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Mill (James)
(1773-1836), philosophe et historien, né au village de Northwater
Bridge (comté de Forfar) et d'une humble famille, Il n'entra qu'à
dix-sept ans au collège d'Edimbourg.
Là, il ne tarda point à se révéler un brillant
humaniste; en grec surtout, il devint bien vite un maître. Mais sa
curiosité intellectuelle allait suivre une autre direction; la philosophie
de Dugald Stewart eut en lui un fervent adepte,
jusqu'au jour où un autre enseignement allait le conquérir.
Cette conversion eut lieu en 1808; et le nouveau guide qu'il allait suivre
avec une inébranlable fidélité ne fut autre que Bentham
avec lequel il se lia de la plus étroite amitié, et dont
il adopta presque toutes les idées maîtresses. Longtemps sa
plume se répandit dans des écrits occasionnels destinés
à des périodiques, notamment à la Revue d'Édimbourg.
Mais ces divers essais portant sur l'économie politique, sur la
politique proprement dite, etc., n'excluaient cependant pas la préparation
d'ouvrages de plus longue haleine. En 1818 parut son histoire
de l'Inde dont le succès fut considérable. En 1829, il donne
l'Analyse des phénomènes de l'esprit humain, son oeuvre
la plus considérable et celle qui lui obtint le plus de célébrité.
Entre temps, il avait fondé la Revue de Westminster, à
laquelle il donna de nombreux articles. Nous devons mentionner ses Éléments
d'économie politique. Sa dernière publication fut son
Fragment sur Mackintosh (1835).
Cette carrière de publiciste favorisa à l'excès sans doute l'émiettement de cet esprit si divers, et il est peu de domaines où le talent de James Mill ne se soit pas exercé. Les questions sociales et politiques furent celles qu'il mit le plus de constance à agiter, et il apportait à en traiter le tour de pensée du logicien et du critique qui, par delà les conséquences momentanées, envisage les principes et les soumet à son examen. En politique, on lui fait honneur d'avoir été le fondateur du «radicalisme philosophique». De fait, il avait subi puissamment l'influence de la Révolution française et, bien différent en cela de la plupart de ses compatriotes, le généreux humanitarisme qui inspira la Déclaration des droits fut hautement avoué par loi et il inspira ses programmes d'action. Une application de ces vues aurait entraîné l'accession de tous au droit de suffrage; du moins il travailla à élargir ce droit le plus possible, et une part non médiocre lui revint dans le succès final du Reform BiIl. Quant à son oeuvre d'économiste, elle a été trop éclipsée par les travaux de son fils pour qu'il soit nécessaire de s'y arrêter beaucoup. La philosophie de James Mill n'est guère à nos yeux qu'un reflet. Sa morale et son économique se sont calquées si exactement sur les théories de Bentham, qu'il serait difficile de leur découvrir des titres d'originalité. C'est le psychologue, en lui, qui mérite d'être le moins oublié. Le maître dont il relève est, cette fois, David Hartley, auquel il emprunte, en s'efforçant à le simplifier encore, son associationnisme. C'est ainsi qu'il réduisit les lois de l'association des idées à une seule des trois que Hume avait distinguées : celle de contiguïté dans l'espace et le temps. Mais entre les faits de la vie mentale, ceux qu'il s'est surtout attaché à décomposer suivant la méthode analytique de l'école, ce sont les phénomènes qui relèvent de la vie affective et émotionnelle, dont il distribua les éléments autour de la dualité fondamentale du plaisir et de la douleur. Les insuffisances de sa psychologie ont été avouées par son fils dans la préface qu'il mit en tête de son édition de l'Analyse : « Ce fut, premièrement, l'imperfection de la science physiologique au temps où le livre fut écrit. Ce fut, on second lieu, une certaine impatience de détail et par suite un goût de simplification dont il faut parfois se défier. »On ne saurait dire plus justement. En résumé, de la philosophie de James Mill, le chef-d'oeuvre aura été peut-être la formation du vigoureux logicien, du pénétrant psychologue, de l'universel érudit qui eut nom John Stuart Mill (ci-dessous). Cette éducation surprenante, qu'on pourrait appeler monstrueuse, car elle ne visa qu'à développer puissamment l'intellect de celui qu'elle façonnait, sans égard aux facultés de la vie émotive et comme si l'enseignement n'avait qu'une fin, fabriquer une parfaite machine à savoir et à raisonner, l'Autobiographie de John nous en a tracé le tableau. Un tel système éducatif était bien la plus paradoxale des gageures. On sait avec quel éclat, cette gageure, James Mill l'aura gagnée. (G. L.). |
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Mill (John-Stuart)
est, avec Herbert Spencer, le plus grand philosophe
qui ait illustré l'Angleterre au XIXe
siècle. Il naquit à Londres
le 20 mai 1806. Son père, James Mill (ci-dessus), lui-même
psychologue et économiste de renom l'avait élevé,
comme dit Bain, «pour être son collaborateur
et lui succéder». Le système d'éducation
qui fut, à cette fin, adopté à son égard, est
le plus extraordinaire paradoxe pédagogique que jamais père
ait exécuté. Il ne visa qu'à cultiver les facultés
intellectuelles de l'enfant, de manière à favoriser en elles
une précocité sans exemple et au risque de produire, par
cette instruction intensive, un monstre psychique, en qui la vie affective
eût été atrophiée, ou, si l'on veut, un pur
et simple automate raisonnant. A trois ans, son père lui faisait
apprendre des listes de mots grecs. De quatre à sept ans, John dévora
tous les historiens imaginables, et lui-même, à six ans et
demi, composait un Essai d'histoire romaine, court abrégé
du livre de Hooke, esquisse surprenante, dans sa
brièveté, par la somme de lectures qu'elle supposait. Une
lettre qu'il écrivit à l'âge de treize ans à
sir Samuel Bentham (frère du philosophe Jeremy
Bentham) donne, année par année, la liste effroyable
des ouvrages grecs et latins, des livres de science
et de philosophie dont il chargea sa mémoire.
Son Autobiographie et le journal de ses voyages compléteront
ce tableau d'une éducation unique par laquelle il faut admirer que
n'ait point été brisée son organisation mentale. Les
facultés émotives, si longtemps refoulées par cet
intellectualisme à outrance, ne pouvaient manquer d'avoir leur revanche,
et il en résulta plus tard, pour cet esprit surmené, une
crise de sensibilité dont le récit formerait le plus touchant
et le plus instructif épisode de sa vie morale.
Au reste, sa vie de jeune homme ne fut pas accaparée toute par la lecture. De bonne heure il voyagea; il visita Paris, où il devait souvent revenir, et il se familiarisa avec les choses, les hommes, les idées de cette France, que nul Anglais n'a peut-être mieux connue et comprise, parce que nul Anglais peut-être ne l'a plus aimée. En 1822, il inaugura sa carrière de publiciste par des études parues dans le Traveller. Suivre le développement de cette carrière si active, si remplie, en marquer toutes les étapes, en relever tous les succès, nous demanderait trop de temps. C'est à la Revue de Westminster, à celle d'Édimbourg et à l'Examiner, qu'il donna ses plus importants articles, jusqu'en 1840. En 1843, il publia cette Logique, si attaquée parce qu'elle était si originale, qu'il devait défendre pied à pied, dans des éditions successives, contre les attaques les plus variées. La dernière partie de cet ouvrage manifeste combien fut profonde sur sa pensée la philosophie d'Auguste Comte, avec lequel il échangeait depuis 1841 la correspondance la plus amicale et pour qui il professait une vive admiration. En 1848, il donne son Économie politique. En 1856, l'India House, grande compagnie au service de laquelle s'étaient dès longtemps consacrés ses talents, le mit à sa tête; mais ce fut pour une courte durée, car un bill du parlement allait décider l'extinction de cette société, dont les pouvoirs seraient transférés à la couronne. Mill refusa un siège dans le nouveau conseil. En 1854 parurent de lui un petit écrit: la Réforme parlementaire et son livre Liberté; en 1860, le volume le Gouvernement représentatif, et en 1861, sous la forme de trois articles du Fraser's Magazine, l'Utilitarisme. Relevons de lui deux articles sur Comte, donnés à la fin de 1864. Au printemps de l'année suivante, il faisait paraître son Examen de la philosophie d'Hamilton. En 1868, il terminait, pour la publier un an plus tard, la réédition du grand ouvrage de son père, l'Analyse. John Stuart Mill avait toujours eu le goût de la politique active. Ce n'est pourtant qu'en 1865 qu'il était entré à la Chambre des communes. « Il était, dit Alexandre Bain, physiquement un orateur; mais il composait et prononçait des discours possédant toutes les qualités de ses livres, c.-à-d. que la pensée en était originale, le raisonnement puissant, et, quand l'occasion le demandait, ils étaient pleins d'un feu passionné. »Son Autobiographie s'étend complaisamment sur son rôle parlementaire auquel mit fin sa défaite électorale de 1868. L'année suivante paraissait son dernier livre, la Sujétion des femmes. N'oublions pas ses Essais (posthumes) sur la religion. Cette esquisse biographique serait incomplète si nous ne rappelions la grande amitié de sa vie, amitié intellectuelle plus encore qu'elle n'était tendre, du moins à ce que Mill s'était persuadé. Les premiers liens avec Mrs Taylor dataient de 1831. Devenue veuve vingt ans plus tard, il l'épousa. Cette femme supérieure lui avait inspiré une admiration sans limites et il n'est pas douteux qu'elle n'ait exercé sur sa pensée une influence profonde. Ne devons-nous pas tenir pour une confidence à cette fin le passage suivant de son livre la Sujétion des femmes : « Qui dira jamais combien d'idées originales, mises au jour par des écrivains du sexe masculin, appartiennent à une femme qui les a suggérées, et n'ont reçu d'eux que la vérification et la monture? Si J'en peux juger par mon propre exemple, il y en a beaucoup » (chap. III).John Stuart Mill mourut en 1873. « Selon mon appréciation du génie de Mill, déclare Alexandre Bain, il était avant tout un logicien et ensuite un philosophe social ou politique. »Jugement sommaire au point d'en être injuste, car il fait abstraction de la position philosophique générale que Stuart Mill occupa et qui lui permit d'établir sur des bases uniquement psychologiques une très ingénieuse théorie de la connaissance, théorie dont la valeur serait suffisamment attestée par les controverses toujours renaissantes auxquelles elle a donné lieu. Que cette position soit laissée dans l'indétermination, son attitude de logicien serait elle-même inintelligible. Nous nous placerons donc, pour résumer les idées maîtresses de Mill, aux quatre points de vue suivants : de la philosophie générale; de la logique; de la morale; des sciences sociales (Sociologie).
Philosophie
générale.
« Chose assez curieuse, dit un de ses critiques, Courtney, l'expérience, qui joue un si grand rôle dans sa philosophie, appartient au siècle qui le précéda, non à celui de ses contemporains. En d'autres termes, bien que ne se trouvant plus dans un signe d'individualisme, il fonde sa philosophie sur l'expérience de l'individu, comme avait fait Hume, non sur celle de la race, comme Herbert Spencer. »La raison de ce conservatisme philosophique n'était assurément ni ignorance ni dédain à l'égard des nouveautés. Elle ne pouvait consister que dans la conviction ferme où il était que l'expérience individuelle avant tout importe, parce que toute expérience plus générale la présuppose et qu'elle conditionne et détermine toute évolution ultérieure. En conséquence, l'analyse des faits psychiques, la réduction du complexe au simple, de l'a priori prétendu à un processus contingent accompli dans chaque conscience dès le plus lointain de sa formation, telle est la méthode que Mill hérita de Hume, qui l'avait lui-même reçue de Locke. Et s'il s'attaque de préférence au dernier et peut-être au plus grand des chefs de l'école écossaise, à William Hamilton, c'est qu'il reconnut en celui-ci le maître qui personnifiait la doctrine de l'intuitionnisme, non pas fondée, comme chez Kant, sur une critique des conditions a priori de la connaissance, mais sur une affirmation arbitraire de la raison dogmatique. Combattre l'intuitionisme sous toutes ses formes, à propos de toutes ses prétentions, tel est le constant objectif de Stuart Mill, le but qui fait l'unité de ses polémiques de philosophe. A l'intuitionnisme opposer l'acquisitionnisme, à la thèse des données préexistantes la thèse de la croissance progressive, bref à la révélation de l'histoire : tel est, dans l'ordre philosophique, son procédé qui jamais ne se dément et au succès duquel il déploie les infinies ressources de sa subtilité. Que l'on ne parle donc pas de connaissance immédiate, de conscience directe des choses extérieures, par exemple! Une connaissance de ce genre ne saurait être que médiate, et les témoignages de la conscience, si formels semblent-ils, demandent à être interprétés. Et Mill pousse si loin l'horreur du dogmatisme dans l'école d'Hamilton qu'il préférerait, plutôt que d'y souscrire, s'engager dans les paradoxes du scepticisme le plus radical. Sa sympathie pour le pyrrhonisme (Pyrrhon) va jusqu'à justifier les prétentions extrêmes de l'école acataleptique et à la défendre contre le reproche de verser dans la contradiction. « Il est tout à fait possible, soutient-il, qu'une personne doute même de son doute. La plupart des gens, je pense, doivent s'être trouvés dans un cas semblable au sujet des faits particuliers dont ils n'étaient pas parfaitement certains; ils n'étaient pas tout à fait certains d'être incertains. » (ch. IX).Le scepticisme, enquêteur, analytique, où est mise en oeuvre l'activité mentale la plus aiguisée, est, aux yeux de cet élève des Grecs, un parti bien préférable aux torpeurs d'une philosophie de la croyance. Mais Stuart Mill n'est pas un sceptique. La croyance à l'existence du monde extérieur, à la réalité des esprits, et même à « un monde hyperphysique, à Dieu », non seulement il lui fait place, mais il la construit sur, la seule base qui, dans sa philosophie, offre de la solidité, la base de l'associationnisme. C'est l'association - une association indissoluble - qui nous porte irrésistiblement de la sensation simple, transitoire, à la notion de possibilités perdurables de sensations et enfin de ces possibilités distinctes à la notion d'une permanence générale de toutes les possibilités de sensations. Et cette analyse nous découvre l'origine de nos idées de substance matérielle et de monde physique. « Me demande-t-on si je crois à la matière, je demanderai à mon tour si l'on accepte ma définition. Si oui, je crois à la matière, et toute l'école de Berkeley comme moi [...] La foi de l'humanité à l'existence réelle et visible des objets tangibles, c'est la foi à la réalité et à la permanence des possibilités de sensations visuelles et tactiles, indépendamment de toute sensation actuelle. »Selon notre auteur, telle est bien la conviction profonde à la fois et naïve du sens commun, et l'argumentum baculinum, ajoute-t-il, n'a pas d'autre sens. Qu'enfin cette même analyse, au lieu de se porter sur le côté objectif de nos sensations, en vise uniquement le côté interne et subjectif, nous concevrons également la permanence de possibilités de ces états miens ou d'états semblables aux miens, mais perçus par d'autres que par moi, et ainsi sera obtenue la notion de la substance spirituelle que je suis et des substances spirituelles que sont les autres humains. « La croyance que mon esprit existe, alors même qu'il ne sent pas, qu'il ne pense pas, qu'il n'a pas conscience de sa propre existence, se réduit à la croyance en une possibilité permanente de ces états. » (ch. XI et XII).Nous ne pouvons, à l'occasion de cette réduction fameuse, engager la discussion sur le point de savoir si elle constitue un progrès ou au contraire un recul à l'égard des analyses de Hume. On peut remarquer, cependant, que si Stuart Mill nous offre une synthèse cosmique plus ferme et plus compréhensive, davantage soustraite à ce subjectivisme de Hume, si voisin du pyrrhonisme, ce n'a pu être qu'en demandant au fait même de l'association deux concepts d'un nouvel ordre, dont la naissance offre ici quelque mystère et qui peut-être dissimulent un secret emprunt aux doctrines de la raison-pure : le concept de possibilité et celui de permanence.
Logique.
Ce que Mill a précisément voulu faire, c'est la substitution de la vérité à la conséquence, comme objet de la logique; en d'autres termes, cette science, avec lui, deviendra « la théorie de la preuve ». Il nous faudrait, de ce point de vue nouveau, résumer ce que fut sa doctrine des noms et des prépositions. Il nous faudrait surtout retracer la transformation qu'il a fait subir à la théorie du syllogisme. Ce raisonnement, qui a toujours passé pour l'outil de précision de la logique déductive, était considéré comme un procédé d'inclusion consistant à enfermer des termes particuliers en d'autres termes plus généraux eux-mêmes, compris sous des termes universels, et à l'art d'accomplir ces emboîtements successifs se ramenait, en dernière analyse, tout l'art de syllogiser. Le syllogisme, selon Mill, doit poursuivre un tout autre but, qui sera non plus d'emboîter les unes dans les autres des classes de concepts, mais bien de rapprocher des groupes de propriétés et de caractères. Dans ces conditions, cette opération deviendra mieux qu'un jeu frivole, il sera un instrument de savoir. L'induction, c.-à-d. l'expérience, en aura fourni la matière. « Par elle, les inductions pourront être établies une fois pour toutes. Un seul appel à l'expérience peut suffire, et le résultat peut être enregistré sous la forme d'une proposition générale, qui est confiée à la mémoire ou au papier et de laquelle on n'a plus ensuite qu'à syllogiser. »Une généralisation des opérations inductives, voilà en quoi consiste au vrai toute la déduction. -
Dès lors, on se rend compte que l'induction non seulement soit comprise, contrairement aux traditions classiques, dans la science du logicien, mais qu'elle en forme peut-être la division essentielle. Toujours soucieux d'éviter les postulats qui offrent quelque apparence métaphysique, Stuart Mill se refuse à justifier l'acte inductif par des principes-a priori; il préfère courir le risque de sembler commettre un cercle, plutôt que de faire appel à une donnée transcendante. La causalité à laquelle il rattache l'opération inductive est elle-même comme la résultante d'inductions particulières, spontanées, sans trêve accumulées par une expérience qui ne s'est jamais démentie : l'expérience en vertu de laquelle des antécédents invariables déterminés ont toujours et partout précédé les phénomènes, objets de notre observation. Ces inductions étaient spontanées : la maxime causale qui les résume justifiera les inductions futures, en sorte que c'est de l'association que relève, en dernière analyse, la démarche logique que l'on eût pu croire dépasser de l'infini les bornes de l'association. Induire, comme déduire, c'est encore une manière d'aller du particulier au particulier, malgré cette apparence d'universalité, soit au point d'arrivée, soit au point de départ, route qui seule aboutit parce que seule elle délaisse les déserts de l'a priori pour traverser le domaine fertile de l'observation et des faits. Un doute singulièrement grave pèse
bien sur une science constituée de la sorte, et la certitude
qui la garantit sera jugée bien précaire, si l'on songe que
Mill se refuse à étendre à l'univers infini les généralisations
d'une expérience qui a eu notre monde
limité pour théâtre. Mais Stuart Mill ne s'émeut
pas d'un risque aussi éloigné; il a appris à l'école
de Comte (Positivisme)
à réfréner les ambitions de l'esprit humain, à
s'estimer heureux avec, une science localisée et, comme avait conseillé
Bacon, à contenir l'essor de l'entendement
humain, la raison ayant moins besoin d'ailes que
de plomb.
Morale.
Que ces derniers se contentent d'un tel
hommage et qu'ils acceptent comme un équivalent de liberté
ce chaînon du déterminisme
intérieur, c'est ce dont nous n'avons pas à nous porter garants.
Du moins Stuart Mill doit-il à cette théorie
spéciale de rendre possible une science
dont il resterait à constituer la méthode
et dont les résultats moraux et sociaux ne sauraient assurément
être surfaits; c'est pour l'appeler, du nom qu'il a lui-même
forgé, l'Ethologie ou science de la formation des caractères.
Un penseur aussi ingénieux et pénétrant
ne pouvait manquer, dans sa morale, de faire briller tout son savoir faire
(ou plutôt son savoir penser). Nous ne nous attarderons pas beaucoup
cependant à la résumer. C'est qu'en dépit de cette
ingéniosité et de cette finesse, il ne pouvait apporter ou
bien réel renouvellement à une doctrine qui, dès l'Antiquité,
reçut d'Epicure toute sa perfection et
qu'en Angleterre même, l'analyse des Hobbes,
des Hume, des Bentham
avait pu moderniser, mais non véritablement refondre. Cette doctrine,
qu'en son livre l'Utilitarisme (Utilitarisme)
il a exposée abondamment, est celle qui, partant de l'égoïsme
individuel, passe de l'amour de soi à l'amour d'autrui et place,
dans la satisfaction de ce dernier amour, la suprême fin de la moralité.
Sur ce nouveau terrain encore, c'est l'intuitionnisme qu'il combat et c'est
à une thèse d'acquisition qu'il se range. Il lui suffit,
une fois de plus, de recourir à l'influence de l'association
pour rendre intelligible le processus qui, de l'hédonisme
proprement dit, aboutit à l'altruisme.
Aussi avec lui la conscience n'est-elle pas,
comme elle avait été avec Bentham, un vain mot. Sans désigner,
cela va sans dire, rien qui ressemble à une faculté innée,
ce mot de conscience dénomme cependant quelque chose de naturel,
à savoir l'association si fortement consolidée dans les âmes,
des idées désintéressées
avec les idées eudémonistes que
les motifs d'agir pour le bien d'autrui finissent par se substituer spontanément
et d'eux-mêmes aux motifs d'obéir à notre intérêt
étroit. C'est ainsi que de proche en proche le bonheur général
apparaîtra comme le bonheur de chacun et de tous. De la sorte la
moralité possédera son but, la vertu son idéal. Enfin,
ce sera également l'association qui pourra rendre compte du fait
de l'obligation. Ce sera l'association qui, grâce à l'intervention
agissante d'un législateur, fondera une théorie du devoir
civil, de la justice et du droit.
Les
sciences sociales.
« d'imposer aux parents l'obligation légale de donner à leurs enfants l'instruction élémentaire. »Il est partisan de l'intervention législatrice en ce qui concerne le travail des mineurs, de manière à prévenir l'excès de ce travail. La haute culture, les entreprises d'exploration et, en général, les oeuvres de longue portée, si utiles au corps social, mais dont ne se mettrait pas suffisamment en peine l'initiative privée : il appartient également au pouvoir politique de les favoriser et de les soutenir. On s'est plus d'une fois récrié devant cette partie du programme politique de Stuart Mill comme devant une inconséquence. Mais, cette inconséquence, pourquoi n'en pas faire au même titre reproche à l'oracle des libéraux, à Adam Smith, qui professa une exigence identique à l'égard de l'Etat ? Et ne nous serait-ce pas un signe que l'illogisme dont on se plaint est plus apparent que réel? Non moins originale est la position économique tenue par Stuart Mill. Ses Principes d'économie politique furent parmi ses écrits l'un de ceux qui obtinrent le plus durable succès, Composés dans un esprit sévèrement scientifique, rempli de faits et d'observations, c'est un modèle du genre. Et en même temps des vues singulièrement hardies y perçaient. C'était, par exemple, une approbation déclarée de la thèse malthusienne (Malthus, Néo-maltusianisme), aux termes de laquelle le mal à éviter pour les États est, non pas la diminution des naissances, mais au contraire l'accroissement inconsidéré de leur nombre. C'était également une sympathie ouvertement affichée pour la propagande communiste dont il avait, en France, étudié de très près le développement, sympathie qu'il poussait jusqu'à ce point de soutenir que toutes les difficultés opposées au communisme « ne pesaient dans la balance qu'un grain de poussière », si l'on mettait dans l'autre plateau toutes les souffrances et les injustices qui attristaient si cruellement la société. C'était encore une adhésion résolue et militante à la cause du relèvement social et politique de la femme. A cette cause il n'apporta point seulement un concours théorique. Il en fut, sur les plates-formes politiques, le très actif, très persévérant et très heureux champion. II ne nous resterait, pour avoir fait le tour de cette philosophie, qui n'a laissé en dehors d'elle aucune des provinces de la pensée et de l'activité humaines, qu'à noter quelle fut son attitude à l'égard de la théologie. Sa critique ne pouvait guère plus épargner les dogmes divers formulés par la métaphysique religieuse qu'elle n'avait fait grâce aux autres affirmations de la pensée intuitionniste. C'est que la critique ne connaît que les droits de la raison. Or, en outre de la raison et parallèlement à la raison, il est une autre faculté moins sévère et que ne régit pas une aussi étroite discipline, une faculté qui s'élève au-dessus de l'observation et se donne carrière dans le vaste champ du possible : l'imagination qui rêve, embellit, poétise. Il semble que Stuart Mill s'en soit remis à cette libre faculté du soin de relever en partie les ruines que la raison analytique avait semées. L'imagination permet de rétablir le sentiment religieux dans ses aspirations et ses espérances. Religion de l'humanité, religion même de l'hypernature, c.-à-d. du divin, voilà, semble-t-il, le terme inattendu auquel le plus profond empiriste du XIXe, siècle aura abouti. (Georges Lyon).
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