paraîtra qu'une résultante, une somme d'éléments inconscients, diront les uns, subconscients, diront les autres. Chaque centre nerveux, qui sait même? chaque cellule vivante collaborera dans l'ombre totale ou dans la pénombre à cette genèse de la conscience. (Th. Ruyssen).
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