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Être

Le concept de l'être est le plus simple, le plus clair et en même temps le plus vide que l'humain puisse former. Il est impliqué dans tous nos raisonnements, dans tons nos jugements, dans toutes nos pensées et dans tous nos états de conscience. Nous sentons ce que c'est qu'être par le fait seul que nous sommes, que nous nous sentons agir ; nous concevons l'être par le fait seul que nous réfléchissons. Mais il nous est impossible d'expliquer ce que c'est que l'être. Et la raison en est simple, c'est que ce concept est plus clair que tous les autres et qu'il est impliqué dans tous.

Une définition de l'être est donc absolument impossible, puisque les éléments nécessaires de toute définition, c'est-à-dire le genre et la différence, supposent déjà la classification des êtres et de leurs qualités. Aussi ne faut-il chercher aucun sens dans cette proposition de l'Ecole :

« L'être, c'est ce à quoi ne répugne pas l'existence. » 
Car, qu'est-ce que l'existence, sinon le mode le plus général et le plus essentiel de l'être, ce par quoi il se distingue de ce qui n'est pas? Être et exister, n'est-ce pas une seule et même chose? et l'un de ces termes nous paraît-il plus clair ou plus obscur que l'autre? Il est vrai qu'on distingue l'être imaginaire ou simplement possible de l'être réel, c'est-à-dire l'être qui existe de celui qui n'existe pas; mais cette distinction, justifiée par les besoins du langage, n'atteint pas le fond des choses.

Toute oeuvre d'imagination se compose d'éléments réels, dont chacun, pris à part, existe positivement, au moins dans une certaine mesure, bien que dans leur ensemble ils ne répondent à aucun objet de l'expérience. L'humain n'a pas la faculté de produire par sa seule volonté des notions absolument simples, ou, ce qui revient au même, il ne peut pas se représenter ce qui n'existe en aucune façon ni en lui ni hors de lui. Il y a plus : l'ordre dans lequel les notions vraiment simples de la raison ou des sens sont combinées entre elles par l'imagination, n'est le plus souvent qu'une loi de notre existence intellectuelle et morale, c'est-à-dire un mode bien réel de l'être considéré dans certaines limites et sous un certain point de vue. 

La conséquence immédiate de ce que nous venons de dire, c'est que notre intelligence ne conçoit pas le néant et ne peut lui donner aucune place dans l'idée qu'elle se fait de la formation des choses. Pour concevoir le néant, il faudrait en quelque sorte faire le vide dans notre esprit et supprimer jusqu'aux éléments les plus simples et les plus nécessaires de la pensée, que toute pensée, toute idée est la pensée ou l'idée de quelque chose, c'est-à-dire d'un être, sans compter qu'elle a son existence propre, qu'elle est par elle-même quelque chose et participe de l'être indépendamment de l'objet qu'elle représente. Ce n'est pas encore tout : en faisant abstraction de tous les faits dont l'ensemble constitue la pensée, il faudrait supprimer en même temps le sujet dans lequel ces faits nous apparaissent, c'est-à-dire l'esprit, le moi intelligent : car il n'y a pas d'esprit sans pensée et sans conscience. Mais comment satisfaire à cette double condition?

Il y a des idées, et, par conséquent, il y a des choses qu'il nous est impossible, de supposer anéanties, quelques efforts que nous fassions sur nous-mêmes, parce qu'elles ont précisément pour caractère de résister à toute supposition de ce genre, comme le temps, l'espace, l'infini. Qu'on détruise l'univers entier, il nous restera l'espace qui le contient, et avec l'espace toutes les propriétés géométriques qui lui appartiennent, tous les rapports qui résultent de la notion d'étendue. Qu'on supprime tous les phénomènes dont la conscience et les sens peuvent nous donner l'idée, il nous restera le temps dans lequel ils ont commencé, dans lequel ils se succèdent et doivent finir; il nous reste cette terrible et mystérieuse éternité qui a précédé le temps lui-même, et dont le temps, selon l'expression de Platon, n'est que la mobile image. Enfin, avec les notions du temps et de l'espace, ou de l'éternité ou de l'immensité, comment échapper à l'idée de l'infini, c'est-à-dire de l'être considéré dans sa plénitude et sa suprême perfection? Quant à faire abstraction de l'esprit lui-même dans l'instant où se déploie toute son activité, dans l'instant où il s'efforce de supprimer en son sein tout ce qui fait obstacle à la pensée du néant, c'est une contradiction si manifeste, qu'il est à peine nécessaire de la signaler. 

Nous parlons cependant du néant; mais c'est un néant purement relatif. C'est tel ou tel être, ou plutôt telle ou telle forme de l'être qui n'existe pas encore ou qui a cessé d'exister par rapport a telle autre, dans un point déterminé de la durée et de l'étendue. L'idée du néant ainsi comprise suppose nécessairement et la connaissance et l'existence de l'être; non seulement de l'être absolu, mais des êtres contingents dont l'univers se compose. Elle n'est, à proprement parler, que la négation tout à fait hypothétique de ces derniers: car aucune expérience ne peut constater pour nous le néant, déjà exclu du domaine de la raison. De ce qu'un que nous savions très bien avoir déjà existé a disparu à nos yeux il n'en résulte nullement qu'il soit anéanti; de ce qu'un autre, regardé seulement comme possible, ne nous laisse apercevoir aucune trace de sa présence, nous n'avons pas le droit d'en conclure qu'il n'existe pas.

Il faut donc bien se garder, lorsqu'on cherche à se rendre compte de l'origine des choses, de mettre en quelque sorte, sur la même ligne et de regarder comme deux principes également nécessaires l'être et le néant, en disant que du néant sont sorties toutes les existences dont le monde est peuplé. L'être seul est le principe, à la fois la cause et la substance, l'origine et le fondement de tout ce qui est. Il nous est absolument impossible de nous transporter par la pensée hors de lui, ni, par conséquent, d'admettre à côté de lui un néant qui lui soit égal et contemporain. Cette impuissance où nous sommes de nous transporter par la pensée hors de l'être, nous oblige à chercher un antécédent ou une base quelconque à tout ce qui change et qui passe, et ne nous permet de nous arrêter que devant l'éternel et l'infini, c'est-à-dire devant l'être proprement dit conçu dans son unité et sa perfection. 

Nous venons de direque la notion de l'être est le fond commun de la pensée humaine, et que l'idée du néant n'y trouve aucune place faut-il admettre, avec quelques sceptiques modernes, qu'entre la pensée et l'être lui-même il y a tout un abîme et qu'enfermés dans les formes de notre intelligence comme dans une prison sans issue, nous n'avons aucun moyen de savoir s'il y a véritablement quelque chose ni quelle en est la nature? On trouvera chez certains philosophes la critique approfondie de ce système, qui, sous pretexte d'éviter l'hypothèse, condamne la raison humaine au doute le plus irrémédiable; on leur a opposé quelques remarques : Si d'une part la pensée, ou plutôt la raison, qui en est la facultés la plus essentielle et la plus élevée, exclut, comme nous l'avons dit, l'idée du néant; si d'une autre part elle n'a absolument rien de commun avec l'être, qu'est-elle donc à la considérer en elle-même et dans sa propre essence? Qu'est-ce que l'esprit auquel nous l'attribuons, c'est-à-dire le sujet, le moi dans lequel elle se manifeste et s'exerce? Il n'y a pas de milieu entre ces deux propositions: ou elle est quelque chose ou elle n'est rien; ou elle existe ou elle n'existe pas. 

Mais encore une fois, il est impossible qu'elle fasse abstraction d'elle-même et se considère comme un pur néant. Donc elle existe; donc elle est quelque chose, c'est-à-dire qu'il y a de l'être en elle, qu'elle participe de la nature de l'être, qu'elle en exprime, dans une mesure quelconque, la forme et l'essence. Bien plus : si la pensée ne peut rien concevoir, ne peut rien comprendre qu'elle-même; et si tout autre principe d'existence est une vaine illusion, elle n'est pas seulement, comme nous le croyons , une des formes ou un des attributs de l'être, elle est alors l'être lui-même dans toute sa réalité, elle est l'être absolu et unique, que la tradition philosophique nomme Dieu; mais un dieu impuissant, prive de la faculté d'agir et de produire, tournant éternellement dans un cercle de stériles conceptions. Cette conséquence est tellement inévitable qu'elle a passé de la logique dans le domaine de l'histoire; elle a été acceptée dans toute son étendue par quelques philosophes allemands, héritiers immédiats des idées de Kant et pénétrés de son influence. Mais, pour être parfaitement légitime, elle n'en est pas plus vraie. L'identité absolue de l'être et de la pensée la substitution de la pensée à tout autre principe et à tout autre mode d'existence ne se conçoit pas mieux, de quelque point de vue qu'on la considère, que la négation même de l'être. 

En effet, comme nous lavons déjà remarqué dans un autre but, c'est la condition essentielle de tout acte de la pensée, de toute idée, d'être la pensée, d'être l'idée de quelque chose, ou de se rapporter à un objet, c'est-à-dire à un être. Sans doute la pensée peut se réfléchir elle-même, mais c'est à la condition d'avoir en même temps et d'avoir eu auparavant un autre objet; dans le cas contraire, elle représenterait le néant. Nous ne pouvons d'ailleurs nous faire une idée de la pensée ou de la raison en général, que par notre propre raison, et notre raison, à nous, est certainement débordée par l'être ou par les choses; autrement, il n'y aurait pas de mystères ni d'obscurités pour elle; l'erreur serait un mot vide de sens. D'un autre côté, et lorsqu'on appelle l'expérience psychologique à son aide, pourquoi l'être serait-il renfermé tout entier dans la pensée plutôt que dans le sentiment, dans la volonté et dans la force efficace de la volonté, dans la puissance créatrice? Jamais aucun effort de logique ne parviendra à effacer les différences radicales qui séparent ces divers modes de l'existence, et à les faire passer pour de simples modes de la pensée. La pensée n'est donc pas tout, et par conséquent elle ne saurait s'identifier avec l'être, bien qu'elle puisse s'en séparer.

On voit que, par une contradiction étrange, mais absolument inévitable, ceux qui ont voulu séparer la pensée et l'être ont été conduits, au contraire, ou ont conduit les autres à les confondre; et ceux qui les ont confondus qui font consister l'être tout entier dans la pensée, ont ôté à celle-ci, en lui enlevant les objets représentés par elle, la condition même de son existence. Ici encore nous pouvons invoquer le témoignage de l'histoire.
Dans le système de Hegel, ou le dernier de ces principes est professé avec une entière franchise et porté jusqu'à ses dernières conséquences, nous voyons le néant et le non-être pur (Das reine Nichts) être à la fois le premier terme de l'être et de la pensée. Mais comment en serait-il autrement? Hors du sens commun, hors de la foi universelle et spontanée du genre humain, que la philosophie doit expliquer sans chercher à la détruire, il n'y a que contradictions à attendre. Or le sens commun, la foi universelle du genre humain, a toujours consacré ces trois propositions que nous venons de défendre :

1° Chacune de nos idées se rapportant à quelque chose soit à quelque chose qui est, soit; à quelque chose qui peut être, soit à un objet,
soit à une quantité, soit à un rapport, le néant absolu est impossible à concevoir, et en parler, c'est se contredire soi-même;

2° Ce qui est ne peut se montrer à nous que par les facultés de l'intelligence ou par l'intermédiaire de la pensée; il nous est impossible de supposer que ce qui est soit autre chose que ce que nous concevons nécessairement comme tel, et, réciproquement, que les conceptions les plus nécessaires de notre intelligence, que les formes les plus absolues de notre pensée soient étrangères à ce qui est : car c'est toujours avec nos facultés intellectuelles que nous essayons de nous représenter un être absolument étranger à notre intelligence;

3° La pensée ou l'intelligence, même quand on la conçoit sans limites, n'est qu'un mode ou un attribut de l'être; elle n'est pas l'être tout entier : ses formes et ses lois ne peuvent nous expliquer ni les phénomènes du mouvement, ni ceux de la sensibilité, ni l'existence d'une force, soit spirituelle, soit matérielle, soit fatale ou libre.

Indépendamment des sciences particulières dont chacune s'occupe d'une classe déterminée des phénomènes et des êtres accessibles à notre intelligence, n'y a-t-il pas une science générale ayant pour onbjet l'être en lui-même, l'être en tant qu'être, et ses modes les plus universels? Aristote est le premier de tous les philosophes qui ait posé cette question d'une manière claire et précise; mais elle était résolue dans un sens affirmatif bien longtemps avant lui. En effet, la science de l'être n'est pas autre chose que la philosophie elle-même, et non pas une partie de la philosophie, celle qui porte le nom d'ontologie ou de métaphysique, mais la philosophie tout entière. Lorsque, croyant nous renfermer dans l'étude de nous-mêmes, nous faisons l'analyse de notre intelligence et nous rendons compte des idées et des facultés dont elle se compose, n'est-ce pas comme si nous cherchions quelles sont les formes les plus générales de l'être, puisque rien de ce qui est ne peut se concevoir comme étranger à nos facultés ou en dehors de nos idées les plus générales et les plus essentielles? Lorsque plus tard nous discutons la grande question de la certitude, quand nous voulons savoir si les lois les plus impératives de notre raison ne sont pas de pures illusions ou des modes tout personnels de notre existence, n'est-ce pas des rapports de l'être et de la pensée que nous sommes occupés? (F / DSP).
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