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De quels sujets traitait l'éthique stoïcienne? Ces sujets, selon quelle méthode les abordait-elle? Les réponses données à ces deux questions n'étaient nullement concordantes, si nous eu jugeons par les nomenclatures qu'ont laissées Diogène Laërce, Epictète, Sénèque, pour ne citer que ces trois auteurs. Les listes que nous possédons sont dressées sans ordre, sans idée directrice, d'une manière tout empirique et comme au hasard du souvenir. En sorte que si les thèses de cette philosophie morale, leurs applications principales, les préceptes de vie qu'elles entraînaient, peuvent être établis avec une certaine précision, le processus dialectique grâce auquel ces articles doctrinaux étaient obtenus, classifiés, prouvés, demeure pour nous conjectural. Nous inclinons, pour notre part, à croire que la méthode de nos moralistes était caractérisée par un éclectisme extrême : les résultats tour importaient plus que les voies à suivre. Le mode a priori est employé par eux concurremment avec le mode a posteriori; au reste, une physique telle que la leur permettait de faire usage de l'un ou de l'autre, indifféremment. Ne prenons qu'un point, le point culminant de leur système éthique : la nature du telos, ou suprême fin. On peut demander à la pure raison la définition qui doit nous éclairer à cet égard, puisque notre raison, prolongement de la raison universelle, trait d'union qui lie à l'être divin notre être limité, n'a qu'à se consulter elle-même pour saisir l'unité du monde : la fin dernière des choses, fin que le feu artiste travaille à réaliser dans la nature, est la même que l'activité humaine doit s'employer à faire prévaloir, associant sa modeste force à la force providentielle : cette fin, donc, il dépend de la pensée rationnelle, imposant silence à la vie affective, de la découvrir par la seule réflexion : elle consistera à réaliser la plus grande unité, l'harmonie la plus parfaits. D'un autre côté, l'on conçoit très bien que l'observation des êtres, l'expérience de la vie, l'induction appuyée sur les faits, aboutissent à une vue identique. La physique nous a montré les êtres, ceux-là surtout qui sont doués de motilité, de sentiment, de conscience, emportés par un commun élan; les buts poursuivis par leurs aspirations se disposent en une hiérarchie dont on prévoit sans peine que le plus haut terme se confondra avec le telos fixé par le par raisonnement. D'ailleurs, il faut avouer que ces questions de méthode n'avaient pas pour les moralistes de l'antiquité l'intérêt que nous leur prêtons. La philosophie du Portique, moins que toute autre, s'en pouvait embarrasser, à tel point, chez elle, qu'empirisme et rationalisme étaient conciliés. Dans notre exposition, nous adopterons l'ordre suivant : 1°) activité instinctive des êtres ; c'est le peri ormes topos, que l'on retrouve dans toutes les nomenclatures;L'ormè. Pas plus dans l'humble motilité des vivants inférieurs que dans l'activité savante de la cause souveraine ne règnent le hasard et l'indétermination. Tout ce qui se meut est comme poussé par un ressort intérieur qui le porte en quelque direction préétablie. Quand l'être en qui se tend ce ressort est apte à se sentir lui-même et à prendre conscience de ses actes; lorsqu'avec la vie il possède l'âme, ce principe interne de mouvement en un sens donné n'est autre que l'ormè, définie par Stobée : "transport de l'âme vers un objet", fora psukhès epi ti . Cicéron insiste à bon droit sur ce que cette tendance ou ormè; n'est pas une force vague, une impulsion aveugle, mais au contraire vise un terme précis (De Fin., III, 7, 23). Autant on recourrait dans l'âme de sources distinctes de l'activité consciente, autant y a-t-il lieu de distinguer en espèces distinctes les tendances. L'ormè peut n'être qu'un pur instinct, dans lequel ni l'intelligence, ni proprement la volonté ne trouvent place. Elle peut nous pousser, à la façon d'une énergie animale dont nous avons seulement l'impression. Mais aussi elle peut être éclairée par la pensée, subir le contrôle de l'esprit, admettre le consentement du vouloir. Enfin, elle peut évoluer; d'irrationnelle qu'elle était originellement, elle peut devenir rationnelle : ce n'est même qu'une fois ce progrès accompli qu'elle peut prendre rang dans la moralité. Mais la moralité ne saurait en faire abstraction, attendu qu'il n'y a pas dans l'activité humaine une disposition, une démarche, présentant un intérêt éthique, qui n'ait dans quelque ormè son origine. Cette ormè, à son tour, est suscitée par une fantasia ormètikè, c.-à-d. qu'une présentation extérieure en a provoqué sa formation. Il n'en saurait d'ailleurs être autrement. Toute ormè n'est-elle pas une connaissance, puisque la conscience l'accompagne? Or nous n'avons pas oublié qu'il n'y a point de connaissance qu'une présentation extérieure n'ait suscitée. Par là - et c'est peut-être ce que l'on n'a pas assez remarqué - la doctrine morale du Portique se met dès le début, en harmonie avec la canonique de l'école. La théorie acquisitionniste adoptée par cette dernière pour rendre compte de la connaissance a sa parallèle exacte dans la théorie de l'action. De même que nous n'avons point d'idées que des sensations n'aient engendrées, de même nous n'avons point de tendances motrices qui n'aient eu dans des perceptions leur point de départ. Née de l'expérience sensible, l'ormè, néanmoins, ne rentre dans la sphère de la moralité que dans la mesure où l'adhésion, jugement ou sugkatathesis, en a consacré l'influence. Elle ne devient ouvrière de vertu qu'en tant que la réflexion s'en empare et réussit à en régler le cours conformément à la droite raison. Pour savoir quels objets les ormai poursuivent, il suffirait, d'observer les êtres vivants et, plus en particulier, les vivants pourvus de volonté, puisque ce sont les seuls pour qui le moraliste légifère. On trouverait d'abord une ormè fondamentale qui résume en elle toutes les tendances appétitives de l'âme et renferme la clef de nos primitives inclinations, quelle qu'on puisse être la variété apparente. C'est celle en vertu de laquelle, selon une expression chère à Cicéron, la nature, recommande en quelque sorte l'être à lui-même, afin qu'il se mette en garde contre les causes de destruction et veille à se préserver. Ce primordial et universel instinct travaille à ce que le corps et les membres soient maintenus intacts, capables d'exercer leurs multiples attributions (aptas et integras Et ainsi notre première recherche n'a pu s'achever, qu'elle ne nous engageât dans notre seconde étude, celle qui doit avoir le telos pour objet. Le telos. Cultiver en soi la raison, proscrire tout ce par quoi la raison peut être obscurcie, ce sera vraiment se rapprocher du telos. Être une raison pure, que rien ne saurait troubler, ce ne serait pas se rapprocher du telos, ce serait l'avoir atteint. Mais, comment se conformer à cette essence proprement humaine, la rationalité, si ce n'est en s'efforçant à posséder la connaissance accomplie? Par là, on s'explique sans peine que la science ait obtenu dans la conception morale du Portique la primauté que lui avait conférée un Socrate ou un Platon. Les vertus sont des sciences, avait affirmé Socrate. Selon le Portique, parvenir à la pleine science n'est donné qu'à la vertu. La science est le monopole du sage. Pour la plupart des moralistes anciens, le problème du telos; se confondait avec celui du bonheur. Il semble que le Portique n'ait pas dérogé à la commune tradition des écoles. Allait-il jusqu'à instituer une identité parfaite entre ces deux termes : telos, eudaimonia? Un mot de Chrysippe, rapporté par Stobée, tendrait à le faire croire : Ce qui est certain, en tout cas, c'est que si le telos n'est pas le bonheur, il entraîne le bonheur à sa suite et que, lorsque Zénon et Cléanthe décrivaient le bonheur en ces mots : estin euroia bion , leur définition évoque aussitôt la pensée de cette omologia, constitutive du telos. Ce bonheur, impliqué dans le telos, est toute raison et rien d'émotif n'y doit être inclus. Ce serait donc la plus grave, la plus choquante des erreurs, aux yeux des stoïciens qui, en cela, demeurèrent les fidèles héritiers du cynisme, que d'y faire entrer le moindre élément hédoniste. En vain Platon, dans son Philèbe, dressant l'échelle des biens, a-t-il placé à un degré non négligeable les purs plaisirs. Le Portique ne se prête, sur ce point, à aucune concession. Non seulement le plaisir, sous quelque prétexte que ce puisse être, ne saurait trouver place dans la notion du souverain bien, mais même il ne figure pas comme une des fins secondaires que domine le telos. C'est que, si épuré, si éthéré qu'on le suppose, le plaisir demeure inévitablement quelque chose de passif, alors que le souverain bien, comme le répétera Marc-Aurèle, exclut la passivité. Sur un seul point, il paraît y avoir eu au sein de l'école des divergences, celui de savoir si le plaisir était ou non conforme à la nature. Par contre, on y était unanime à le déclarer sans valeur. La doctrine généralement suivie à son égard consista à ne le point faire entrer en ligne de compte, à ne pas même lui faire l'honneur de le traiter comme un mal, à en pousser le mépris jusqu'à le tenir pour «indifférent». Ces émotions passionnelles, la psychologie nous l'a enseigné, relèvent de l'ègemonikon et, par là même, elles se trouvent sous la dépendance de notre volonté : libre à nous de les subir ou de ne les éprouver point. Et nous savons également qu'elles sont, par essence, liées à un jugement d'opinion, c.-à-d. étrangères toujours, hostiles souvent, à la droite raison. C'est avouer que le telos ne saurait leur donner le moindre accès. Les passions étaient réparties par Zénon en quatre grandes classes : plaisir, désir, inquiétude., crainte, ayant toutes les quatre dans l'opinion leur source, à cette différence près que les unes (la première et la troisième) avaient trait au présent et que les deux autres (la seconde et la quatrième) concernaient l'avenir. Ces quatre passions fondamentales produisaient une innombrable lignée. Mais, primitives ou dérivées, les unes et les autres sont l'objet d'une égale proscription. Il n'en est pas une qu'il ne faille considérer comme un dérèglement de l'âme, une défaillance mentale qui, pour peu qu'elle se répète et qu'elle devienne habituelle, se transforme en une véritable maladie où risque de sombrer la raison. Il n'y a donc pas à faire aux passions leur part : on ne fait pas leur part à des fléaux : on s'en préserve ou on les extirpe. Une condition mentale unique convient à celui que sa raison porterait jusqu'au souverain bien et, par là même, au bonheur : une sereine impassibilité. Le bien et les biens. Les choses indifférentes. « Ce bien lui-même, continue Cicéron qui résume ici nos moralistes, n'admet ni addition, ni accroissement, ni comparaison avec d'autres; c'est en raison de son efficacité propre que nous le sentons et que nous l'appelons un bien. Comme le miel, si doux soit-il, doit à son genre propre de saveur d'être perçu et non à une comparaison avec d'autres substances, de même, ce bien dont nous traitons, doit être tenu du plus haut prix; mais son prix se tire du genre, non du degré ».Étant un absolu, le bien sera immuable. Il sera indépendant de tout le reste. De même pour l'absolu inverse, le mal. Cette unité indivisible, cette invariabilité du bien, les moralistes stoïciens ne se lassaient point de les proclamer. Et cependant, sous peine d'isoler leur doctrine de la réalité et de la vie, il leur fallait bien se placer ensuite au point de vue du multiple et du relatif. Nous les avons vus, en logique et en physique, professer simultanément les articles de théorie les plus opposés. De même, leur éthique devait, à moins de s'immobiliser dans la contemplation d'un idéal inexprimable, imiter cette méthode conciliatrice. Leurs adversaires, assurément, eurent beau jeu à renouveler coutre eux leur objection favorite : celle d'avoir donné le nom de système à un amas de contradictions. Mais, à vrai dire, la contradiction, au moins ici, n'était qu'apparente. L'absolu métaphysique, dès que nous voulons le penser, force nous est bien, par les déterminations que notre raison lui impose, de le faire descendre, en quelque manière, dans une sphère de relativité. Comment n'en eut-il pas été de même avec, cet absolu moral qui se révèle, non seulement à la pensée, mais encore au vouloir et invite l'action? Donc le bien est, en soi, absolu et simple; par rapport à nous, il comporte certaine pluralité qui n'est autre que la pluralité de nos points de vue. Il existe le bien, et l'on distingue les biens. Il y a le mal, et l'on peut distinguer les maux. N'attachons donc qu'une signification relative, un intérêt purement humain à ces divisions que traçaient les maîtres du Portique. Elles n'entamaient en aucune manière l'unité de droit. « II n'y a de bon, dira Kant, que la bonne volonté.» Il n'y a de bien, disaient les Stoïciens, que la vertu, et il y a autant de biens que de vertus et de choses ayant part aux vertus. La réciproque était vraie du mal et des maux. Chacune des deux classes opposées était limitée par une frontière des plus exactes. Entre les deux s'étendait, comme une mer, l'immense multitude des objets indifférents. Quelle attitude les moralistes de la secte recommanderaient-ils à l'égard de ces adiaphora, dans lesquels rentre tout ce qui n'est pas ou la vertu ou son contraire? Si les Stoïciens avaient été des humains entiers, ces philosophes d'une pièce que la légende philosophique a popularisés, ils n'eussent pas hésité. Ils auraient regardé toutes les choses indifférentes comme formant un bloc dans lequel l'oeil du sage n'avait pas à distinguer ni à diviser. Tout ce qui est indifférent est indifférent au même titre et doit de la part de la volonté être l'objet d'une égale négligence. Un cynique eût pensé de la sorte. Ce fut également la théorie d'Ariston de Chio qui disait : « Il n'y a de bien que la vertu, de mal que le vice; toutes les autres choses sont manifestement équivalentes, et il n'importe qu'elles soient ou ne soient pas là.»Adhérer à ces vues d'Ariston, c'était abdiquer toute prétention à diriger les activités humaines et à faire pénétrer dans l'application journalière les conceptions de la morale théorique. Dans la vie, une innombrable multitude de cas se présentent où les adiafora se trouvent seuls en jeu et où, sous forme de contraires, ils sollicitent de nous un choix : ce sont d'incessantes alternatives qu'il n'est pas loisible d'éluder. Que faire alors? demandera un fidèle du Portique. Le voilà donc abandonné sans conseil, sans critère, pour la très grande marité des conjonctures où il aura à prendre une décision! Que serait-ce qu'une morale qui livrerait ainsi au hasard du caprice les volontés raisonnables qui la consultent? Il y avait là, ce nous semble, une épreuve décisive d'où dépendait la fortune sociale et politique du stoïcisme. Cette épreuve, les maîtres de l'école la traversèrent à leur honneur. Déjà Zénon et Cléanthe avaient admis que dans la foule des adiafora se projetât en quelque sorte la classification initiale des êtres en biens, en maux et en indifférents. Cette division nouvelle, qui distribuera en trois classes la catégorie des «indifférents», mettra le moraliste et le directeur des consciences en situation de guider la conduite parmi les embarras journaliers. C'est la célèbre répartition des choses en celles que l'on préfère (proègmena en grec, proposita en latin) et celles que l'on rejette (apoproègmena, rejecta). Les premières se reconnaissent à ce qu'elles contribuent à l'acquisition du telos, et elles y peuvent contribuer, ou bien directement (par exemple le bon naturel, le progrès), ou bien seulement d'une manière tout indirecte (par exemple la richesse, une bonne naissance). Entre ces deux nouveaux extrêmes sont situées les choses que l'on peut appeler deux fois indifférentes, car elles le sont, et au sens générique et au sens spécifique. Ce sont les adiafora adiafora, irrémédiablement inaptes à autoriser, soit un élan vers elles, ormè, soit une démarche pour s'en détourner, d'aphormè (par exemple, que l'on ait un nombre pair ou impair de cheveux ; que l'on serre ou que l'on allonge les doigts). Ces distinctions auxquelles il arrivait encore que d'autres subdivisions fussent ajoutées rendaient légitime et cohérente toute une casuistique morale dans laquelle ces instituteurs des âmes ne connaîtront pas de rivaux. La vertu et les vertus. « Jusqu'au dernier terme de la vie, nous serons dans l'action [...]. Nous sommes des hommes à ce point résolus de n'admettre, jusqu'à la mort, aucun repos, que pour nous, si la chose était possible, la mortelle-même n'aurait rien d'un repos. » (De Otio sap.,ch, XXVIII).Ces principes posés, il est un point de doctrine que l'on a bien à tort reproché au Portique d'avoir gratuitement avancé : nous voulons dire cette affirmation que la vertu réside toute, non pas dans l'atteinte et la possession, mais dans la poursuite du bien, c'est-à-dire de l'omologia. En d'autres termes, la morale que nous étudions s'est donnée comme une morale de l'intention et de l'intention agissante, A ce sujet, Sénèque, traitant du cas particulier de la bienfaisance, nous instruit avec son ordinaire concision non quid fiat aut quid detur referi, sed quâ mente (Benef., VI, 1). Et, d'une manière plus générale, on peut souscrire à l'interprétation d'Origène : « Les stoïciens faisaient dépendre le bien et le mal exclusivement de l'intention, et ils déclaraient que les actes extérieurs, indépendamment des intentions, sont indifférents».Ils apercevaient, en effet, une différence considérable entre ces deux choses : acquérir ce qui est conforme à la nature et tout faire pour l'acquérir. C'est que si nos actions dépendent de nous, il n'en va pas de même de l'efficacité de nos actions, Ce qui est en notre pouvoir, ce n'est pas le résultat, mais l'effort; ce n'est pas la possession de l'omologia, mais seulement notre persévérance à suivre en tout la raison. Vouloir se conformer à la raison, cela même est déjà le triomphe de la raison en nous. Ce que dira Kant, que la maxime de notre action en détermine seule la valeur morale, est un langage éminemment stoïcien. Mais si le vouloir est la racine de la vertu, il est trop clair qu'une volition d'un jour, une intention passagère ou intermittente ne suffiraient pas à fonder la moralité. Il faut que l'intention droite se change en habitude, qu'elle donne naissance à un état mental permanent, à un caractère. « Le caractère, disait Zénon, est la source de la vie, et de cette source s'écoulent les actions particulières. »Le bien, avons-nous vu, est en soi un et indivisible. Comment la vertu, qui n'est que la volonté continue de l'atteindre, ne serait-elle pas une et indivisible à son tour ? A vrai dire, au sujet de la vertu comme au sujet du bien, il y aurait lieu de distinguer deux points de vue : celui de la vertu considérée en son essence, et celui de la vertu, considérée comme relative aux actions qu'elle suscite et admettant par là même une certaine pluralité. Et, de fait, nos moralistes reconnaissaient, à l'exemple des platoniciens, quatre vertus fondamentales. Toutes les quatre étaient des formes de la science : la première, génératrice de toutes les autres, était la sophia, la science complète ou, comme l'appelle Cicéron, la science des choses divines et humaines. Mais ne nous y trompons pas : une telle multiplicité n'avait d'autre origine qu'une abstraction de la pensés. Dans la réalité, selon le Portique, les vertus ne font qu'un, d'abord parce qu'elles poursuivent une fin identique, ensuite parce qu'on ne saurait véritablement en pratiquer une, si l'on se refuse à pratiquer les autres, car ce serait commettre cette flagrante contradiction psychologique de vouloir atteindre une fin et, en un autre sens, de la vouloir manquer (Diog., VII, 125). De là ces thèses intransigeantes : « Les vertus se suivent les unes les autres, non seulement parce que celui qui possède l'une d'elles les possède toutes, mais parce que celui qui accomplit une action quelconque conformément à une vertu agit conformément à toutes. »Paradoxes fameux que devait engendrer, comme ses corollaires, la thèse qui met la vertu intégrale dans l'intention constante. Ce n'est pas tout. La thèse de l'unité des vertus, qui, nous l'avons vu, se prêtait, du point de vue de la relativité de la pensée, à certains adoucissements (puisque enfin nos moralistes avaient leurs classifications des vertus), se complétait par une autre thèse, au sujet de laquelle less stoïciens ne toléraient aucun compromis. La vertu, affirmaient-ils, est un absolu. Elle ne comporte point de différenciations quantitatives; elle n'a pas de plus ou de moins. La prétention orgueilleuse, tant de fois reprochée au Portique, de mettre son idéal moral au-dessus des forces humaines, est une de celles dont on retrouve la plus habituelle expression chez les écrivains de la secte. En cela pourtant ils étaient conséquents avec eux-mêmes. N'avaient-ils pas fait identiques la vertu et la science? Or, l'objet de la science, à savoir la vérité, est lui-même un absolu un et intangible: Il n'y a pas de degrés dans le vrai, et toutes les erreurs sont égales. S'il en est ainsi du vrai comme principe de la connaissance, comment en pourrait-il être autrement du vrai comme principe de l'action . La vertu communique sot caractère d'absolu aux actions qui la manifestent. Il en va de même exactement pour cet autre absolu, son contraire, le vice. D'où ce paradoxe subsidiaire, auquel peut-être bien le stoïcisme aura sur tout dû d'apparaître comme une philosophie superbe et aristocratique, délibérément fermée à la grande masse des faibles, des ignorants, «des pécheurs»; et, sur ce point critique, le christianisme prendra la contre-partie du Portique quand il se présentera tout d'abord comme la grande doctrine démocratique de l'humanité. Le paradoxe dont nous parlons est celui qui porte que toutes les actions vertueuses sont de même prix et que, de même, toutes les fautes sont de gravité identique : on se noie tout aussi bien à une coudée de la surface de l'eau qu'à une profondeur de cinq cents brasses (Plut., De comm. not. 10, 4). Il n'y a pas de petits péchés. Le sage. « Tandis qu'Epicure, dit Ravaisson, ne fait pas difficulté.de s'attribuer, à lui et à Métrodore, le titre de sages, selon les stoïciens, Socrate, Antisthène ni Diogène, Zénon, Cléanthe ni Chrysippe ne l'ont mérité. Un sage a dû se rencontrer dans l'antiquité la plus reculée. Mais c'est sans doute, comme ce phénix auquel le stoïcisme compare le monde, un être unique en son espèce, qui ne paraîtra qu'une fois dans chacune des grandes périodes de la vie de l'univers. Encore ce sage n'a-t-il pu savoir lui-même s'il l'était. » (Essai, etc., part. IV, I. 7, ch. II).D'autres feront appel à une tradition plus récente, et il ne sera pas rare de voir citer des héros du courage civique, un Caton, par exemple, et un Brutus comme ayant mérité d'être appelés de ce nom merveilleux. Mais alors que devient le gros de l'humanité? La réponse est simple, désespérante en sa rudesse. Ce qui compose le commun de notre espèce, ce sont les aphrones, les phauloi. Comme ils avaient embelli de leurs plus séduisantes couleurs la peinture du sage, c'est sous les traits les plus noirs que les moralistes du Portique représenteront ces insensés qui forment la quasi-totalité des humains et dans le présent et dans l'avenir. « Nos autem, avait dit Cicéron, qui sapientes non sumus, fugitivos, exules, hostes, insanos denique esse. »Le tableau qu'a laissé Sénèque de cette condition faite à la foule des humains est on ne peut plus désolé. Le mal est sans remède et jusqu'au terme de sa vie chacun de nous demeurera l'esclave de l'iniquité. Peut-on ne pas apercevoir en ce dogme de l'universelle prédestination à l'ignorance, au vice, à la servitude morale, une anticipation remarquable de la sombre conviction que professeront tant de communautés chrétiennes : la croyance au petit nombre des élus ? La morale à la vie. Destinée de l'âme. Ce ne pouvait, ce ne devait être que, parce que les circonstances extérieures mettant des entraves à son action, la mort volontaire se présentait à eux comme la suprême manifestation de leur libre énergie? (Georges Lyon). |
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