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Le Stoïcisme

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Le stoïcisme est, par excellence, la philosophie de l'universelle «-sympathie-», de la perpétuelle continuité : entre la divinité, le monde et l'humanité il n'y a nulle part de brisure et, pour qui sait voir, en ces trois règnes inégaux une même vie se laisse reconnaître, une même activité, une même raison. Aussi ce principe, en qui se réunissent vie, activité, raison et que l'on nomme l'âme, pourrait-il être examiné d'abord du point de vue théologique, puis du point de vue cosmique, enfin du point de vue individuel humain. Dieu, défini par nos philosophes « le vivant immortel, rationnel, parfait, heureux, exclusif de tout mal » (Diogène, VII, 147), était l'âme par excellence. Cléanthe faisait de lui « l'esprit qui circule dans tout l'univers». Mais le monde aussi, comme, avant Zénon et Cléanthe, Platon l'avait professé, est un grand vivant, c.-à-d. possède une âme : une âme, il est vrai, qui n'a nullement une existence distincte et séparée et dans laquelle un regard pénétrant retrouverait le vote divin, l'esprit qui cimente les parties du monde et les vivifie et «Jupiter» est son nom. La psychologie cosmique est donc un chapitre de la psychologie théologique, si l'on peut dire, ce qui n'a rien d'imprévu dans un panthéisme comme celui du Portique et Antiochus marquait, avec exactitude, ce fusionnement de l'une et de l'autre psychologie quand, au dire de Cicéron
« en sa qualité de stoïcien, il tenait, pour aussi évidente que la lumière cette proposition que notre monde est sage, a une âme, qui s'est faite et l'a fait, qui dirige, meut et gouverne tout» (Acad., lI, 37, 119).
Maintenant, c'est à l'âme humaine, à sa nature, à ses facultés, au problème de sa destinée, que devra se limiter notre examen. 

La nature de l'âme.
Sur la nature de l'âme, nous sommes d'avance fixés. Ne savons-nous pas que tout ce qui agit, comme tout ce qui pâtit, est nécessairement corporel? Or, l'âme agit sur le corps; elle pâtit avec lui : matérielle est donc son essence. Ce point, Chrysippe se faisait fort de l'établir par une démonstration en forme : 

« La mort consiste dans la séparation de l'âme d'avec le corps; or, rien d'incorporel ne se sépare du corps, attendu que rien d'incorporel n'est en contact avec lui. Or, et l'âme est en contact avec le corps et elle se sépare de lui. L'âme est donc corps.»
Et ce corps, en quoi consiste la substance de l'âme, Zénon, Antipater et Posidonius se le représentaient comme « un souffle chaud », souffle continu qui traverse le corps en son entier et qui doit précisément à sa continuité même de réaliser dans l'individu humain ce qu'opère l'âme cosmique dans le grand vivant qu'est l'univers : il en maintient unies toutes les parties qui le composent. De ce souffle nous tenons la force qui nous anime; l'humain le respire et par lui se meut (Diog., VII, 157). Quant à la façon dont se produit cette expansion continue de l'âme dans tout le corps, c'est simplement un cas de cette universelle loi de mélange total par laquelle Chrysippe expliquait non seulement la pénétration intime des éléments dans les réalités physiques, mais encore l'application des qualités, des exeis, à la substance qui les revêt.

Les qualités, nous dit Plutarque, étaient pour Chrysippe, purement et simplement des fluides, « des airs ». Or, l'âme à son tour, devenait à l'égard de ses propres facultés un véritable substrat relativement auquel elles étaient, comme interprète fort bien Pearson, ce que sont à un objet particulier les qualités qui le caractérisent.

La psychè étant un souffle d'une ténuité, d'une finesse, bien supérieures à celles de l'exis dans les corps bruts, de la physis dans les existences végétales, comporte à son tour bien des degrés d'exiguïté et de subtilité. Cette inégalité suffirait à fonder une distinction entre l'âme humaine et l'âme des animaux. Sur ce dernier sujet, d'ailleurs, l'école ne laissait pas d'être divisée; le gros de la secte tenait, comme Cléanthe, les animaux pour dépourvus de raison. Tout au contraire, Chrysippe aurait reconnu au chien un véritable talent dialectique, et Sextus le représente comme ayant combattu résolument les doctrines qui font de l'animal un être irrationnel.

Cette âme essentiellement pneumatique se reformait sans cesse tout en conservant son identité. Zénon, se souvenant d'Héraclite qui avait montré "des eaux toujours nouvelles composant des fleuves cependant toujours identiques", étendait à l'âme la comparaison. Cette âme était comme les évaporations qui émanent des eaux; le souffle chaud dont elle était faite se dégageait de l'humide. Et cet humide, à son tour, n'était autre que le sang. 

« Tout comme dans l'éther ardent, dit Pearson, les étoiles se nourrissent des particules humides émanées de la zone liquide qu'elles entourent, de même fait l'âme ardente nourrie de sang humide. Ainsi l'homme est en lui un tout organique et le microcosme de l'individu est le parallèle exact du microcosme de l'univers.»
En ce qui concerne le siège de l'âme, une distinction est nécessaire. Il faut ne pas confondre avec la masse de l'âme, en circulation incessante par tout le corps, auquel elle porte motilité et conscience, la partie principale de cette âme, celle qui, selon l'expression de l'école, exerce «l'hégémonie». C'est évidemment à cette dernière seule que les maîtres assignaient comme habitacle le coeur, et, pour le prouver, Zénon alléguait ce fait d'observation prétendue que ce n'est point de la boîte crânienne que la voix semble s'échapper mais bien de la poitrine : argument dont nous ne sommes pas surpris d'apprendre par Galien que Chrysippe n'était point satisfait. Sur la provenance de l'âme et son mode de génération ce qui paraît acquis, malgré des obscurités de langage, c'est que nos physiciens donnaient à l'âme la semence pour véhicule et qu'ils rendaient compte par là de l'hérédité physiologique et morale, grâce à laquelle les parents se répètent, pour une si grande part, dans leurs enfants. Stein a remarqué justement que ce point de théorie donnait un tour nouveau à l'acquisitionnisme du Portique : car, s'il reste vrai que l'esprit, à la naissance, est vide de savoir actuel et de notions définies, qu'en ce sens il est bien comme une page entièrement, blanche, du moins, grâce à la semence qu'il transporte, s'opère, du générateur à l'engendré, une transmission d'états, de dispositions, d'aptitudes à recevoir les mêmes connaissances et à suivre les mêmes directions volontaires.

Les facultés de l'âme
Les facultés de l'âme, ou, pour parler comme les anciens, ses parties étaient, selon nos philosophes au nombre de huit. Cinq de ses parties consistaient dans les cinq sens : vue, ouïe, odorat, goût, toucher; la sixième était la partie «phonétique»; la septième, «la séminale »; la huitième, celle qui détient l'hégémonie, et les divers sens étaient, disaient-ils, à l'âme ce que sont au polype ses tentacules (Plutarque; Pl. phil. IV,.4, 2). Que si la faculté du langage est mise, dans la classification, à un rang de cette importance, nous n'en devons pas être surpris. Tous les philosophes anciens lui ont prêté un rôle hors de pair; mais aucune secte plus que la stoïcienne n'en avait reconnu le prix inestimable, puisque la parole est pour le logos la grande voie d'expression. Aussi, dans son Hymne à Jupiter, Cléanthe célébrait-il le don merveilleux du langage comme le principal des bienfaits.

Dans cette classification, toutefois, une partie ou puissance de l'âme règne, comme son nom l'indique, sur toutes les autres : c'est l'ègemonikon. C'est à elle qu'est proprement échue l'intelligence; toujours en acte, c'est grâce à elle que l'âme peut être dite penser sans interruption. Selon Plutarque, s'il est manifeste que les impressions ne se font percevoir qu'à la condition que les organes des sens aient été frappés, il n'en reste pas moins que cette partie de l'âme est bien le théâtre de la sensibilité (Pt. phil., IV, 23, 1). Au vrai, l'ègemonikon est la source unique de toute la vie de l'âme. Par là, comme observe Zeller, le Portique se sépare absolument et d'Aristote et de Platon qui avaient l'un et l'autre tenu que la partie rationnelle et la partie appétitive formaient, dans l'homme, deux empires bien à, part. Selon le Portique, l'ègemonikon est l'unique et commun foyer des facultés mentales les plus dissemblables. Il est la puissance noétique, la puissance de la sagesse et de la vertu, puisque la vertu est elle-même issue de la raison; il est la puissance de vouloir; mais il est aussi celle de ressentir. Tout ce qui en l'humain est actif, comme tout ce qui est réceptif et affectif a pour centre l'ègemonikon. Les passions n'ont pas d'autre scène que lui. Et, en effet, que la passion correspondit à un trouble dans la tension de l'âme, à une atonia, une astheneia, par contraste avec la tension correcte, ou eutonia, qui est la condition normale et saine de cette même âme, c'est ce que Cléanthe avait admis; mais l'essence, la nature du fait passionnel, les psychologues du Portique la demandaient à l'ordre proprement intellectuel, et, ce fait, ils le concevaient comme résoluble en des démarches du jugement, par conséquent comme appartenant au domaine de l'ègemonikon.

Chrysippe alla jusqu'au bout dans cette voie ta pathè kriseis einai, était un des principes posés par lui dans son Traité des Passions. La passion était à ses yeux un jugement et, semble-t-il, un jugement fondé sur l'opinion, au lieu d'être assis sur la science. L'élan passionnel vers ce que l'on désire comme un bien était entraîné par un jugement incorrect, dû lui-même à une opinion erronée sur ce qui est bien et ce qui est mal (Cic., De Fin., III, 10, 33). On comprend, dès lors, que l'école ait tenu la passion pour volontaire et que, pour cette raison même, elle ait admis que toujours la passion laisse la responsabilité entière : théorie dont on aperçoit sans peine toute la portée morale.

De la psychologie à l'éthique
Après avoir distingué les facultés, en suivre les opérations respectives nous entraînerait dans un détail considérable, que les proportions de cette étude ne comportent point. Nous ne saurions cependant en finir avec la psychologie du Portique sans dire quelques mots du grave problème que le procédé antithétique de nos physiciens rendait inévitable et qu'on ne saurait laisser pendant sans frapper de caducité le grand effort accompli par l'école pour instituer une morale de héros. A ce problème, certes, aucune philosophie ne peut se dérober; reconnaissons néanmoins qu'il se pose en des termes particulièrement rigoureux et pressants devant un système qui, dans l'ordre physique, affirme l'universel déterminisme et, dans l'ordre éthique, revendique pour l'humain l'entière responsabilité de ses actes dans le mal comme dans le bien. Il s'agit de concevoir comment avec l'eimarmeinè, peut coexister la liberté de vouloir. L'énorme difficulté que soulève une telle conciliation n'apparut peut-être pas aussi impérieuse aux premiers maîtres de la secte, bien que Cléanthe ait composé un peri doulès, traité dont le titre même rend peu croyable qu'il ne l'ait aucunement agitée. Au reste, les obstinés adversaires du Portique, les nouveaux académiciens, n'auraient pas permis à nos physiciens de s'en taire, et, de fait, cette question fut avec celle de la connaissance cataleptique le point sur lequel Carnéade dirigea sa critique la plus aiguisée. Chrysippe, ici comme ailleurs, fut la colonne du Portique, et il se prodigua pour défendre une position qui semblait désespérée.

En effet, nous avons vu Chrysippe suspendre science et nature, théologie et cosmologie au dogme de l'eimarmenè. Mais, d'autre part, Chrysippe comprenait trop les postulats requis par l'idée morale, il percevait trop bien que sans une autonomie relative l'humain ne saurait s'élever au-dessus de l'irresponsabilité des choses pour ne pas se multiplier (Chrysippus oestuans laboransque, dit Cicéron), en vue d'arracher à la nécessité un lambeau qui suffit à justifier la responsabilité humaine et qui préservât la sugkatathesis, ou adhésion du jugement, d'être absolument rivée à l'impression ou représentation qui la suscite. Cela surtout importait, puisque enfin c'est à la sugkatathesis que se subordonne la vie de la volonté, non moins que la vie de l'intelligence. En vérité, le grand dialecticien du Portique avait assez fait en faveur du destin pour être en droit maintenant, sinon de sauver la liberté, du moins d'en conserver un équivalent. 

Ce n'est pas que Chrysippe eût pris à tâche de restaurer le libre arbitre. Entre les philosophes selon qui tout arrive en vertu du destin et ceux qui prêtent aux âmes des mouvements étrangers à tout destin, dit Cicéron dans son De Fato, Chrysippe prit une position intermédiaire (XVII, 39). La tentative n'était pas aisée : il se fit fort de réussir. Nous ne saurions songer à reconstituer sa discussion ; qu'il nous suffise d'en marquer les deux principaux moments.

Et d'abord, il lui fallait faire front aux logiciens du déterminisme qui soutenaient que toute contingence dans les événements à venir était, nous ne dirons pas irréalisable, mais même inintelligible, par la raison qu'elle dérogerait au principe par excellence, celui de contradiction. Un raisonnement fameux, qui fit l'admiration de l'antiquité et dont Diodore Kronos avait été l'inventeur, ramassait en un dilemme toute cette argumentation logique; il avait reçu le nom de kurieuôn (triomphant), tellement on le célébrait comme irrésistible. Il consistait à soumettre à la loi du moyen exclu, en vertu de laquelle de deux contradictoires, l'une est nécessairement vraie et l'autre nécessairement fausse, les événements futurs au même titre que les passés et cela sous peine de se placer hors la logique. Chrysippe, à son ordinaire, résolut l'argument par un distinguo : cette nécessité logique, il consentit qu'elle enchaînât tout le passé, lequel est irrévocable par cela même qu'il est écoulé; mais il se refusait à la faire de même régner sur l'avenir et il n'accordait pas que tout impossible futur, impossible parce que l'objet en sera un passé qui n'a pas eu lieu, soit dans l'instant actuel, alors que ce même objet peut avoir lieu ou n'avoir pas lieu, forcément impossible aussi. Qu'était-ce, sinon proclamer la possibilité - logique tout au moins - de certains événements auxquels, une fois révolue l'heure de les réaliser, s'attachera, s'ils n'ont pas eu lieu, l'impossibilité? Et par cette fissure qu'ouvre le distinguo de Chrysippe, la liberté humaine se trouve mise en état de passer.

Ce point supposé gagné, Chrysippe n'avait pas pour cela dénoué le noeud par lui-même serré. Qu'importe que, pour la raison, il n'y ait rien qui répugne logiquement dans la possibilité actuelle de futurs qui n'auront pas lieu. Ce que la conscience morale a souci d'apprendre, ce n'est pas si cette possibilité est concevable, mais si, en fait et réellement, elle existe. Tel est le second point que Chrysippe devait assurer sous peine de n'avoir rien fait. Toutefois, observons que ce que nous devons attendre de lui, ce n'est pas sen nous prouve la contingence de notre vouloir ou, si l'on veut, le libre arbitre. Il n'a rien promis de tel. Loin de là : il se tient à égale distance des nécessitariens absolus et des théoriciens de la volonté contingente : medium ferire voluit. Il ne pourra nous donner au plus qu'un substitut de la liberté et non pas la liberté elle-même. Or, pour cela, c'est surtout contre lui-même qu'il devra lutter, c'est lui-même qu'il devra corriger et démentir, lui qui avait fondé, sans l'ombre d'une restriction, la souveraineté du destin.

Contre lui-même, comme contre Diodore, c'est à une distinction qu'il demande secours. Il importe, déclarait-il, de ne pas confondre avec le destin la nécessité; on peut échapper à celle-ci, tout en maintenant celui-là. Pour le prouver, Chrysippe reprenait la notion de cause et il la soumettait à une analyse approfondie. Il était ainsi conduit à répartir les causes efficientes en deux classes : les unes, qui seraient parfaites et principales, les autres seulement adjuvantes et proches. Si le destin agissait par les premières, alors, oui, tout serait contraint par la nécessité, et nos actes comme tous les autres faits feraient étroitement et totalement partie de la chaîne inflexible. Mais précisément il agit par les causes du second ordre ; nos volitions n'ayant pas en lui leur causalité principale, cette dernière peut résider en nous-mêmes : la loi des causes efficientes aura gardé son universelle juridiction, et nous ne serons cependant pas les esclaves de la fatalité. De la sorte, le destin prend pied dans notre vie sans faire de nous des choses (Cic., De Fato, XVIII, 41). Et notre adhésion, source de nos jugements comme de nos résolutions volontaires, n'est plus, comme on avait pu craindre, la suite nécessaire des représentations reçues par nous de l'extérieur, attendu qu'à ces représentations la causalité principale et parfaite n'est point dévolue par le destin. Notre responsabilité est sauve; la morale peut s'édifier. (François Picavet).

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