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Le
mot synthèse a plusieurs acceptions d'ailleurs très
voisines les unes des autres et qui se rattachent toutes à son sens
étymologique (synthesis, en
grec, action de composer, de réunir). On peut en distinguer trois
principales. Il désigne d'abord toute opération, matérielle
ou mentale, qui consiste à réunir des éléments
plus ou moins nombreux et divers, de manière à en composer
un tout plus ou moins stable et cohérent. C'est en ce sens que le
jugement peut se définir la synthèse
des notions, le raisonnement la synthèse
des jugements, etc.; c'est encore en ce sens que l'on appelle synthèse
de l'eau la recomposition de ce liquide par la réunion de l'oxygène
et de l'hydrogène préalablement
dissociés, etc.
Dans un second sens, très voisin
du précédent, la synthèse est le résultat de
l'opération elle-même, le tout constitué par la réunion
des éléments. Ainsi un jugement une fois fait est lui-même
une synthèse de notions, un raisonnement, une synthèse de
jugements : il n'y aurait aucune impropriété à dire
que le moi est une synthèse d'états
de conscience, etc. S'il était permis
d'emprunter aux scolastiques leurs formules
habituelles, on dirait que la synthèse dont il s'agit ici est la
synthèse in facto, tandis que celle dont on parlait tout
à l'heure était la synthèse in fieri. Peu importe
d'ailleurs que l'opération synthétisante et son résultat
soient le fait de l'humain ou de la nature : il
peut y avoir des synthèses objectives
aussi bien que subjectives : la vie, un être vivant sont des synthèses
qui se font ou qui sont données dans la réalité
même des choses, indépendamment de toute intervention de l'esprit.
Remarquons, en outre, que dans l'une et dans l'autre de ces deux acceptions,
la synthèse ne s'oppose pas nécessairement à l'analyse
: nous voulons dire par là que la synthèse comprise en ce
sens ne présuppose pas nécessairement l'analyse comme son
corrélatif antithétique. Des éléments peuvent
se réunir de manière à composer un tout, sans avoir
été eux-mêmes préalablement dissociés
par une opération inverse. Dans ce cas, la synthèse existe,
pour ainsi dire d'emblée, antérieurement à l'analyse.
Il n'en est pas ainsi lorsqu'on entend
le mot synthèse dans un troisième et dernier sens où
il désigne une méthode-logique
et scientifique, la méthode de synthèse
inséparablement liée à la méthode d'analyse.
Il semble bien que ces deux mots, ainsi accouplés et opposés,
aient été d'abord employés par les géomètres
anciens pour désigner les deux formes principales et complémentaires
de la méthode géométrique;
et c'est seulement plus tard, dans la philosophie
moderne, qu'en en a généralisé l'usage au point d'en
faire deux méthodes générales applicables, avec des
modifications appropriées, à tous les ordres de sciences
ou, ce qui revient au même, les deux formes les plus générales
de la méthode scientifique universelle.
De là résulte la très
grande difficulté de donner de la synthèse (aussi bien d'ailleurs
que de l'analyse) une définition qui convienne
à toutes les espèces dans lesquelles
elle se réalise en fait à travers la série des différentes
sciences. On pourrait en effet distinguer deux types principaux de synthèse
(et d'analyse) : le type géométrique ou mathématique,
et le type chimique. De même que l'analyse géométrique
est une régression qui remonte des conséquences
aux principes, la synthèse géométrique
est une progression qui descend des principes aux conséquences;
et, d'autre part, de même que l'analyse chimique est une décomposition
qui va du tout aux parties, de même la synthèse chimique est
une recomposition qui va des parties au tout. En physique,
Newton donne de l'analyse et de la synthèse
des définitions qui les rapprochent,
ce semble, du type géométrique plus encore que du type chimique,
l'analyse consistant à déterminer les causes
par le moyen des effets et la synthèse à déterminer
les effets par le moyen des causes (connues ou supposées). Lequel
de ces deux types doit être considéré comme le plus
général et servir de terme de comparaison pour le logicien
qui essaie de ramener à l'unité les différentes espèces
d'analyse et de synthèse? Communément, c'est au type chimique
qu'on se réfère.
«
Le plus souvent, dit Rabier (Logique, p.
294), on entend par analyse une méthode de décomposition
d'un tout par ses parties ou ses éléments. »
Mais Rabier conteste que ce soit là
la forme essentielle de ces méthodes.
«
Il est aisé, dit-il, de ramener à l'unité ces deux
espèces d'analyse et de synthèse. Mais pour y parvenir, il
est indispensable de maintenir comme sens premier et fondamental du mot
analyse le sens régression que nous avons indiqué tout d'abord
et qui, historiquement, est bien en effet le sens primitif. Que si, au
contraire, on entend essentiellement par analyse une méthode de
décomposition, on se met dans l'impossibilité de saisir aucun
rapport entre l'analyse ainsi définie et l'analyse géométrique,
et on perd de vue l'unité de la science [...].
Pour
les anciens, l'analyse est une méthode géométrique
: conformément au sens étymologique du mot, cette méthode
est proprement pour eux une solution à rebours ou enn remontant
elle consiste à partir de la chose proposée pour remonter,
par voie régressive, jusqu'aux principes antérieurement établis
d'où elle peut dériver à titre de conséquence.
»
Mais comme les parties existent avant le tout,
les éléments avant le composé, il s'ensuit que la
méthode de décomposition ou de résolution est, comme
la méthode d'analyse en géométrie, une méthode
à rebours on régressive. Par exemple, faire l'analyse de
l'eau, c'est remonter de l'objet proposé aux éléments
antérieurs d'où cet objet résulte à titre d'effet
et comme une sorte de conséquence. Inversement, la méthode
de composition est évidemment progressive. Faire la synthèse
de l'eau par le moyen de ses éléments, c'est aller des causes
aux effets, et comme des principes à la conséquence.
«
Ainsi, conclut Rabier, l'analyse de décomposition et la synthèse
de composition (type chimique) ne sont qu'une variété, un
cas particulier de la méthode d'analyse régressive et de
synthèse progressive (type mathématique) ».
L'analyse et la synthèse revêtent
toutefois des formes plus ou moins différentes selon la nature de
deux termes entre lesquels l'esprit s'efforce de saisir une liaison. Dans
les sciences abstraites, il s'agit de propositions
qui dépendent logiquement les unes des autres, et, par conséquent,
la synthèse y consiste à descendre d'une proposition donnée
à ses conséquences. Dans les sciences abstraites-concrètes,
il s'agit de faits qui se conditionnent les uns les autres, et le rapport
de la cause et de l'effet y remplace celui du principe et de la conséquence.
Dès lors, la synthèse y consiste à descendre d'une
ou de plu-sieurs causes données à leurs effets. Enfin dans
les sciences concrètes, il s'agit de choses ou d'êtres qui
sont constitués par un certain ensemble d'éléments
ou de caractères, et le rapport de la partie et du tout y remplace
les rapports du principe et de la conséquence ou de la cause et
de l'effet. Dès lors la synthèse y consiste à composer
ou à recomposer une chose ou un être au moyen de ses éléments
ou de ses caractères constitutifs.
Quoique l'analyse et la synthèse
soient communes à toutes les sciences, il est évident que
la marche générale des sciences de faits (sciences concrètes
et abstraites-concrètes) est plutôt l'analyse, et celle des
sciences d'idées ou de principes (sciences abstraites) est plutôt
la synthèse.
La méthode la plus satisfaisante
pour l'esprit, celle qu'on a appelée "la méthode divine",
parce qu'elle nous fait en quelque sorte assister à la génération
des choses, c'est la synthèse ; mais l'analyse est la méthode
la plus commode pour lui, la mieux appropriée à sa faiblesse.
La synthèse est plutôt la méthode de l'exposition des
vérités déjà connues; l'analyse, celle de l'investigation
des vérités encore ignorées. Elles se suppléent
l'une l'autre, selon que nous connaissons mieux d'abord les conséquences
ou les principes; et lorsqu'elles sont toutes les deux possibles (ce qui
n'est pas toujours le cas, par exemple en biologie), elles se contrôlent
l'une l'autre. Sous toutes ses formes, la synthèse est, comme l'analyse,
assujettie à ces trois lois que Descartes
a formulées dans son Discours de la Méthode être
exacte, partir des vrais principes, des vraies causes, des vrais éléments,
en d'autres termes, ne rien supposer; être complète, comprendre
tous les principes, toutes les causes, tous les éléments,
en d'autres termes, ne rien omettre; être graduelle, n'arriver aux
dernières conséquences, aux derniers effets, aux derniers
composés, qu'en traversant de proche en proche toute la série
des intermédiaires. (E. Boirac). |
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