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Sélim
III.
A la mort d'Abdul-Hamid
Ier
mourut, le 7 avril 1789,
ce fut son neveu, Sélim III qui lui succéda.
Ses débuts virent les défaites de Fokchani et de Martinesti ou du Rymnik
dues aux efforts combinés de Souvorov et du prince de Saxe-Cobourg et
au découragement des troupes ottomanes, dont l'artillerie, malgré les
efforts du baron de Tott, restait inférieure à celle de leurs adversaires,
et qui refusaient de renoncer à leur tactique surannée pour étudier
les formations réglées des troupes européennes. Belgrade
capitula (8 octobre 1789).
La mort de Joseph II décida son frère Léopold à se séparer des Russes
et à conclure avec la Turquie la paix de Sistov (4 août 1794).
Souvorov avait enlevé d'assaut Ismaïl (22 décembre 1790);
les Russes, vainqueurs à Matchin, s'apprêtaient à envahir l'Empire,
lorsque l'intervention de l'Angleterre et de la Prusse
amena la paix de Iassi (19 janvier 1791)
qui fixait au Dniestr la limite des deux États. La situation générale
de l'Europe, la guerre prévue en France, les préparatifs du démembrement
définitif de la Pologne obligèrent la tsarine à renoncer à son rêve
de reconstituer l'Empire byzantin. Un nouveau
délai fut accordé à l'Empire ottoman.
Un jeune Géorgien,
favori du sultan, nommé Koutchouk-Husseïn, nommé grand amiral, tenta
de réorganiser les forces militaires; on fit venir des ingénieurs de
France et de Suède, on réforma les équipages de la flotte; on essaya
d'exercer à l'européenne les troupes de terre. C'est au milieu de ces
préparatifs que l'armée française, sous les ordres du général Bonaparte,
avait débarqué en Égypte (juillet 1798).
Les troupes envoyées en Syrie furent défaites au pied du mont Thabor;
l'armée débarquée sur la plage d'Aboukir
par Moustafa Pacha y fut taillée en pièces (juillet 1799).
La Russie et la Porte ayant réussi à enlever aux Français, qui les avaient
prises aux Vénitiens, les îles Ioniennes et plusieurs places de la côte
d'Epire ,
un traité conclu le 21 mars 1800
entre les deux alliés décida que ces derniers points resteraient aux
mains de la Turquie, et que les îles Ioniennes seraient constituées en
république tributaire placée sous la protection
du sultan. En 1801,
la paix fut signée avec la France.
-
Sélim
III.
Pendant ce temps,
l'Empire était livré à l'anarchie. Les Serbes s'étaient soulevés sous
les ordres de Georges Petrovitch; Ali de Tépé-Dilen, pacha de Janina,
se considérait comme indépendant; les Wahhabites
s'étaient emparés des villes saintes d'Arabie et massacraient les caravanes
de pèlerins. Ahmed Djezzar était le maître de la Syrie; les mamelouks
d'Égypte n'obéissaient plus. L'Angleterre ayant résolu des mesures comminatoires
pour forcer la Turquie à entrer dans la coalition contre la France, et
ayant envoyé une escadre devant les Dardanelles ,
le vice-amiral Dukworth força le détroit et parut devant Istanbul; l'enthousiasme
de la population musulmane de la capitale, qui courut achever la construction
des batteries
commencées, sous la direction des officiers de la suite du général Sébastiani,
ambassadeur de France, effraya les Anglais qui se retirèrent. Une autre
tentative de l'Angleterre pour occuper l'Égypte échoua (22 août 1807).
Mais le sultan ayant, à l'instigation de la France, révoqué les hospodars
russophiles de Moldavie
et de Valachie ,
ces principautés furent occupées par la Russie.
Sélim poursuivait
des réformes, conseillées par la France : réorganisation du Divan, amélioration
de la situation des raïas (sujets chrétiens). Les intrigues du
Kaïmakam Moustafa Pacha, ennemi de la nouvelle organisation des troupes
(nizam djédid), qui avait mis à profit le départ du grand vizir
Ibrahim Pacha pour la campagne de Serbie, soulevèrent les janissaires
qui devinrent maîtres de la capitale sous les ordres de Kabaktchi-Oghlou
et exigèrent la déposition de Sélim (27 mai 1807),
qui fut remplacé par son cousin Moustafa IV, né en 1779 et fils d'Abdul-Hamid
Ier.
Moustafa IV et
Mahmoud II.
Pour plaire aux ulémas, Moustafa ne maintint
aucune des réformes de son prédécesseur et tomba sous la domination
du mufti et du kaïmakan qui concentraient tout le pouvoir dans leurs mains.
Ses troupes remportèrent quelques succès sur les Russes et sur les Anglais,
mais une nouvelle révolution ne tarda pas à le renverser. Le pacha de
Roustchouk, Mustafa-Baïrakdar, complotait depuis l'avènement de Mustafa
IV de rendre le trône au sultan Sélim. La
dissension qui éclata entre le mufti et le kaïmakan donna à Baïrakdar
l'occasion d'agir. Il s'approcha sans bruit d'Andrinople
et fit assassiner le janissaire Kabaktchi-Oghlou révolté dans son établissement
du Haut-Bosphore .
Puis, dissimulant son projet de faire remonter Sélim III sur le trône,
il se rendit à Istanbul et voulut s'emparer de vive force du sérail;
il fit arrêter le grand vizir. Mustafa IV, prévenu des desseins du pacha
de Roustchouk, fit étrangler son prédécesseur
et remettre son cadavre aux révoltés. D'abord interdit et désespéré;
Baïrakdar reprit vite ses sens, fit arrêter Moustafa IV et le remplaça
immédiatement par le frère, de Sélim, Mahmoud II (28 juillet 1808),
qui fit de son libérateur son premier ministre.
-
Baïrakdar était
partisan des réformes; il réunit un grand conseil des notables et réclama
l'appui formel de ce divan extraordinaire. Quatre mois plus tard,
les mesures violentes du grand vizir soulevèrent
contre lui l'opinion publique une émeute fomentée par les janissaires
mit le feu à la ville. Mahmoud II fit tuer Mustafa IV et jeter
dans le Bosphore
celles de ses femmes qui étaient sur le point de lui donner des héritiers.
Baïrakdar, qui s'était réfugié dans une tour en pierre où il se croyait
à l'abri de l'incendie, y périt asphyxié.
-
Mahmoud
II.
La guerre encore.
Les plénipotentiaires
russes et ottomans réunis à Iassi n'ayant pu s'entendre; la guerre éclata;
le général Bagration passa le Danube et essaya, mais en vain, de réduire
Silistrie .
La campagne de 1810
fut malheureuse pour les Turks que paralysait la révolte des Serbes, et
Mahmoud Il annonça qu'il allait se mettre lui-même à la tête de l'armée,
suivant l'antique usage; mais les intrigues des ulémas et des janissaires
l'empêchèrent de donner suite à son projet. Koutousov,
obligé de se tenir sur la défensive, fit évacuer Roustchouk (5 juillet
1811)
et campa sur la rive gauche du Danube; les tentatives des Turcs pour l'en
déloger furent vains. La déclaration de guerre de Napoléon
Ier,
à la Russie, par l'entremise de l'Angleterre, avec laquelle le sultan
s'était réconcilié en 1809,
amena la signature de la paix (28 mai 1812),
qui coûtait aux Turcs la Bessarabie
et fixait au Pruth la limite des deux empires. En Égypte, Méhémet-Ali,
qui avait été chargé de lutter contre les Wahhabites
et de reprendre les villes saintes, avait commencé par faire assassiner
les beys mamelouks au Caire; son fils Tossoun
entra à Médine (30 janvier 1843)
et à la Mecque
(mars).
La Porte réprima
la rébellion des Serbes; leur chef, Czerni
George, vaincu, se réfugia en Russie. Ali, pacha
de Janina, ayant été mis au ban de l'Empire, se déclara en révolte
ouverte, souleva les Grecs et s'attacha des bandes de Klephtes ou brigands;
assiégé dans sa forteresse, il y résista jusqu'au 5 février 1822.
L'insurrection éclata en Morée, et les îles de l'Archipel équipèrent
des corsaires; le patriarche Grégoire, accusé de trahison, bien qu'il
eût excommunié les rebelles, fut pendu à Constantinople
le jour de Pâques 1821,
probablement en représailles des atrocités exercées par les pirates
sur le mollah de la Mecque
qui revenait en Turquie : sa mort fut suivie de massacres et de profanations.
Le prince Cantacuzène est battu à Galatz
par Youssouf Pacha; Alexandre Ypsilanti est défait à Dragatchémi et,
forcé de se réfugier sur le territoire autrichien.
Ismaïl Pacha entre
à Iassi. Mais les Grecs battent les Ottomans à Cassandra et aux Thermopyles
et établissent à Tripolitza un gouvernement provisoire qui se transporte
plus tard à Corinthe. La mort du pacha
de Janina laissait les coudées franches aux Ottomans, qui s'emparèrent
de Chio
et y commirent des ravages qui soulevèrent la réprobation de l'Europe
(1822).
Dervich, pacha de Widdin, essaya en vain de soumettre le Péloponnèse ;
Ibrahim
Pacha, fils de Méhémet-Ali,
débarqua à Modon et prit Navarin
et Tripolitza.
Missolonghi, assiégée
depuis si longtemps sans succès, succomba enfin devant le général égyptien
(22 avril 1826).
La joie que ressentirent les Ottomans à la suite de ce fait d'armes décida
Mahmoud Il, inquiet de la résistance opiniâtre des Grecs, à changer
l'organisation de l'armée, projet déjà rêvé par Sélim
III, et à remplacer, par des troupes réglées et exercées à la
tactique européenne, l'institution vieillie des janissaires qui étaient
devenus plus que jamais un corps de milice prêt à toutes les insubordinations.
C'est de ce moment que date la période de l'histoire
ottomane qui l'occupera pendant presque tout son denier siècle d'existence,
celle du Tanzimat (ou des réformes).
Le
« Tanzimat »
L'abolition du
corps des janissaires.
Les exercices, dirigés
par des instructeurs égyptiens, auxquels fut soumis le nouveau corps régulier
pour lequel on avait repris le vieux nom d'akyndjis, déplurent
aux chefs des janissaires qui avaient pourtant souscrit à l'ordonnance
qui instituait la nouvelle organisation. Barricadés sur la place de l'Et-Méïdan,
les insurgés y furent vaincus par l'incendie et la mitraille. Le hatti-chérif
du 16 juin 1826
prononça l'abolition du corps des janissaires, complétée par la suppression
de l'ordre religieux des derviches Bektachis, qui avait suivi la fortune
de ce corps depuis sa création. Les événements qui se sont passés en
Turquie depuis cette date jusqu'Ã la
Première
Guerre mondiale montrent que c'est à la suppression des janissaires,
entrevue comme nécessaire par plusieurs sultans et réalisée par Mahmoud,
que l'Empire ottoman doit la situation militaire qu'il occupera encore
au début du XXe
siècle. Sans cette réforme indispensable,
jamais il n'aurait été en mesure de défendre son territoire comme il
va encore parvenir à le faire pendant plusieurs décennies.
"Sultan
Mahmoud-Khan II, empereur des Ottomans".
Mahmoud ayant refusé
l'intervention de la France, de l'Angleterre et de la Russie en faveur
des Grecs, vit ces puissances se coaliser contre lui; la capitulation d'Athènes,
dressée par Réchid Pacha, n'empêcha pas la flotte égyptienne d'être
complètement détruite à Navarin
(20 octobre 1827).
Puis la Russie parvint en 1829Ã
placer dans son giron la Moldavie ,
la Valachie
et la Serbie, et à effrayer assez le sultan pour lui arracher le libre
passage du Bosphore
et des Dardanelles ,
parmi d'autres concessions. Cette paix humiliante permit du moins à Mahmoud
de freiner la décomposition de son Empire. En 1834,
deux rébellions furent étouffées, celle du gouverneur de Scutari et
celle du dernier pacha indépendant de Bagdad ,
Daoud Pacha; mais celle de Méhémet-Ali
fut autrement grave; elle faillit amener la chute de l'Empire ottoman ou
sa transformation au profit d'une nouvelle dynastie. Méhémet-Ali,
pacha d'Égypte et maître d'Arabie, frustré dans son espoir d'acquérir
la Morée par l'intervention des puissances européennes en faveur des
Grecs, voulut se dédommager en conquérant la Syrie. Son fils lbrahim
assiégea Saint-Jean-d'Acre
(décembre 1834)
qui se rendit le 27 mai 1832;
puis il occupa Damas, défit les troupes turques à Homs et au défilé
de Béilan (Portes Syriennes), franchit le Taurus. Mis hors la loi par
le sultan, il détruisit à Konya
l'armée du grand vizir Réchid Pacha (21 décembre 1832).
Beaucoup de Turcs hostiles aux réformes de Mahmoud étaient prêts Ã
acclamer le nouveau champion de la foi musulmane. L'affaire se régla avec
une nouvelle intervention des grandes puissances et la signature, 8 juillet
1833,
du traité d'Unkiar-Skélessi ( La
Question d'Orient).
Mahmoud mit à profit
la paix pour continuer ses efforts de réorganisation. Une flotte envoyée
à Tripoli de Barbarie
mit fin au pouvoir semi-indépendant des Karamanli, et fit de cette régence
une simple province de l'Empire (25 mail 1835);
Scutari d'Albanie, qui s'était révoltée, fut réduite (18 septembre).
Mahmoud fut le premier sultan qui mit le pied à bord d'un bateau à vapeur,
et qui visita une partie de son Empire; soit inspection porta sur les forteresses
du Danube, récemment évacuées par les Russes. Ces innovations déplurent
à l'esprit routinier du parti rétrograde; un derviche fanatique
l'insulta sur le pont de Galata; une conspiration se forma pour l'assassiner.
Malgré ces difficultés, Mahmoud n'en poursuivit pas moins sa tâche.
Un journal officiel fut créé sous le titre de Moniteur ottoman;
le système des quarantaines fut établi (mars 1838)
et sauva Constantinople de la peste
( Les
pestes au Moyen âge );
un théâtre fut construit à Péra; on ouvrit un cabinet de lecture. La
dignité de grand vizir fut supprimée; Réouf Pacha reçut le titre de
bachvékil (premier ministre), et celui de grand vizir ne fut rétabli
que sous Abd-ul-Medjid, le successeur de
Mahmoud II. Des officiers anglais furent engagés pour servir de chefs
et d'instructeurs à la flotte; une école de médecine fut fondée.
Cependant Mahmoud
avait pour objectif principal de recouvrer la Syrie et de réduire son
vassal Méhémet-Ali. Ce dernier voulait obtenir la possession héréditaire
de toutes ses provinces. Un nouveau conflit semblait inévitable. Il eut
une issue toute différente du premier à cause du revirement de l'Angleterre.
Celle-ci s'inquiétait devoir Méhémet-Ali convoiter la Mésopotamie et
ne voulait pas lui laisser prendre pied sur le golfe Persique .
Elle conclut en 1838
un traité de commerce avec la Porte, qui lui accorda libre accès dans
tout l'Empire ottoman, y compris la Syrie et l'Égypte. Méhémet-Ali
refusant de reconnaître ce traité, le sultan le déposa de toutes ses
dignités et fit envahir la Syrie par l'armée qu'il avait concentrée
sur l'Euphrate sous les ordres de Hafiz Pacha, assisté d'officiers prussiens
tels que Moltke. Deux mois après, cette armée fut complètement défaite
à Nezib par les officiers français d'Ibrahim (24 juin 1839).
Mahmoud mourut six jours après, laissant l'Empire à son fils aîné Abd-ul-Medjid.
Abd-ul-Medjid
II
Abd-ul-Medjid (né
le 28 avril 1823, mort le 25 juin 1861)
seize ans et deux mois lorsqu'il succéda à son père.
Fils aîné du sultan Mahmoud, Abd-ul-Medjid est le 31e
souverain de la famille d'Osman et le 28e
depuis la prise de Constantinople
( D'Osman
à Bayézid II). L'empire ottoman était alors dans une des plus critiques
situations où il se soit jamais trouvé. Mahmoud venait de perdre, six
jours auparavant, la bataille de Nezib gagnée par Ibrâhim, fils de Méhémet-Ali.
Cette victoire décisive consacrait pour les troupes égyptiennes leurs
conquêtes antérieures en Syrie, et leur ouvrait le chemin d'Istanbul.
Et cette guerre laissait aussi sans marine, sans armée, sans finances
un empire Ottoman, désormais livré à l'intrigue et la à trahison, entamé
de toutes parts, et qui ne pouvait plus subsister
que par la protection de l'Europe.
En 1840,
l'Angleterre ,
la Russie ,
l'Autriche
et la Prusse
s'unirent contre Méhémet-Ali et s'engagèrent à maintenir l'intégrité
du territoire ottoman. Il était temps. Depuis dix années l'empire s'émiettait.
La régence d'Alger et la Grèce lui avaient
échappé; l'Égypte indépendante avait conquis la Syrie et menaçait
l'Anatolie; l'Arabie était en révolte permanente; l'Arménie
était sillonnée d'agents de la Russie qui, en Europe, exerçait une véritable
souveraineté en Moldavie
et en Valachie ;
la Bosnie subissait de fait l'influence autrichienne. Seules, la Serbie
et l'Albanie obéissaient encore nominalement. La dislocation de la puissance
ottomane n'avait d'égale que la démoralisation des sujets. Ce n'était
pas un enfant de seize ans, sans autre expérience que celle acquise dans
le harem, d'une intelligence moyenne et entouré d'intrigants habiles,
qui aurait pu, avec de tels débris, reconstituer l'ancienne puissance
des Osmanlis. Aussi l'intervention effective et l'influence intéressée
des États de l'Europe occidentale sont-elles les caractéristiques du
règne d'Abdul-Medjid, du commencement à la fin.
-
Abdul
Medjid.
La poursuite des
réformes.
Pendant que les puissances alliées faisaient
mine de défendre son empire, Abd-ul-Medjid affirmait hautement son désir
de payer sa dette aux Occidentaux. Il semble d'ailleurs qu'il était sincère.
C'est ainsi que le lendemain même de son avènement (2 juillet 1839),
le mustéchar Nouri-Efendi s'empressait de notifier aux drogmans des ambassades
que
«
le gouvernement du jeune sultan se maintiendrait dans les principes de
réformes qui avaient guidé Mahmoûd, et que la même politique progressive
animait le Divan et tous les ministres de la Sublime Porte. »
Les actes vinrent confirmer les paroles. Lorsque
Abd-ul-Medjid alla ceindre le sabre d'Othman à la mosquée
d'Eyyoub (ce qui constituait pour les sultans la cérémonie du sacre),
il s'y rendit vêtu du pantalon et de la redingote à la franque et coiffé
du fez. Pour la première fois également l'Europe, en la personne de ses
représentants, fut conviée à cette cérémonie. Bientôt après Abd-ul-Medjid,
subissant l'influence de son ministre des affaires étrangères, Rechid-Pacha,
promulgua solennellement l'acte mémorable de Gul-Hâné (3 novembre 1839)
qui faisait entrer de plain-pied la Turquie dans le courant de la civilisation
européenne ( Le
Tanzimat). Cet acte de Gul-Hâné, bien qu'il ne soit en réalité
qu'une déclaration de principes, n'en a pas moins eu une importance capitale
dans les destinées de la Turquie. Il est, pour ainsi dire, la préface
des lois nouvelles et des réformes qui ont donné à la Turquie son organisation
jusqu'au début du XXe
siècle, lois et réformes dont l'ensemble constitue le Tanzimat-Khaïrie
(= l'Organisation Heureuse). Le parti « vieux turc » (partit réactionnaire)
n'a jamais pardonné à Abd-ul-Medjid l'acte de Gul-Hâné, et ce parti,
qui verra cependant son influence diminuer journellement, ne cessera de
protester contre le Tanzimat.
Si Abd-ul-Medjid eût été doué d'une
intelligence et d'une énergie égales à celles qui caractérisaient son
père, il eût pu faire sortir de l'acte de Gul-Hâné les conséquences
les plus heureuses pour l'avenir de la Turquie. Mais son caractère indécis
le fit sans cesse osciller entre les partisans et les ennemis des réformes,
qui se partageaient à tour de rôle l'influence dans les conseils du Divan.
Ce système de bascule diminua son autorité morale,
et, en détrompant les espérances de l'Europe, fut pour lui une cause
de faiblesse à l'extérieur.
L'effervescence
des provinces.
La paix avec Méhémet-Ali était à peine
signée, grâce à l'intervention de l'Europe, que déjà Abd ul-Medjid
se trouvait aux prises avec des difficultés qui surgirent dans les différentes
provinces de son empire. En 1844, les
Albanais refusent d'obéir à la loi nouvelle sur le recrutement, ils se
révoltent, massacrent les chrétiens, et Rechid-Pacha ne parvient qu'Ã
grand-peine à rétablir un ordre passager. En Syrie, les vexations d'Omer-Pacha
suscitent un soulèvement des chrétiens (1841);
l'Europe intervient et obtient la destitution d'Omer. Cette concession
de la Porte n'aplanit pas les différends, toujours latents, entre les
Druzes
et les Maronites; en 1845, ceux-ci
sont de nouveau massacrés par les Druzes, ce qui provoque de nouvelles
et impérieuses réclamations des puissances européennes.
L'agitation presque constante des provinces
danubiennes, et les visées de la Russie sur ces provinces ne donnent pas
moins de tracas à Abd-ul-Medjid. En 1842,
échange notes très vives entre la Turquie et la Russie, au sujet de l'élection
d'Alexandre Petrovitch, en Serbie. La même année, insurrection en Valachie ;
le prince Ghika est remplacé par le prince
Bibesco
que la Porte reconnaît et qui recherche ensuite l'appui de la Russie.
En 1848, nouvelle insurrection, conséquence
de celle de Vienne; le prince Bibesco est remplacé par un gouvernement
provisoire; Omer-Pacha entre en Valachie à la tête des troupes turques;
le tsar riposte en envoyant 12 000 Russes en Moldavie ;
les Turcs occupent alors Bucarest ;
60 000 Russes envahissent la Valachie; ce conflit qui menaçait la paix
européenne ne prit fin que par la convention de Balta-Liman (1849)
qui, laissant au sultan la nomination des hospodars de Moldavie et de Valachie,
stipulait l'occupation des principautés par les troupes russes et turques
jusqu'au rétablissement de la tranquillité. C'était un échec pour Abd-ul-Medjîd.
Il fut plus heureux en défendant avec énergie le droit d'asile, lorsqu'il
refusa aux empereurs d'Autriche et de Russie l'extradition des réfugiés
politiques. Peu après commencèrent, en Palestine, entre les Grecs et
les Latins, les démêlés qui devaient amener la
guerre de Crimée. Le traité de Paris, du 30 mars 1856,
qui termina cette guerre, stipula également la nécessité de réformes
destinées à prévenir de nouveaux troubles dans les provinces ottomanes.
Le hatti-hûmayoun.
Peu avant le traité
de Paris, Abd-ul-Medjid avait promulgué le hatti-humayoun (18 février
1856),
qui reconnaissait l'égalité civile de tous ses sujets. Il établissait
une nouvelle assiette de l'impôt et assurait notamment aux sujets
rayas (= du troupeau, c.à -d. les chrétiens, principalement)
l'accession aux grades militaires et des garanties dans l'ordre civil.
Malheureusement, les bonnes dispositions du souverain
se heurtaient à la résistance d'un parti réactionnaire puissant parmi
les fonctionnaires turcs. Il y eu des massacres et le meurtre du
consul français à Djeddah (15 juillet 1858)
,
des massacres des chrétiens par les Druzes en Syrie (1860).Fuad
Pacha fut envoyé comme commissaire extraordinaire dans cette dernière
province, où les troupes françaises débarquèrent.
On força
Abd-ul-Medjid à publier une déclaration affirmant que c'était sur l'invitation
du sultan que son allié, l'empereur des Français, venait de faire débarquer
en Syrie un corps expéditionnaire chargé de châtier les Druzes. La répression
fut sanglante.
Abd-ul-Medjld mourut peu après
(25 juin 1861).
Digne continuateur de son père, prince humain et
bienveillant, il avait manqué de la force nécessaire pour briser les
résistances. D'après le droit de succession établi, ce ne devait
pas être son fils aîné Mourad, né le 22 septembre 1840,
qui lui succéda. C'était le frère du sultan Abd-ul-Aziz
(né le 9 février 1830)
qui était, selon le droit héréditaire ottoman,
l'héritier présomptif de l'empire ottoman. Ce fut donc lui qui
succéda à Abd-ul-Medjid. Il revint de poursuivre
l'oeuvre de ses réformes.
Abd-ul-Aziz
L'avènement d'Abd-ul
Aziz fut salué avec joie par le parti « vieux turc » ennemi des réformes
inaugurées par l'acte de Gul-Hané (1839)
et le Tanzimat. Déjà , en
1859,
ce parti, irrité des concessions faites par Abd-ul-Medjîd aux Occidentaux
et à leurs normes, avait fomenté une conspiration pour élever au pouvoir
Abd-ul-Aziz. Cette conspiration avait échoué et Abd-ul-Medjîd fit grâce
à son frère qui put prouver que l'on s'était servi de son nom sans son
autorisation.
Signes d'ouverture
au milieu des troubles.
Les débuts du règne
d'Abd-ul-Aziz trompèrent les espérances du parti « vieux turc-»,
et en donnèrent au contraire à l'Europe de très favorables que les événements
ne tardèrent pas d'ailleurs à démentir. Le 1er
juillet 1861,
Abd-ul-Aziz communiqua aux puissances occidentales une déclaration solennelle
dans laquelle il manifestait son intention de régler sa conduite d'après
l'acte de Gul-Hané et le hatti-chérif de 1856.
II fit plus. Il commença tout de suite par donner des preuves de ses bonnes
intentions. Abd-ul-Medjid laissait les finances obérées et des dettes
personnelles considérables. Abd-ul-Aziz, pour les payer, fait vendre ostensiblement
la plupart de ses diamants, et un grand nombre de parures, de bijoux et
d'objets précieux; pour rassurer les créanciers de l'État, il réduit
la liste civile; il fait incarcérer Riaz-Pacha accusé de dilapidations;
il renvoie plus de 200 femmes du harem et ne garde au palais que sa femme,
sa mère et les sultanes mères de princes; ayant acquis par lui-même
une certaine instruction, parlant anglais et français, il veut que son
neveu Mourad, l'héritier présomptif, reçoive une instruction égale;
il lui donne les meilleurs maîtres et ne craint pas de lui faire suivre
les cours de l'École militaire d'Istanbul. Enfin, pour témoigner plus
ouvertement encore de son désir de persévérer dans la voie des réformes,
il nomme grand-vizir Fuad-Pacha, ennemi
déclaré du parti «-vieux
turc » (1862).
Les premières années
du règne d'Abd-ul-Azizfurent marquées par
des luttes sanglantes dans les provinces du Danube. Pendant que les Monténégrins
se faisaient massacrer dans les défilés de la Donga, les Turcs, cernés
dans Belgrade, bombardaient la ville. Les puissances européennes intervinrent
et firent accorder, par la conférence de Belgrade (1863),
des conditions de paix acceptables aux Monténégrins et aux Serbes. Les
rapports d'Abd-ul-Azîz avec l'Égypte furent généralement bons, quelquefois
cordiaux. Ismaïl-Pacha sut habilement obtenir, par des concessions d'argent,
des avantages politiques. Il vint à Istanbul demander au sultan, l'investiture,
et Abd-ul Aziz, en lui rendant sa visite à Alexandrie,
reçut tous les honneurs dus à un suzerain (1863).
Plus tard, tard il accéda à la demande du vice-roi et autorisa, en sa
faveur, une dérogation à la loi musulmane en lui accordant le droit de
reconnaître son fils comme héritier présomptif (1866).
L'année suivante
nouvelle concession : Ismaïl-Pacha prend le titre de khédive et est investi
d'un pouvoir absolu pour l'administration intérieure de ses États. Un
firman de 1873
consacra à nouveau ces droits, et, moyennant un faible tribut annuel,
reconnut l'indépendance effective de l'Égypte. Des révoltes périodiques
en Turquie d'Asie (1864-66),
l'insurrection de Crète
(1866-68),
une insurrection en Bulgarie (1868),
sévèrement réprimée, enfin l'insurrection de l'Herzégovine
et de la Bosnie
(1875),
prélude de la guerre turco-russe, jetèrent la Turquie, sous Abd-ul-Aziz,
dans une agitation continuelle.
Des réformes utiles,
et témoignant d'un sincère désir d'ouvrir l'empire au progrès, furent
cependant opérées pendant ces années de troubles. Dès 1862,
en effet, Abd-ul-Aziz donna l'exemple de la tolérance en faisant remettre
à l'évêque grec de Brousse
une somme importante pour la construction d'une église. Il voulut aussi
que la Turquie sortit de son isolement commercial; il la fit représenter
à l'exposition de Londres (1862)
et conclut des traités de commerce avec la France et l'Angleterre. Lui-même
fit à l'Exposition universelle de Paris, en
1867,
une visite où il déploya un faste éblouissant. En
1868il
inaugure un conseil d'État et fonde le Lycée de Galata-Seraï, sur le
modèle des lycées français. Il crée aussi un observatoire météorologique.
Il publie un projet de code civil (1869).
La Porte
évacua la citadelle de Belgrade (mars 1867)
et envoya des troupes contre les Crétois révoltés; bien que le grand
vizir Ali Pacha se fût rendu lui-même en Crète
pour négocier, les insurgés ne cédèrent qu'à la force ; ils ne furent
écrasés qu'au prix de grands sacrifices (février 1869).
Il accorde aux étrangers
le droit d'acquérir les propriétés foncières; il restreint les privilèges
des mosquées sur les biens vakoufs; il cherche à établir l'unité
administrative en divisant l'empire en vilayets.
La crise des finances.
Dans les commencements
de son règne, subissant l'influence de Fuad-Pacha,
la réforme des finances parut être la grande préoccupation d'Abd-ul-Aziz.
Jusqu'en 1862,
il suivit un système de sages économies qu'il ne put continuer dans la
suite. Pour rétablir le crédit de l'empire et faire appel aux capitaux
des États de l'Europe, le sultan, de concert avec Fuad Pacha, dressa pour
la première fois en 1862
et publia un budget présumé des recettes et des dépenses de l'empire.
Il procéda ensuite à une émission de caïmés ou papier-monnaie;
mais la chute rapide du cours força à le retirer presque aussitôt (22
octobre
1862).
Cependant, ni cette mesure, ni la création d'une cour des comptes faite
en 1863,
ni l'institution de la Banque d'Istanbul (1863),
visant à faciliter le placement des emprunts à l'étranger, ne furent
pas des mesures suffisantes pour mettre l'ordre dans les finances.
En même temps, sous
la direction d'Edhem Pacha, on commença de grands travaux publics, la
route de Trébizonde à Erzeroum, le chemin de fer Varna-Roustchouk et
l'amélioration des bouches du Danube. On accorda aussi divers privilèges
à l'industrie, on annonça qu'on voulait transformer l'empire d'une manière
définitive. Cependant les emprunts se succédaient presque annuellement.
En 1875
on fut obligé de réduire de moitié le paiement des coupons de la dette,
l'autre moitié fut soldée en bons 5% avec promesse de remboursement dans
cinq ans. L'empire souffrira jusqu'à la fin de cette crise financière.
Les conséquences
en furent graves même à l'intérieur; il fallut demander aux provinces
de l'empire de nouvelles ressources; ces exigences fiscales furent cause
de la révolte de la Bosnie
et de l'Herzégovine .
Abd-ul-Aziz, pour calmer la révolte, s'engagea par des firmans datés
du 1er septembre et du 2 octobre 1875
à accomplir des réformes; aux termes de ces firmans, le quart supplémentaire
de la dîme ne devait pas être perçu et les arriérés d'impôts devaient
être abandonnés aux contribuables; ces mesures partielles ne purent arrêter
le mouvement.
Les Occidentaux intervinrent
alors, et un irâdé solennel (février 1876)
promit que les réformes demandées seraient appliquées à la Bosnie et
à l'Herzégovine et étendues à toutes les parties de l'empire. Il était
trop tard.
Ali
Pacha essaya de réorganiser l'administration et promulgua plusieurs
lois réformatrices; mais il mourut peu de temps après la conférence
de Londres (23 mai 1871),
qui rendait à la Russie une partie des avantages qui lui avaient été
enlevés par le traité de Paris.
En suspendant le
payement des arrérages des emprunts extérieurs, Mahmoud-Nédim ruine
le crédit de la Turquie (6 octobre 1875).
Fin d'un règne.
L'insurrection se
propagea, et la Bulgarie fit cause commune avec les insurgés (avril
1876).
Le parti « vieux turc. », hostile aux réformes promises par l'irâdé
de février, s'agita. La surexcitation devint extrême, à ce point les
consuls de France et d'Allemagne furent assassinés à Salonique. Les flottes
de France, d'Allemagne, d'Angleterre, de Russie, d'Autriche et d'Italie
se rallièrent dans la baie de Besika, prêtes à franchir les Dardanelles .
Une vive émotion se produisit à Stamboul. Une manifestation des softas
(étudiants en théologie) fait tomber du pouvoir le grand vizir
Mahmoud-Nédim, remplacé aussitôt par Méhémet-Ruchdi. Abd-ul-Aziz,
écoutant les conseils des ambassades, appela également Midhat-Pacha et
le nomma ministre sans portefeuille. L'agitation ne cessa pas. Une seule
mesure était de nature à rétablir l'ordre dans l'empire : l'abdication
d'Abd-ul-Aziz.
Le grand-vizir Méhémet-Ruchdi-Pacha,
le ministre de la guerre, Husein-Avni-Pacha, et Midhat-Pacha se concertèrent
à cet effet le 27 mai 1876.
Voulant donner à l'abdication une apparence légale, ils s'adressèrent
au Cheikh-ul-islam, Khaïr-Ullah, qui consentit à signer un fetva déclarant
au nom de la religion que le sultan devait être déposé du trône. Husein-Avni-Pacha
fut chargé de prendre les dispositions nécessaires pour l'exécution
de l'entreprise. Le 20 mai 1876
les ministres se rendirent chez le sultan et, après un entretien dans
lequel ils lui exposèrent la situation et toutes les difficultés où
se trouvait engagé l'empire, ils demandèrent à Abd-ul-Aziz d'abdiquer
en faveur de son neveu Mourad.
Le sultan entra d'abord
dans une violente colère, mais il finit par céder. Il fut alors interné
au palais de Top-Capoû (Topkapi) avec sa mère et ses femmes. Pendant
quatre jours on le vit passer alternativement du plus profond abattement
à la plus extrême colère. Le 4 juin, voyant sur le Bosphore
les vaisseaux stationnaires étrangers se couvrir de pavois, il crut voir
dans cette manifestation une preuve, que son neveu venait d'être reconnu
sultan à sa place; il eut un nouvel accès de colère puis parut se calmer
et s'enferma chez lui. Le 4 juin 1876,
une de ses femmes ayant fait forcer la porte de l'appartement où il était
renfermé, on trouva Abd-ul-Aziz baignant dans son sang; les veines du
bras étaient ouvertes; à ses côtés se trouvait une paire de petits
ciseaux.
Trois ans après,
Abd-ul-Hâmid fit poursuivre Midhat, Khaïr-Ullah, Husein-Avni-Pacha comme
meurtriers d'Abd-al-Aziz; tous trois sont morts, en 1884,
en exil, au Yémen. Abd-ul-Hâmid, qui avait très vite succédé
à à Mourad V, héritier de Abd-ul-Aziz, et dont les facultés mentales,
atteintes par les tragédies auxquelles il avait assisté, par l'émotion
que lui causa la mort d'Abd-ul-Aziz, et par l'assassinat de plusieurs des
ministres par le Circassien
Hassan, ne lui permirent pas de régner plus de trois mois.
Abd-ul-Hamid
II
Abdul-ul-Hamîd II,
parvenu au trône le 31 août 1876
était
né le 22 septembre
1842.
Il fils du sultan Abd-ul-Medjid-Khân, et frère Mourad V. Au moment de
son accession au pouvoir son pays venait d'entrer en guerre avec la Serbie
et le Monténégro, puis la Russie. Elle aura pour issue un traité qui
diminua, certes les avantages concédés à la Russie, mais n'en fut pas
moins décevant pour la Turquie, car il autorisait l'Autriche-Hongrie Ã
occuper et à administrer la Bosnie et l'Herzégovine. En outre, comme
prix d'un traité d'alliance défensive, l'Angleterre se fit donner l'île
de Chypre (4 juin 1878).
Les débuts de la politique extérieure d'Abd-ul-Hâmid n'avaient donc
pas été heureux. Le jeune souverain avait subi les conséquences d'une
situation dont il n'était pas l'auteur.
La constitution.
A l'intérieur,
sa tâche n'était pas moins délicate : les circonstances ne le favorisaient
pas, et une guerre comme celle que la Turquie a eu à subir en 1877-78,
cause de profonds ravages dans la vie économique et sociale de la nation.
En montant sur le trône, Abd-ul-Hâmid conserva tout d'abord sa confiance
au parti de la Jeune Turquie. Arrivé au pouvoir à l'une des époques
les plus critiques qu'ait traversées l'empire ottoman, le jeune sultan
montra qu'il était doué d'une volonté énergique et manifesta son désir
de remplacer par des économies les dépenses de ses prédécesseurs, et
d'introduire des réformes sérieuses dans l'organisation de l'empire.
Il réduisit d'abord fortement les dépenses du palais et exigea que ses
irâdés fussent appliqués exactement selon la lettre et l'esprit
de ses décisions; il visita lui-même des casernes et prit part au repas
commun, ce qui ne s'était jamais vu jusque-là .
Dès le 10 septembre
1876,
un hatti-chérif annonça des réformes radicales dans la constitution
et l'administration de l'empire; le 27 septembre fut institué un conseil
général de réforme, composé de trente musulmans et de trente chrétiens
et le 23 décembre 1876
(7 zi'l-hidjdjé 1293
de l'hégire) une constitution fut donnée à la Turquie. Cette constitution
portait indivisibilité de l'empire, irresponsabilité du sultan, égalité
devant la loi des sujets de l'empire, admissibilité des chrétiens aux
emplois publics, inviolabilité de la liberté individuelle et de celle
du domicile, liberté de l'enseignement, indépendance des tribunaux, réforme
du budget, décentralisation des Provinces. Elle établissait un Sénat,
dont les membres étaient nommés à vie par le sultan, et une Chambre
des députés élue au scrutin secret, pour quatre ans; un député par
50 000 Ottomans. Les ministres avaient l'initiative des lois; ils étaient
responsables devant les Chambres, qui avaient le droit de contrôle. Le
sultan pouvait avancer eu retarder, prolonger ou abréger les sessions.
Mais bientôt Midhat-Pacha
tomba en disgrâce, fut arrêté et exilé (5 février 1877),
après avoir été grand-vizir pendant moins de deux mois; le 14 février
1878,
le conseil de réforme fut renvoyé, Abd-ul-Hâmid allait prendre en main
le pouvoir et tout administrer par lui-même. Cette politique donna des
résultats satisfaisants. Il réussit à exécuter à peu près complètement
les stipulations du traité de
Berlin et
à éviter les dangers d'une situation singulièrement difficile. S'appuyant
de préférence sur l'Allemagne, il travailla à la réorganistaion administrative
et financière de son empire. La visite que lui fit l'empereur d'Allemagne
Guillaume II (1889)
visait à lui fire croire que la Turquie conservait son rang parmi les
grandes puissances. C'était une illusion, et cela déjà bien avant que
ce rapprochement avec l'allemagne ne préfigure la disparition définitive
de l'empire. Le navire faisait déjà eau de toutes parts.
-
Abdul-Hamid
II.
La dislocation.
La Turquie n'en
finissait d'éprouver de nouvelles pertes : la Bulgarie s'unit à la Roumélie
orientale
à la suite du soulèvement du 18 septembre 1885
à Philippopoli. Le prince Alexandre prit le 20 septembre le titre de prince
de la Bulgarie du Nord et, du Sud et fut nommé le 25 avril
1886
par la Turquie gouverneur de la Roumélie orientale. Après le renversement
du prince Alexandre par le Sobranié, le 7 juillet 1887,
le prince Ferdinand de Cobourg
le remplaça; il ne fut pas d'abord officiellement reconnu et ce n'est
que le 14 mars 1896
qu'il fut reconnu par la Porte en qualité de prince de Bulgarie et gouverneur
général de la Roumélie orientale. La Grèce cependant se remuait pour
obtenir, comme la Bulgarie, un agrandissement; la Crète recommença Ã
s'agiter : en juillet 1887,
puis en août 1889,
de sanglants conflits éclatèrent entre chrétiens et musulmans.
L'établissement
de trois évêques schismatiques bulgares en Macédoine
provoqua de vives protestations du patriarche oecuménique de Constantinople,
en juillet 1890.
La même année la Turquie conclut un traité de commerce de vingt et un
ans avec l'Allemagne; en 1891,
la Russie obtint que ses navires battant pavillon commercial pussent passer
par les Dardanelles ,
et causa ainsi la chute du grand vizir Kiamil Pacha, opposé à cette mesure.
Une des caractéristiques
de la politique d'Abd-ul Hamid a été l'annulation du grand vizir, dont
il remplaça l'action par sa politique personnelle; en septembre 1891,
Dschewad Pacha fut nommé grand vizir; en 1890,
1892
et
1898,
des soulèvements redoutables au Yémen montrèrent l'impuissance ottomane
dans cette région. Une insurrection en Crète se produisit aussi en 1894
et réclama la nomination d'un gouverneur chrétien et d'une assemblée
nationale, privilèges perdus à la suite du soulèvement de 1889-90
: les sanglantes répressions des Turcs en mai 1896
amenèrent une révolte presque générale et provoquèrent l'intervention
des puissances qui obligèrent le sultan à accorder aux Crétois une sorte
d'autonomie (1er septembre 1896).
En Macédoine la
population slave, encouragée par l'annexion de la Roumélie
en 1886,
s'agitait pour obtenir l'union avec la Bulgarie, tandis que la population
d'origine grecque, moins nombreuse, tournait les yeux vers la Grèce; ces
aspirations se traduisirent en 1895
et 1896
par des soulèvements armés. En même temps, l'insurrection des Arméniens
causait de grandes difficultés à la Turquie : au congrès de Berlin,
elle avait promis de leur accorder des réformes et de les protéger contre
les violences des Kurdes. Ces promesses restaient illusoires, et les Arméniens
tentèrent d'échapper au joug turc pour constituer un Etat
indépendant; à l'automne de 1894,
la révolte éclata et de violents combats se produisirent, dans le vilayet
de Biteis, entre Arméniens et Kurdes; le 8 octobre
1895
des centaines d'Arméniens furent égorgés à Trébizonde; les puissances
occidentales se décidèrent à intervenir, et le sultan promit des réformes
consistant à adjoindre à chaque mutessarif un chrétien, et à composer
la gendarmerie en proportion de la population de soldats chrétiens et
musulmans. En Syrie, les Druzes se remuèrent, mais les Turcs, après quelques
combats, se rendirent maîtres du mouvement.
A Istanbul même,
le sultan Abd-ul Hamid Il avait pris en main tout le pouvoir; Ã la place
des fonctionnaires, il s'entoura d'une camarilla de cour qui dirigeait
tout; le vizir Said Pacha se retira en juin 1895,
quand les flottes des Occidentaux exigeant des réformes parurent dans
la mer Egée; il fut remplacé par Kiamil Pacha qui, voulant reprendre
l'ancien pouvoir du grand vizir, irrita à tel point le sultan que celui-ci
le renvoya au bout de quatre semaines; son successeur, Halil-Rifaat Pacha,
n'eut qu'une autorité nominale, tandis que le véritable régent était
Izzet bey, chef de la camarilla du palais; un comité jeune-turc se forma
alors contre la cour et les favoris du sultan, pour réclamer la représentation
nationale organisée en 1876-77par
Midhat Pacha. En même temps, des pogroms sont perpetrés en Anatolie orientale,
où périssent quelque 150 000 Arméniens .
Ceux-ci cherchent alors à pousser les puissances à intervenir en intensifiant
les troubles : le 30 juin 1895,
ils firent une première démonstration à Istanbul; au cours d'un deuxième
soulèvement, le 30 septembre, des centaines d'Arméniens furent
encore massacrés; mais ces cruautés furent dépassées de loin le 28
août
1896,
à la suite de l'occupation à Istanbul de la Banque ottomane par les révolutionnaires
arméniens, qui jetèrent des bombes de dynamite sur leurs adversaires;
le fanatisme religieux se déchaîna contre tous les Arméniens, et, dans
la ville même, des milliers d'entre eux furent mis à mort, assommés
ou noyés.
En Crète, les comités
nationaux grecs maintenaient l'agitation, et les hostilités reprirent
au début de 1897
entre chrétiens et musulmans : le 15 février, des troupes grecques débarquèrent
dans l'île, et les puissances y envoyèrent également des détachements.
Les Grecs, encouragés par l'impuissance des efforts de l'Europe pour maintenir
la paix, massèrent des troupes sur la frontière thessalienne; le 17 avril,
la Turquie, irritée par les incursions des troupes helléniques sur son
territoire, déclara la guerre; elle remporta victoires sur victoires et
allait pousser jusqu'à Athènes quand les Grecs demandèrent la paix (18
mai). Les négociations de paix auxquelles les puissances prirent part
à Constantinople aboutirent le 4
décembre 1897;
la Turquie fut obligée par l'Europe de se contenter d'une petite rectification
de frontières et d'une indemnité de guerre de 4 millions de livres. Mais
l'orgueil ottoman fut grandement accru par cette guerre victorieuse, et
la Turquie montra beaucoup de résistance pour le règlement de la question
crétoise; la Grèce avait été obligée de retirer ses troupes, l'Allemagne
et l'Autriche en avaient fait autant, mais les autres puissances les avaient
maintenues et décidèrent (France, Russie, Angleterre, Italie) la nomination
du prince Georges de Grèce comme gouverneur de Crète pour trois ans (août
1898),
avec une constitution et une assemblée crétoises. Après une explosion
sanglante du fanatisme musulman à Candie (Héraklion), le 6 septembre
1898,
réprimée par les Anglais, le sultan souscrivit au désarmement de la
population et aux décisions des puissances européennes.
Des
Jeunes Turcs à Atatürk
Malgré les difficultés
considérables dans lesquelles se débattait le gouvernement ottoman et
l'autoritarisme de plus en plus marqué de son sultan, l'oeuvre des réformes
se poursuivait par le complément de la législation, tandis que le crédit
se relevait, grâce à la constitution d'une administration internationale,
représentant les intérêts des bondholders ou porteurs de titres
de la dette extérieure et chargée de percevoir les revenus de l'Etat
qui lui étaient concédés, tels que le tabac (remis plus tard à la Régie
coïntéressée), le sel, les spiritueux, etc. L'établissement de nombreuses
écoles primaires musulmanes, la création d'un réseau de routes, l'achèvement
de plusieurs lignes de chemin de fer, la construction de ports et autres
travaux d'utilité publique, indiquaient à la fin du XIXe
siècle
la vitalité de la
Turquie et le désir de son gouvernement de sortir de l'ornière où elle
s'était trop longtemps laissé traîner. En pure perte.
En 1908,
le parti des « Jeunes Turcs »,
en principe des libéraux partisans des réformes, impose le rétablissement
de la constitution (23 juillet) et, l'année suivante, la déposition d'Abd-ul
Hamid II (13 avril 1909).
Une évolution qui ne freine pas le durcissement du régime envers les
minorités. Simplement, alors que sous le sultan, on massacrait au nom
du panislamisme, voilà désormais qu'on le fait au nom du nationalisme
turc. Et encore une fois, ce seront les Arméniens
qui en paieront le pris le plus lourd, avec, Ã partir de 1915,
après l'insurrection, le 7 avril, de Van, la déportation et le massacre
d'un million à un million et demi de personnes. C'est le premier des grands
génocides qui souilleront le XXe
siècle. Mais entretemps, une autre tuerie
a commencé, la Première Guerre mondiale, surgie des tensions qui étaient
nées justement du dépeçage de l'empire Ottoman par les grandes puissances
et du dessin absurde des frontières des territoires qui en avait résulté.
La guerre, dans laquelle l'empire s'engage aux côtés de l'Allemagne le
31 octobre 1914,
lui coûtera son démantèlement définitif. En
1923,
la proclamation de la république turque par Mustapha Kémal (dit Atatürk),
puis l'année suivante l'abolition du califat (3 mars 1924),
en signeront la fin complète. (Cl. Huart / J. Blochet /
E. Dutemple).
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En
librairie - Collectif, Le démantèlement
de l'empire ottoman et les préludes du mandat (1914-1919), L'Harmattan,
2004. - Collectif,
Le
démantellement de l'empire ottoman et les préludes du mandat (1914-1919),
L'Harmattan, 2004.
Vahakn
Dadrian, Histoire du génocide arménien, Stock, 1996, et du même
: Autopsie du génocide arménien, Complexe, 1999. - Yves Ternon,
Les Arméniens, histoire d'un génocide, Le Seuil.
Jean
Lacouture, Ghassan Tuéni et Gérard Khoury, Un siècle pour rien,
Albin Michel, 2002.
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