L'absolu
est inconnaissable
« L'Infini
ou l'Absolu , ne peuvent positivement pas être saisis par l'entendement.
On ne peut les concevoir qu'en faisant abstraction des conditions mêmes
sous lesquelles la pensée se réalise, par conséquent
la notion de l'Inconditionné n'est qu'une notion négative,
négative du concevable lui-même. Par exemple: d'une part,
nous ne pouvons nous représenter positivement ni un tout absolu,
c'est-à-dire un tout assez grand pour que nous ne puissions pas
le concevoir comme une partie relative d'un tout encore plus grand, ni
une partie absolue, c'est-à-dire une partie assez petite pour que
nous ne puissions pas la concevoir comme un tout relatif divisible en parties
plus petites. D'autre part, nous ne pouvons positivement pas nous représenter,
ou nous figurer, ou nous expliquer (puisqu'ici l'Entendement et l'Imagination
coïncident) un tout infini, car nous ne pourrions le faire qu'en effectuant
par la pensée la synthèse infinie des touts finis, et pour
cela il faudrait un temps infini; et pour la même raison, nous ne
pouvons suivre par la pensée une divisibilité infinie de
parties. Le résultat est le même, que nous appliquions la
méthode à une limitation dans l'espace, dans le temps ou
dans le degré. La négation inconditionnelle ou l'affirmation
inconditionnelle de la limitation, en d'autres termes l'Infini et l'Absolu
proprement dits, sont donc inconcevables pour nous [...].
Kant a fait voir
clairement que l'idée de l'inconditionné ne peut avoir de
réalité objective, qu'elle ne fournit aucune connaissance
réelle, et qu'elle renferme les plus insolubles contradictions.
Mais il aurait dû montrer que l'Inconditionné n'a pas d'application
objective, parce qu'en fait il n'a aucune affirmation subjective; qu'il
n'apporte aucune connaissance réelle, parce qu'il ne contient rien
qui soit même concevable; et qu'il est contradictoire à lui-même,
parce qu'il n'est pas une notion simple ou positive, mais seulement un
faisceau de négations. Négations du conditionné dans
ses extrêmes opposés, unis ensemble simplement par le lien
du langage et par leur caractère commun d'incompréhensibilité
[...].
Puisque le conditionnel
c'est le seul objet possible de connaissance et de pensée positive,
la pensée suppose nécessairemment une condition. Penser c'est
conditionner, et une limitation conditionnelle est la loi fondamentale
de la possibilité de la pensée. En effet, de même que
le lévrier ne peut sauter par dessus son ombre et que (pour prendre
un exemple plus noble) l'aigle ne peut s'envoler de l'atmosphère
où il plane et qui seule le supporte, de même l'esprit ne
peut dépasser cette sphère de limitation au dedans de laquelle
et par laquelle se réaàlise exclusivement la possibilité
de la pensée. La pensée ne porte que sur le conditionné,
parce que, comme nous l'avons dit, penser c'est tout simplement conditionner.
L'Absolu n'est conçu que comme une négation de la concevabilité,
et tout ce que nous connaissons est connu comme
Conquis sur l'infini
vide et sans forme.
Certes, rien ne doit
plus étonner que de voir mettre en doute que la pensée n'a
rapport qu'au conditionné. La pensée ne peut s'élever
au-dessus de la conscience, la conscience n'est possible que par l'antithèse
du sujet et de l'objet de la pensée, connus seulement par leur corrélation
et se limitant mutuellement; et, de plus, tout ce que nous savons soit
du sujet, soit de l'objet, soit de l'esprit, soit de la matière,
n'est jamais que la connaissance du particulier, du multiple, du différent,
du modifié, du phénoménal. Pour nous, la conséquence
de cette doctrine est que la philosophie, si l'on y voit quelque chose
de plus que la science du conditionné, est impossible. Nous admettons
qu'en partant du particulier, nous ne pouvons jamais, dans nos plus hautes
généralisations, nous élever au-dessus du Fini; que
notre connaissance soit de l'esprit, soit de la matière, ne peut
être rien de plus qu'une connaissance des manifestations relatives
d'une existence en elle-même inaccessible à la philosophie,
ce que le plus haut degré de sagesse doit nous faire reconnaître.
Voilà ce qui, dans le langage de saint Augustin, cognoscendo ignoratur,
et ignoratione cognoscitur.
Premièrement,
penser qu'il ne peut y avoir de connaissance que là où il
y a plusieurs termes; il y a au moins un percevant et un perçu,
un connaissant et un connu. Mais cette condition nécessaire de la
connaissance, la différence et la pluralité est incompatible
avec le sens de l'Absolu, qui étant absolument universel, est absolument
un. L'Unité absolue équivaut à la négation
absolue de la pluralité et de la différence [...]. La condition
sous laquelle l'absolu existe et doit être connu, et la condition
sous laquelle l'intelligence peut connaître, sont incompatibles.
En effet, si nous supposons la connaissance de l'Absolu possible, il doit
s'identifier : 1° avec le sujet qui connaît, ou 2° avec l'objet
qui est connu, ou 3° avec la différence des deux. La première
hypothèse et la seconde sont contradictoires de l'Absolu. Car, dans
ce cas, l'Absolu est supposé connu ou comme distingué du
sujet qui connaît, ou comme distingué de l'objet qui est connu.
En d'autres termes, on arme que l'Absolu est connu en tant qu'unité
absolue, c'est-à-dire comme la négation de toute pluralité,
tandis que l'acte même par lequel il est connu affirme la pluralité
comme la condition de sa propre-possibilité. D'autre part, la troisième
hypothèse est la contradiction de la pluralité de l'Intelligence;
en effet, si le sujet et l'objet de la conscience sont connus comme un,
la pluralité des termes n'est, plus la condition nécessaire
de l'intelligence. L'alternative est donc inévitable : ou l'Absolu
ne peut pas être connu ni conçu, ou notre auteur a tort de
soumettre la pensée aux conditions de pluralité et de différence.
Deuxièmement
: afin de mettre l'Absolu à la portée de notre connaissance,
on est obligé de nous le présenter sous la forme d'une cause
absolue : or, causation est relation, donc l'Absolu n'est qu'un relatif.
De plus, ce qui existe purement comme cause, n'existe qu'en vue de quelque
autre chose, n'a pas sa fin en soi et n'est qu'un moyen d'atteindre une
fin [...]. Considéré d'une manière abstraite, l'effet
est donc supérieur à la cause. Il en résulte qu'une
cause absolue dépend de son effet dont elle reçoit sa perfection
et même, disons-le, sa réalité. En effet, tant qu'une
chose existe nécessairement comme cause, elle ne se suffit pas entièrement
avec elle-même, puisqu'alors elle dépend de l'effet, comme
de la condition qui seul lui permet de réaliser son existence; et
ce qui existe absolument comme cause, existe, par conséquent dans
une dépendance absolue de l'effet pour la réalisation de
son existence. En fait, une cause absolue n'existe que dans ses effets;
elle n'est jamais elle devient toujours : car c'est un être in potentia,
et non un être in actu, si ce n'est par ses effets. L'Absolu n'est
donc tout au plus que quelque chose d'imparfait. »
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