| Chrysippe est un des plus célèbres philosophes de l'Antiquité. Avec Zénon de Citium et Cléanthe, il fut l'un des créateurs de la philosophie stoïcienne. Venu après eux, il put découvrir et combler les lacunes que les deux premiers stoïciens avaient laissé subsister dans leur doctrine. Esprit puissant, de plus d'étendue peut-être que de profondeur, il enchaîna rigoureusement entre elles toutes les parties du système stoïcien et lui donna cette unité et cette force qui lui ont fait une place à part parmi les conceptions philosophiques des Anciens; logicien subtil, polémiste redoutable et infatigable, il répondit aux objections que de toutes parts, sceptiques, académiciens et épicuriens dirigeaient contre la nouvelle doctrine. Tels étaient les services qu'il avait rendus au stoïcisme qu'on l'appelait la colonne du Portique; et on disait communément : Si Chrysippe n'avait pas existé, le Portique n'existerait pas. Chrysippe naquit à Soli (Soles) en Cilicie, ou peut-être à Tarse, vers 280 av. J.-C. Une tradition assez douteuse nous le représente comme ayant songé dans sa jeunesse à courir dans le Cirque. Il perdit son patrimoine et vint à Athènes, où il entendit Cléanthe et peut-être Zénon. A la mort de Cléanthe, il lui succéda dans la direction de l'École. Il écouta aussi les philosophes de la Nouvelle Académie (Platonisme), Arcésilas et Lacydes, et il s'appropria si bien leurs procédés dialectiques, il exposa avec tant de force les doctrines de ses adversaires et particulièrement leurs objections contre la valeur du témoignage des sens, qu'on put dire plus tard de lui qu'il avait fourni des armes à Carnéade. La vie de Chrysippe s'écoula paisiblement, sans événement, tout entière consacrée au travail; il mourut vers 206 av. J.-C. Son activité philosophique fut prodigieuse; il n'avait pas composé, nous dit-on, moins de sept cent cinquante traités; il est vrai que les Anciens se plaignaient de la négligence et de la sécheresse de son style et aussi des trop nombreuses citations dont il avait encombré ses ouvrages. Il est bien difficile, à la distance où nous sommes, de savoir exactement quelle fut la part de Chrysippe dans l'élaboration de la doctrine stoïcienne. D'une part, il semble qu'il n'ait fait que développer les idées de ses maîtres, car il disait: Donnez-moi seulement les thèses, je saurai bien trouver les preuves. D'autre part, nous voyons que déjà Antipater de Tarse avait écrit un livre sur les Différences entre Cléanthe et Chrysippe. Sans prétendre résoudre complètement ce problème, nous indiquerons, d'après les travaux de Hirzel et de Stein, les points de doctrine qui paraissent appartenir en propre à Chrysippe; pour le reste de ses idées, elles font corps avec le Stoïcisme. C'est surtout dans la théorie de la connaissance et dans la logique formelle que Chrysippe développa ou renouvela les doctrines de ses devanciers : il avait consacré aux questions de cet ordre plus de trois cent vingt-quatre traités. Il corrigea surtout la conception grossièrement matérialiste que Cléanthe s'était faite de l'âme dans ses rapports avec l'objet de la connaissance. Selon Cléanthe, l'âme est comparable à un morceau de cire, et la connaissance sensible à l'empreinte laissée sur la cire par un cachet. S'il en est ainsi, répondit Chrysippe, comment comprendre qu'au même moment, un même corps puisse recevoir plusieurs empreintes? Or, c'est un fait que la partie principale de l'âme peut recevoir plusieurs impressions et par là même les conserver sans les confondre. Il faudra donc définir la représentation non pas une empreinte, mais comme l'avait déjà fait Aristote, une altération, un changement qualitatif. Ainsi l'air, lorsque plusieurs personnes parlent à la fois, conserve autant de voix, sans les mêler, qu'il y a eu de paroles distinctes. Développant ensuite la théorie défendue par Zénon et qui compare la connaissance à l'action par laquelle nous fermons la main avec plus ou moins de force, Chrysippe compléta la théorie du critérium de la vérité, qui est la représentation compréhensive; il s'attacha à montrer avec plus de netteté qu'on ne l'avait fait avant lui les conditions que doit remplir cette représentation et surtout à réfuter les objections qu'Arcésilas avait dirigées contre Zénon. Presque toute la logique formelle des stoïciens fut l'oeuvre de Chrysippe. C'est lui qui distingua les propositions simples et les complexes; parmi ces dernières se trouvent les propositions modales, à propos desquelles Chrysippe soutint un débat fameux avec Diodore Cronus et avec Cléanthe. La thèse de Chrysippe était, contre Cléanthe, que les propositions relatives au passé sont nécessaires; contre Diodore, que les propositions relatives au futur expriment des possibilités qui peut-être ne seront pas réalisées, thèse analogue à celle que Leibniz devait soutenir plus tard sur les futurs contingents. Dans la théorie du syllogisme et de la démonstration, Chrysippe put, même après Aristote, introduire des vues nouvelles. Outre qu'il distingua le syllogisme disjonctif (Dilemme) et le syllogisme hypothétique auxquels les stoïciens donnèrent le pas sur le syllogisme catégorique, il fit voir que la théorie de la démonstration devait commencer par l'établissement de cinq raisonnements, évidents par eux-mêmes et indémontrables, auxquels tous les autres se ramenaient. Il se rendit célèbre aussi dans toute l'Antiquité par les solutions qu'il donna des divers sophismes qui embarrassaient tant les dialecticiens; il avait écrit un traité particulier sur le sophisme du Menteur. Il faut ajouter que, plus que personne peut-être, Chrysippe, par l'abus des distinctions subtiles et des divisions poussées à l'infini, contribua à donner à la logique stoïcienne ce caractère abstrait et inutilement compliqué qui a permis de la comparer à la scolastique. En physique, Chrysippe adoucit encore le matérialisme de Cléanthe. Au lieu de considérer le Soleil comme le principe des choses et l'âme de l'univers, il proclama l'existence d'un agent, matériel encore, mais plus subtil, l'éther divin (La matière antique), inséparable d'ailleurs de la raison universelle. Mais c'est surtout la question du destin et du libre arbitre qui attira l'attention de Chrysippe. Cicéron nous dit qu'il sua sang et eau pour la résoudre. Animé par Dieu, le monde est un; toutes ses parties sont étroitement enchaînées entre elles, liées par la raison universelle qu'on appelle indifféremment le destin ou la providence, si bien qu'on ne peut concevoir la moindre indétermination dans la série des effets et des causes; voilà ce que Chrysippe soutint toujours énergiquement. Mais, d'un autre côté, la morale exige que l'humain soit libre, et dans la théorie de la connaissance, Chrysippe; d'accord avec Zénon et Cléanthe, reconnaît qu'il dépend de nous d'accorder ou de refuser notre assentiment à une proposition, que l'assentiment est libre. Comment concilier ces deux thèses? Le De fato de Cicéron nous indique comment Chrysippe crut y parvenir. Il distingua deux sortes de causes : les causes parfaites et principales, nécessaires à la production de l'effet, mais qui ne le déterminent pas dans tous ses détails et ses modes; les causes auxiliaires et prochaines qui, s'ajoutant aux premières, achèvent de déterminer tel ou tel cas particulier. Soient, par exemple, un cylindre ou une toupie : pour les mettre en mouvement, il faut une impulsion extérieure (cause principale); mais cette impulsion donnée, le mouvement sera différent pour le cylindre et la toupie, en raison de la nature même de ces corps (cause auxiliaire). De même, si nous formons un jugement, il faut une cause extérieure qui nous donne une représentation, et cette cause ni cette représentation ne dépendent de nous. Mais il faut, en outre, que nous accordions ou refusions notre assentiment à cette représentation, et voilà ce qui est en notre pouvoir, ce qui dépend de notre nature. Le destin étant la somme des causes, tant intérieures qu'extérieures, qui produisent un effet, on peut dire que tout arrive en vertu de la destinée. Et cependant nos actions sont bien à nous puisque nous nous distinguons des causes extérieures; notre volonté ne s'oppose pas au destin, mais aux causes qui agissent sur nous du dehors; cela suffit pour que nos actions nous soient imputables et pour que les méchants ne soient pas admis à rejeter sur les dieux ou la destinée la responsabilité de leurs crimes. L'âme humaine, pour Chrysippe comme pour ses maîtres, est un corps; c'est un feu subtil (La matière antique : les éléments), une force tendue dans l'organisme et dont le siège est dans le coeur. Toutefois, ici encore, nous voyons que Chrysippe se représente les rapports de l'âme et du corps d'une façon moins matérialiste que Cléanthe. Pour ce dernier, les actions de la partie principale de l'âme s'expliquaient par un courant, par un souffle qui mettait l'âme en contact direct avec les choses. Aux yeux de Chrysippe, les fonctions de l'âme sont de simples manières d'être, des qualités de l'âme. « Comme dans un fruit, la saveur et le parfum coexistent, de même dans l'âme les diverses fonctions, représentation, assentiment, désir, raison s'exercent simultanément. » Sur la question de l'immortalité, Chrysippe se séparait encore de son maître; tandis que, selon Cléanthe, toutes les âmes devaient survivre au corps jusqu'à l'embrasement final de l'univers, Chrysippe croyait que ce privilège était réservé aux seules âmes des sages. En morale, Chrysippe modifia ou plutôt étendit l'interprétation donnée par Cléanthe de la célèbre formule stoïcienne : Il faut vivre conformément à la nature. Il ne s'agit plus seulement pour lui de la nature universelle, mais aussi et en même temps de la nature humaine; d'ailleurs il conçoit aussi la ressemblance à Dieu, la conformité à l'ordre du monde comme le souverain bien. Il parait encore s'être appliqué à définir plus nettement que ne l'avait fait Zénon la différence des offices et des actions droites. C'est à lui surtout qu'appartient la belle théorie exposée par Cicéron dans le De legibus, qui proclame l'antériorité du droit naturel sur le droit écrit et le fait dériver de la raison universelle qui anime et gouverne le monde. La morale de Chrysippe est malheureusement déparée par une apologie de l'inceste, de l'anthropophagie et de la prostitution devant laquelle le trop intrépide logicien n'a pas reculé. Telle est, en ce qu'elle a d'essentiel, l'oeuvre de Chrysippe. Si on songe que nous n'avons pu lui attribuer qu'une faible partie de ce qui lui appartient, on reconnaîtra que pour la largeur des vues et la puissance de l'esprit philosophique, Aristote et Platon sont les seuls philosophes de l'Antiquité qu'on puisse mettre au-dessus du second fondateur du stoïcisme. (Victor Brochard). | |