| La réflexion (du latin reflectere = replier) est une espèce d'attention. L'attention est l'attitude ou l'acte de l'esprit qui se concentre sur un seul objet. Or, il peut se présenter deux cas : ou bien l'objet est extérieur, ou bien il est intérieur; quand l'objet est extérieur, le mot observation est le mot propre ; quand l'objet est «intérieur», comme un souvenir, une délibération, une idée, le mot propre est réflexion. Quelles sont les principales formes, la nature, quel est le rôle de la réflexion? Il faut, semble-t-il, distinguer deux formes principales de la réflexion. Réfléchir, c'est être attentif à un objet intérieur; or cet objet peut être de deux sortes. Ce peut être d'abord une idée, ou un ensemble d'idées; réfléchir en ce premier sens, c'est simplement considérer, au lieu des objets, les idées que nous avons de ces objets, travailler sur des idées au lieu de travailler sur des objets, en somme se détacher du monde sensible pour éclaircir et combiner des idées; c'est en ce sens qu'un mathématicien, un physicien même (après avoir observé) réfléchissent. C'est ce qu'on pourrait appeler la réflexion proprement scientifique. Il peut arriver aussi que nous soyons attentifs, non plus aux idées des objets, mais aux opérations mêmes de l'esprit ou à nos propres états de conscience; par exemple je puis étudier une passion que j'éprouve, noter ce qui se passe en moi quand je raisonne ou délibère ; c'est en ce nouveau sens que le psychologue réfléchit; on pourrait donc, appeler cette espèce de réflexion réflexion psychologique; on l'appelle aussi introspection. Dans cette seconde espèce, on distinguerait une variété importante : la réflexion qu'on pourrait appeler psycho-métaphysique et qui consiste, du moins suivant certains penseurs, à porter notre attention non plus sur les états de notre esprit, mais sur notre esprit lui-même, non plus sur ce qui passe mais sur ce qui demeure, sur l'énergie qui nous constitue essentiellement, sur la volonté qui est le fond de notre être (Maine de Biran). Il nous semble pourtant que de ces deux formes de la réflexion, c'est la première qui est essentielle. Réfléchir, c'est être attentif à des idées, et c'est ainsi, en tout cas, que l'entend le langage courant : toutes les fois que j'arrête une idée au passage pour l'apprécier, pour la comparer à d'autres, pour l'analyser, pour la faire passer du confus au clair, je réfléchis. La réflexion n'est que le travail intellectuel portant sur les idées ; on pourrait la définir : un effort pour éclaircir nos idées. Le second sens du mot se ramène à celui-là : car la réflexion du psychologue consiste beaucoup plus à étudier le souvenir ou l'idée de ses sentiments que ses sentiments actuels eux-mêmes. Quant au psycho-métaphysicien, qui croit trouver en lui-même une substance ou une force absolue, c'est sans doute par la dialectique plus que par l'observation directe qu'il y parvient ; en tout cas, l'observation directe est forcément mêlée de beaucoup de dialectique. La réflexion est donc l'effort de la pensée pour s'éclaircir elle-même; il suit de là qu'elle est l'essence même de toute opération intellectuelle : abstraire, généraliser, juger, raisonner ne sont que diverses façons de réfléchir. Il suit de là aussi que la réflexion est un peut-être un attribut distinctif de l'humanité, l'animal n'ayant pas, selon toute vraisemblance, le pouvoir de s'arracher aux choses pour s'appliquer aux idées. Il suit de là, enfin, que la réflexion est liée au langage : réfléchir, c'est se parler à soi-même intérieurement. Une autre conséquence découle de notre définition c'est que la réflexion est un acte volontaire. Elle nous apparaît comme un effort de réaction contre l'état original de l'humain. A l'origine, en effet, que se passe-t-il? D'une part, notre attention est absorbée tout entière par les objets extérieurs, qui représentent pour nous l'intérêt vital; il faut donc un effort de réaction pour nous arra-cher à cette tyrannie de l'extérieur. D'autre part, l'état naturel est la succession des images; une idée, une image quelconque éveille aussitôt une autre idée, qui en éveille une autre, et ainsi de suite, selon les lois de l' « association »; il faut donc un effort de réaction; pour arrêter ce déroulement automatique d'idées, pour en fixer une durant un temps plus ou moins long. Cet effort de réaction ne peut recevoir qu'un seul nom : c'est un effort de volonté. Mais le caractère "volitionnel" de la réflexion sera encore plus évident si nous remarquons qu'au début l'idée et l'acte ne font qu'un; ou du moins, chez l'enfant, l'impulsif et sans doute l'animal, l'acte simultanément l'idée ; par exemple l'enfant a l'idée de marcher : il marche; de parler : il parle; de frapper : il frappe. L'idée s'épanouit d'elle-même en acte. Or, chez l'homme vraiment homme, une puissance nouvelle apparaît ; entre l'idée et l'acte il y a rupture ; nous pouvons arrêter au passage l'idée, avant qu'elle devienne acte, la maintenir à l'état d'idée pendant un temps plus ou moins long. Le jour où cet arrêt s'est produit pour la première fois, la réflexion est née ; car l'idée, ainsi arrêtée, devient elle-même un objet pour l'intelligence; je puis l'analyser, la comparer à d'autres, l'éclaircir. Réfléchir, c'est empêcher une idée de devenir acte. Or ce pouvoir d'arrêt qui est en nous s'appelle proprement volonté il y a de bonnes raisons de croire que c'est même la fonction propre de la volonté, qu'elle n'est pas un moteur, mais un frein. Donc la réflexion est l'effort de la volonté pour passer de la pensée confuse à la pensée claire. Cet effort est il libre ou ne l'est-il pas ? C'est là le centre même du problème de la liberté que nous n'avons pas à discuter ici. Telle étant la nature de la réflexion, il en résulte deux conséquences opposées : la fécondité, et, tout ensemble, le pouvoir stérilisant de la réflexion.D'une part, c'est la réflexion qui crée vraiment la pensée humaine, puisque abstraire, généraliser ne sont que diverses façons de réfléchir; elle crée aussi la moralité, puisque l'action réfléchie est seule proprement méritante. Mais, d'autre part, la réflexion paralyse : l'idée, ainsi détachée de l'acte, risque de rester à l'état d'idée, de conception inerte: après avoir créé, l'homme analyse et formule ; au lieu de vivre, il se regarde vivre ; l'inspiration devient méthode, l'éloquence, rhétorique. Et en même temps l'acte réfléchi, perd la sûreté de l'instinct : il est par essence hésitant, faillible, jusqu'au jour où il retombe à l'irréflexion de l'habitude; ce qui est gagné en lumière est perdu en chaleur féconde. Enfin il faut se rappeler que tout désir, toute tendance refoulée est une cause de tristesse ; et c'est pour cela qu'il y a, dans la réflexion, un germe de mélancolie et de pessimisme. (Camille Mélinant). | |