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Existence

L'existence est l'état de ce qui existe, de ce qui est substantiellement. L'existence est à l'essence ce que l'acte est à la puissance. L'idée d'existence, si simple en apparence, est, en philosophie, une des idées les plus obscures et les plus difficiles à préciser, à analyser. Quel est le sens de cette question : le monde qui m'apparaît existe-t-il? Je dis de certaines choses qui m'apparaissent qu'elles existent, et de certaines autres qu'elles n'existent pas; je distingue la veille du rêve. Comment se fait cette distinction? Essaiera-t-on de dire que, parmi ces apparences, les unes ne sont qu'en moi, tandis que les autres se rapportent à quelque chose hors de mon esprit? En rêve, je vois des arbres; mais j'en vois aussi dans l'état de veille : cette réponse ne m'éclaire donc en rien; je ne vois que des apparences et non pas des réalités; ces réalités, je les suppose par delà les apparences; mais, jusqu'à présent, c'est un je ne sais quoi indéfinissable.

Tout ce que nous pensons, ce sont des êtres ou des événements; il n'y a rien hors de là. Les choses que nous nous représentons comme existantes, nous nous les représentons inévitablement les unes à côté des autres. De même les événements se présentent à nous les uns à la suite des autres dans une série indéfinie : ainsi, juxtaposition des êtres dans l'espace, succession des événements dans le temps. Mais qu'ajoutent ces notions de temps et d'espace à la simple perception? Dans le rêve, nous apercevons les objets comme étendus; il n'y a donc encore aucune différence entre la veille et le rêve; mais il est possible qu'en rêve je transporte, par exemple, les Tuileries de la rive droite sur la rive gauche de la Seine : donc ce n'est pas la même chose de se représenter deux objets comme juxtaposés, ou bien comme occupant dans l'espace des places fixes. La fixité du lieu est ce qui distingue déjà la veille du rêve. Et puis, dans le rêve, je me représente bien un certain ensemble d'objets étendus; mais je ne me représente pas un espace continu en dehors de ces objets. Ainsi, dans la réalité, je pense à un quartier de Paris, et, l'instant d'après, à Pékin; mais j'ai passé, quelque rapide qui on suppose le passage, par une série d'intermédiaires continus. Le rêve ne respecte pas cette continuité, et il me fait passer brusquement, sans intermédiaires, de Paris à Pékin. De même pour le temps : dans le rêve, l'ordre de succession peut être bouleversé; donc il ne suffit pas, pour que deux objets soient réels, quels soient simplement juxtaposés, ni pour deux événements, qu'ils soient simplement successifs; il faut que cet ordre de juxtaposition et de succession soit déterminé rigoureusement; il semble donc que nous puissions dire : cela existe qui a sa place déterminée dans l'espace et le temps.

Mais cette solution laisse quelque chose à désirer : qui est-ce qui assigne ces places fixes aux événements et aux choses? Parce que nous plaçons les choses dans le temps et dans l'espace, est-ce à dire qu'elles soient des réalités? Il semble qu'il faut d'abord se représenter les choses, puis le temps et l'espace, puis le rapport entre les choses et le temps et l'espace. Or comment trouver dans le temps et l'espace la place que les choses peuvent et doivent occuper? Le temps et l'espace sont des réceptacles réels, nous l'accordons volontiers; mais nous n'en sommes pas plus avancés; car, alors même qu'on en ôte tous les phénomènes, il ne reste rien de discernable; il est impossible de rien discerner dans le temps et l'espace purs, parce que toutes les parties en sont homogènes; supposons-les dépouillés de phénomènes, toutes les parties en sont identiques. Donc la détermination d'une place dans le temps et dans l'espace semble absolument impossible; il n'y a ni avant ni arrière, ni dessus ni dessous dans le temps et l'espace pris en soi; ils ne sont pas en eux-mêmes des objets de perception : donc on ne peut s'en servir pour déterminer la place des choses et des événements; donc le critérium de l'existence s'évanouit.

Nous voyons les choses au milieu d'autres choses, rien de plus; entre ces choses nous percevons, il est vrai, un certain ordre; mais cet ordre est-il réel ou imaginaire? Loin donc de résoudre la question, nous n'avons fait que la reculer. Nous pouvons bien dire que les choses réelles sont celles qui occupent dans l'espace et dans le temps une place déterminée, mais à condition de trouver quelque chose pour déterminer cette place. Est-il possible de trouver ce quelque chose? Oui ce sont les lois de la nature. Pourquoi, quand je vois une maison le fondement en bas et le toit en haut, dis-je que cette maison peut être réelle? Pourquoi, si je vois cette maison le toit en bas et le fondement en haut, dis-je que c'est un produit du rêve et de l'imagination? C'est évidemment parce que je sais que la place du toit est en haut. Mais comment le sais-je? qu'est-ce qui me l'apprend? C'est la connaissance des lois de la nature; pour qu'une maison reste debout, il faut que ses fondements soient en bas la loi d'équilibre l'exige. Prenons un autre exemple : penser aux places respectives de la Terre et du Soleil, c'est penser à la causalité réciproque par laquelle ils se tiennent à cette distance fixe. De même encore l'été reviendra après l'hiver : ce qui fait cela, c'est aussi la causalité. Ainsi, ce qui réalise la représentation des phénomènes, c'est la catégorie de la cause, la conception d'une liaison nécessaire entre les phénomènes.

Mais jusqu'à présent nous ne nous sommes occupés que de l'existence phénoménale, que de l'existence des objets que nous plaçons dans l'espace et dans le temps; il nous faut maintenant, et c'est là le point de beaucoup le plus difficile chercher comment nous pouvons concevoir l'existence substantielle, celle que l'entendement seul conçoit, que les sens ne perçoivent pas.

On peut considérer l'ensemble des lois de la pensée, tel qu'il s'offre à la réflexion, comme un organisme spirituel, où nous trouvons d'abord le principe de la thèse, qui se rapporte à la notion d'être ou d'existence. Toute pensée, en effet, est une thèse, une affirmation qui porte sur une existence. Toute réalité, toute existence se rapporte directement ou indirectement à quelque objet de la pensée, conçu comme étant quelque chose en soi-même. C'est là le sens du mot être pris comme substantif. Par suite, tout objet de la pensée qui n'est pas substance se rapporte à une substance et en est un accident.

« Ainsi, dit Secrétan, qui nous servira de guide pour la suite de cet article,  toute affirmation implique la distinction de l'être et de ses qualités, la notion de la substance est essentielle à toute pensée, même à celle qui ne porterait que sur des rapports de qualités. Les notions d'être et de qualité sont rigoureusement corrélatives : les qualités d'un être forment son essence. L'unité, dans laquelle on a vu la loi la plus haute de la pensée, se présente à nous d'abord comme la plus élémentaire des lois renfermées dans la thèse, comme un aspect inévitable de toute pensée, comme un attribut essentiel, par conséquent, de tout objet de la pensée, soit être, soit qualité. Quel que soit l'objet qui nous occupe, nous le considérons nécessairement comme un : un d'abord relativement aux autres; c'est l'unité numérique, unité par opposition à la pluralité, unité comma élément constitutif de toute pluralité. Puis l'objet de la pensée est un en soi. Prise ainsi, l'unité n'exclut pas la pluralité, elle l'enveloppe, la pénètre, la domine; mais le sens de cette forme varie suivant les objets. L'unité de la qualité n'est pas identique à celle de l'être. L'unité d'un tas de sable signifie autre chose que celle d'un grain. L'unité de la plante diffère de celle de la pierre et diffère également de celle de l'esprit. La notion d'être implique une sorte d'indépendance. La qualité n'est que dans l'être, l'être est en soi, distinct de tout autre. Cette notion ne se complète que dans celle d'exister par soi-même. Ici, nous voyons qu'il y a réellement une différence de sens entre les mots être et substance : étymologiquement substance signifie ce qui est au fond, ce qui est à le base et par conséquent ce qui est par soi-même, caractère qui n'est pas implique au même degré dans le mot être. »
Telle est la thèse. Voici maintenant l'antithèse : logiquement l'être est un, mais nous ne connaissons que des composés et nous ne pouvons même saisir cette idée d'unité qu'en analysant ces composés. Ainsi, les idées simples des logiciens, les « points matériels » de la physique ne sont pas des réalités, mais de simples points d'arrêt de la pensée, impuissante à aller plus loin. La thèse prétend que l'être se distingue de ses qualités : logiquement oui, réellement non; car l'être n'est que dans ses qualités. Ainsi, l'esprit cherche fuir la contradiction qui le poursuit et l'étreint sans relâche. Donc, pas d'unité sans pluralité; tous les êtres et toutes les qualités ne se conçoivent que par opposition à des êtres et à des qualités contraires. Dans tout être, les éléments constitutifs sont opposés les uns aux autres; ainsi, dans le tempérament moral de l'humain, les bonnes tendances sont opposées aux mauvais penchants; dans tout corps, le chaud est opposé au froid et le chaud ne se conçoit que par le froid, et réciproquement. Supposez que dans l'être l'une de ces qualités contraires vienne à disparaître, l'équilibre est rompu et l'être tombe dans le néant; ainsi, ces qualités opposées entre elles ne subsistent et ne font subsister l'être qui en résulte que par leur opposition. 
« Nous ne trouvons ni ne pouvons concevoir, dit encore Secrétan,  aucune détermination des êtres réels qui ne soit limitée, et rien ne saurait la limiter, sinon sa négation et son contraire. Chaque être possède son existence propre et son idée propre; toutefois, il ne saurait être conçu sans les autres et il ne subsiste que par eux. Les individus séparés ne sont qu'un dans une unité plus haute; le tout n'est que membre ou partie, et la partie forme elle-même un tout. Nous trouvons la contradiction dans toutes les sphères de l'être et de la pensée; nous la trouvons en étudiant un être quelconque suivant toutes les catégories, c'est-à-dire sous tous les points de vue sous lesquels il est possible de considérer l'être en général. » 
Disons plus : cette opposition, nous la trouvons dans les catégories elles-mêmes. Ne vont-elles pas, en effet, par groupes de termes opposés, dont l'un ne se conçoit pas sans l'autre? Ainsi, pour ne prendre qu'un seul exemple, l'être, par sa notion d'être, demeure identique au milieu de la succession des accidents, des qualités, et pourtant on ne peut séparer l'être de ses qualités. Ainsi, le principe de l'identité demeure, mais il est limité par la contradiction; l'antithèse oppose la négation à l'affirmation de la thèse.

Allons plus loin encore : la contradiction elle-même ne saurait échapper à la fatalité de la contradiction. Il y a longtemps qu'Aristote a dit : « La contradiction répugne à l'esprit humain; le contraire exclut son contraire », et c'est même pour expliquer cette exclusion du contraire par son contraire qu'il joignait à la forme et à la matière, ces principes constitutifs de l'être, un troisième principe, la privation, pour tenir lieu du principe absent et en réserver la place en quelque sorte.

Quel parti prendre? Faut-il accepter la thèse et rejeter l'antithèse? faut-il méconnaître la thèse pour ne reconnaître que l'antithèse? Il vaut mieux les accepter, les conserver toutes les deux, sauf à corriger l'une par l'autre. Notre pensée veut l'unité partout, et d'autre part notre pensée ne procède que par contradiction. Toute existence, soit de choses, soit de qualités, nous paraît avoir en soi et hors de soi son contraire. Ces contraires coexistent; quelle est la raison de cette coexistence? C'est qu'ils sont nécessaires l'un à l'autre. Cette simple proposition est l'énoncé d'une troisième loi de la pensée, appliquée à la conception de l'existence; c'est la loi de la combinaison ou de la synthèse, qui est l'explication de l'antithèse. 

« Pas de lumière sans ombre, dit encore Secrétan, et plus vive est la lumière, plus forte est l'ombre. Le peintre fait saillir la lumière en épaississant les ombres. Le corps s'assimile incessamment la matière étrangère et se sépare incessamment de la sienne propre : les fonctions assimilatrices et celles où se dépense le corps sont opposées; mais elles sont réciproquement condition les unes des autres, et leur unité forme la vie. La raison s'oppose à l'imagination; mais, sans imagination, pas de raison possible; sans raison, pas d'imagination qui vaille : l'imagination et la raison s'unissent dans toute production normale de l'esprit et se confondent dans le génie. Laissez subsister les contrastes; ils sont nécessaires les uns aux autres; c'est le principe de l'harmonie, c'est le principe de la liberté civile et de la paix. Il faut l'entendre : un contraire exclut son contraire de lui-même; néanmoins, la réalité qui les renferme tous deux les concilie dans un troisième terme supérieur aux deux premiers. Le mouvement n'est pas le repos, et le repos n'est pas le mouveinent, mais la vie exige les alternatives du mouvement et du repos, et les plus hautes formes de la vie, la science, l'amour, sont à la fois l'un et l'autre repos dans le mouvement, mouvement dans le repos. »
Mais, remarquons-le bien, cette synthèse des contraires n'est pas la neutralisation de l'un par l'autre, c'est l'équilibre, la pondération de l'un et de l'autre. Telles sont les trois lois auxquelles obéit l'esprit humain dans la conception métaphysique de l'existence. (PL).
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