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Ce serait une injustice de ne vouloir apprécier l'idée anarchiste qu'à travers les actions de ceux qui n'ont vu dans l'anarchie qu'une occasion de démonstrations bruyantes, ou qu'un prétexte à des expériences de chimie. Anarchie, du grec a privatif et arkhè, signifie étymologiquement absence de chef, de maître, d'autorité. Et si l'on étudie, en philosophe, l'histoire de l'école qui se qualifie d'anarchiste, on voit que ses manifestations, ou mieux ses avatars successifs, ne sont que les incidents d'une guerre déclarée à toute contrainte, à toute discipline imposée, à tout gouvernement, à tout état, à tout pouvoir, à toute autorité, aussi bien dans l'ordre économique que dans l'ordre politique. Historiquement, Proudhon est le véritable initiateur de la doctrine anarchiste. Pourtant les anarchistes se réclament aussi, comme précurseurs, de Diderot dont ils citent volontiers les deux vers : et de quelques-uns des révolutionnaires les plus extrêmes de 1793-1794, appartenant aux fractions, soit des Enragés, soit des Hébertistes. Ajoutons que, dans deux ouvrages, bien ignorés aujourd'hui, publiés l'un par Bellegarrigue, sous la monarchie de Juillet, l'autre par Claude Pelletier, après la Révolution de 1848, on retrouverait la plupart des idées qui formeront le fond des doctrines anarchistes.La nature n'a fait ni serviteurs, ni maîtres. Sous l'Empire, Rane publia une très curieuse étude sur le mot anarchie, dans l'Encyclopédie générale fondée par Louis Asseline. D'un point de vue purement philosophique la doctrine anarchiste se résume en ceci : Elimination de l'autorité sous toutes ses formes, politiques, spirituelles, économiques; dissolution des gouvernements dans les organismes naturels; le contrat libre, perpétuellement dissoluble, se substituant à la souveraineté; le travail non pas soumis à des forces étrangères, mais les humains s'organisant, vivant en toute indépendance, produisant selon leurs facultés, consommant suivant leurs besoins; tous les citoyens contractant librement, non pas avec le gouvernement, mais entre eux. Pour employer une expression de Herbert Spencer, c'est la théorie du «-laissez faire-»; mais les anarchistes émettent la prétention de l'avoir modifiée, étendue, élargie de façon à répondre aux exigences de l'avenir sans retomber dans les injustices du passé. Le journal anglais Justice, dans un très intéressant article du 15 novembre 1884, consacré à l'étude du mouvement anarchiste, dit, non sans raison, que de pareilles théories impliquent un certain nombre d'hypothèses : 1° que l'individu est le meilleur juge de sa propre capacité; | ||||
Jalons | L'anarchisme dans l'histoire Le 29 septembre 1872 une scission violente éclatait, au congrès de la Haye, dans l'Association internationale des Travailleurs, entre les partisans de Karl Marx et ceux de Bakounine. C'est à cette date qu'il convient de faire remonter les débuts du parti anarchiste. Bakounine et ses amis organisèrent la Fédération jurassienne qui rayonna bientôt sur la Suisse, le Nord de l'Italie, l'Est de la France et, grâce à l'active propagande de Fanelli, sur toute l'Espagne. Un journal, l'Avant-Garde, fut fondé à Genève, sous la direction de Paul Brousse. La Fédération jurassienne et son organe, l'Avant-Garde, furent nettement anarchistes. Toutefois, à part la prise d'armes de Bénévent (1877), il ne se produisit rien de bien sérieux et ce n'est véritablement qu'à partir de la fin de l'année 1878, quand l'Avant-Garde, poursuivie et condamnée, a été remplacée par le Révolté que fondèrent Elisée Reclus et Kropotkine, qu'on peut constater et suivre le développement du mouvement anarchiste dans la plus grande partie de l'Europe et en Amérique. Mais, pour en faire une présentaion tel qu'il apparaît à la fin du XIXe siècle, il devient nécessaire d'étudier ce mouvement séparément dans chaque pays. France En juillet 1881, un certain nombre d'anarchistes de France, Belgique, Italie, Espagne, Allemagne, Autriche, Suisse, Etats-Unis, se réunirent à Londres et y échangèrent leurs vues sur la direction à imprimer à la propagande. Il n'en sortit, en somme, aucune association définitive, mais le gouvernement français voulut y voir quelques mois plus tard, lors du procès de Lyon, une sorte de résurrection de l'Association internationale des Travailleurs. Des troubles révolutionnaires se produisirent à Monceau-les-Mines et à Blanzy (Saône-et-Loire); plusieurs explosions eurent lieu et la chapelle du Bois-Duverne fut détruite. Le pays fut occupé militairement et on opéra de nombreuses arrestations. Une trentaine d'ouvriers furent traduits devant la cour d'assises de Châlon-sur-Saône, mais le procès fut finalement renvoyé devant la cour d'assises de Riom. Pendant ce temps le mouvement anarchiste continuait à se développer. Les anarchistes parisiens lancèrent, à 40 000 exemplaires, un placard intitulé l'Anarchie, où, pour la première fois (mars 1882), les théories communistes anarchistes du parti étaient affirmées avec une très grande clarté. Quelque temps après, les anarchistes parisiens rédigèrent un autre placard, Mort aux voleurs! De 1882 à 1886 il faut signaler le procès de Lyon, où Kropotkine, Gautier, Bordat et cinquante autres furent condamnés à des peines variant de 1 à 5 ans de prison; la manifestation de l'Esplanade des Invalides, la condamnation de Louise Michel et de Pouget à 6 ans de réclusion, les manifestations, arrestations et condamnations nombreuses qui suivirent l'apparition à Paris de l'organe anarchiste Terre et Liberté, qui dura 3 mois. Hebdomadaire, il atteignit un tirage de 15 000 exemplaires et succomba après quatre condamnations. En 1886 le mouvement anarchiste en France paraissait bien assoupi. Toutefois, le Révolté, hebdomadaire, qui paraissait à Paris et dont les principaux rédacteurs étaient Kropotkine, E. Reclus et Grave avait un tirage de 8 000 exemplaires. Espagne Le mouvement ainsi lancé fit de grands progrès et le congrès de Séville (24-25 sept. 1882) réunit 254 délégués représentant 10 unions provinciales, 209 sociétés communales, et 632 sections locales. On calcula que le parti comptait déjà 58 000 adhérents. Le journal du parti, la Revista social, qui s'imprimait à Barcelone, avait 40 000 abonnés. Il y avait en outre une douzaine de feuilles locales et 8 congrès syndicaux avaient été tenus par des associations ouvrières imbues des idées anarchistes. La fin de l'année 1882 fut marquée par les violences de l'association de la Main noire, en Andalousie. Le gouvernement fit retomber la responsabilité des actes commis sur tout le parti anarchiste et plus de 200 arrestations furent opérées. Toutefois, il se trouva encore 140 délégués au congrès de Barcelone (25 septembre 1883). Un nouveau congrès du parti anarchiste espagnol devait avoir lieu en 1885, à Madrid. Il a été renvoyé à une date ultérieure. La Revista social, sous le coup de poursuites multipliées, a dû disparaître, mais le parti disposait en 1886 d'une quinzaine de journaux locaux, dont les plus connus étaient le Cosmopolita, de Valladolid, et le Federacion, à Igualada. Les anarchistes, regroupés au sein de la Fédération anarchiste ibérique (FAI), rangés dans le camp des Républicains, mais aussi souvent en conflit avec eux, joueront ensuite un rôle important dans le déroulement de la guerre civile, entre 1936 et 1939. Italie C'est à partir de 1878, après l'attentat de Passanante contre le roi (16 novembre), qu'un mouvement anarchiste commença à se dessiner. En effet, la prise d'armes de Bénevent (1877) ne fut qu'un incident isolé. 27 révolutionnaires, gradés par Carlo Cafiero, occupèrent plusieurs communes, brûlèrent les papiers publics, distribuèrent au peuple l'argent qu'ils trouvèrent dans les caisses municipales. Cernés au bout de 4 jours par les troupes italiennes, ils durent mettre bas les armes et furent condamnés à plusieurs années de réclusion Après le congrès de Londres (1881), des groupes anarchistes furent fondés à Bologne, Ravenne, Naples, Milan, Forli, Rome. Un congrès, tenu à Chiasso, réunit 40 délégués (1883); des troubles éclatèrent sur divers points de la Romagne. Henri Malatesta fut arrêté à Florence et l'avocat Merlino à Naples. Tous deux ont été condamnés, à Rome, le 1erfévrier 1884, à 3 années de réclusion. Le seul journal qui restait aux anarchistes en Italie était le Proximus tuus, de Milan. Comme les Français et contrairement aux Espagnols, les anarchistes italiens sont communistes et non collectivistes. Suisse C'est au congrès de Genève que fut adopté, à l'unanimité des délégués, l'envoi, à tous les groupes socialistes des deux mondes, d'un manifèste qui est l'oeuvre de l'éminent géographe Elisée Reclus Jusqu'au mois de mars 1885, la Suisse avait paru, pour les anarchistes de toute nationalité, un asile à peu près sûr, quand brusquement les gouvernants de la Confédération helvétique firent arrêter 60 anarchistes à Genève, Berne, Saint-Gall, Lucerne Zurich, etc. (2-4 mars 1885). Les anarchistes furent accusés d'avoir voulu faire sauter le palais fédéral; ils repoussèrent énergiquement cette imputation. Le journal le Révolté, à Genève, a été saisi et son imprimerie fermée; mais la saisie a été levée au bout de deux jours. Cependant le Révolté n'a point reparu à Genève et les anarchistes l'ont transporté à Paris. Belgique La scission s'aggrava et les anarchistes fondèrent, avec les internationalistes et les indépendants, une Union révolutionnaire qui tint des congrès trimestriels à Bruxelles (19 septembre 1880), Verviers (25 décembre 1880), Cuesmes (20 mars 1880). Des conférences furent faites à la Louvière, Liège, Herstal, Ensival, Verviers, Cuesmes, Paturages, Gilly, Frameries, Elouges, Wasmes, Jemmapes; de nombreux meetings eurent lieu à Bruxelles; un journal hebdomadaire, les Droits du peuple, rédigé par Chauvière et Crié, atteignit rapidement un tirage de 2 000 exemplaires; en 1880, le drapeau rouge fut arboré à trois reprises différentes dans les rues de Bruxelles; deux collisions avec la police eurent lieu près du palais du roi et près de la gare du Midi. Une vive agitation se produisit dans les bassins houillers du Borinage. En 1881 (23 mars), après le congrès de Cuesmes où le drapeau rouge avait été arboré et suivi d'un cortège de 3000 ouvriers chantant la Carmagnole et criant : Vive la Commune! le gouvernement belge fit arrêter et expulser du pays 3 révolutionnaires étrangers. Le mouvement, un instant désorganisé, n'a pas tardé à reprendre sa marche progressive. Les anarchistes de Verviers ont publié la Persévérance (tirage 1500 exemplaires); cet organe a disparu en 1882, mais un nouveau journal anarchiste, l'insurgé, a paru à Bruxelles au mois de mars 1885. Il y a des groupes anarchistes à Bruxelles, Saint-Josse-ten-Noode, Ixelles, Schaerbech, Etterbeck, Liège, Verviers, Cuesmes, Gand et Anvers. Allemagne Depuis la fin de l'année 1883, les anarchistes ont fait de notables progrès en Allemagne, surtout à Berlin, Hambourg, Francfort et dans les provinces rhénanes. En 1884 ils tentèrent de faire sauter l'empereur, au moment où il se rendait à l'inauguration du Niederwald, monument élevé à la gloire de l'Allemagne. Leur entreprise échoua et, quelque temps après, les auteurs de cette tentative furent arrêtés. Le principal d'entre eux, Rheinsdorff, revendiqua hautement devant le tribunal ses convictions anarchistes révolutionnaires et la responsabilité de l'acte qu'il avait voulu accomplir; Kuchler et les autres accusés furent moins énergiques. Rheinsdorff et Kuchler, condamnés à mort, furent exécutés, le 6 février 1885, dans la prison de Halle. Ils moururent avec un grand courage. Quelques jours après la condamnation à mort de Rheinsdorff et de Kuchler, un des principaux agents de la police allemande, Rumpf, qui avait joué un rôle accusateur prépondérant dans le procès de Rhemsdorff, tombait, à Francfort, frappé de deux coups de poignard. Autriche-Hongrie De nouvelles émeutes éclatèrent à Vienne les 10 août, 2 septembre et 16 septembre 1883; un congrès anarchiste fut tenu à Lang-Enzersdorf, près Vienne, les 26 et 27 septembre 1883. Le commissaire de police Hlubeek fut tué à Florirsdorf, le 20 novembre 1883, un agent de police tué à Vienne, le 15 décembre, un autre agent, nommé Bloch, tué également à Vienne le 24 janvier 1884. Des émeutes eurent lieu en Galicie et dans les bassins houillers de la Bohème. Les mesures terroristes prises par le gouvernement n'ont point paru ralentir le mouvement; ni la suppression de plusieurs journaux, ni l'emprisonnement d'une quarantaine de révolutionnaires, ni la condamnation à mort et l'exécution d'Hermann Stellmacher, n'ont empêché des groupes anarchistes, nombreux et ardents, de s'organiser à Vienne, Cracovie, Budapest, Presbourg (auj. Bratislava, en Slovaquie), Oedenbourg, Agram, Semlin, Temesvar (auj. Timisoara, en Roumanie), en Bohème, en Galicie, en Styrie, en Carniole et en Carinthie. Les anarchistes n'ont plus qu'un journal, le Radical, qui parait à Pesth, le gouvernement ayant supprimé le Zukunft, qui paraissait à Vienne sous l'intelligente direction du peintre Peukert. De nombreux numéros de la Freiheit sont aussi répandus en Autriche-Hongrie. Enfin, des brochures mensuelles, portant le titre de Dernière presse libre de la Cisleithanie, sont distribuées à un très grand nombre d'exemplaires. C'est l'élément tchécoslave qui fournit le plus de recrues aux anarchistes. Angleterre Signalons pourtant à Londres la présence d'un certain nombre de cercles anarchistes de langue française, italienne, allemande, hongroise et espagnole, mais ils s'occupent exclusivement de la propagande de leurs idées dans leurs pays respectifs. Nous avons dit que c'était à Londres que Most, l'anarchiste allemand, avait fondé la Freiheit et qu'il la transporta aux États-Unis après une condamnation à 48 mois de travaux forcés, pour apologie du meurtre de l'empereur Alexandre II II s'est pourtant créé à Londres, en 1885 et 1886, quelques groupes d'anarchistes anglais dont l'organe, hebdomadaire, The Anarchist, a atteint un tirage de 5 000 exemplaires. États-Unis En 1883 (14-16 octobre), un congrès anarchiste se réunit à Pittsburgh, 28 délégués y assistalent, représentant 22 villes ; Grotkau s'y rendit avec ses amis et la Fédération américaine de l'association internationale des Travailleurs fut définitivement organisée. Signalons simplement les troubles anarchistes vite apaisés, qui se sont produits à Chicago en 1886, et la condamnation de Most à un an de réclusion. Dans les autres pays Le mouvement nihiliste russe n'est pas un mouvement anarchiste. Il se rencontre certes des anarchistes dans les deux groupes du parti nihiliste : les popularistes et les terroristes. Mais le mouvement eut lui-même un caractère révolutionnaire tout particulier qui ne doit point lui donner place dans cette étude consacrée exclusivement au mouvement anarchiste. Il n'y a point de mouvement anarchiste en Hollande; un seul groupe, peu nombreux, d'Amsterdam, s'est rallié à cette doctrine. Au Danemark, en Suède et en Norvège, il y a des socialistes de diverses nuances, et il y a même un certain nombre d'anarchistes à Copenhague. Mais, à la fin du XIXe siècle, il n'existe pas, à proprement parler, de mouvement anarchiste dans ces trois pays. Le mouvement anarchiste n'a pas gagné non plus le Portugal où l'on ne trouve que des socialistes. (A. Crié).
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