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On appelle doute (du latin dubium, dont la racine est duo = deux) l'état dans lequel notre esprit se trouve quand il demeure en suspens entre deux jugements contradictoires, sans avoir aucun motif qui lui fasse adopter l'un plutôt que l'autre. L'humain, en même temps qu'il est doué de raison, étant un être faible et borné, il y a nécessairement des choses qu'il ignore, d'autres qu'il ne connaît que partiellement, et d'autres dont il est forcé de douter. Le doute est donc un état très ordinaire, nous dirons volontiers très naturel, de l'esprit. Mais il n'intéresse la philosophie que lorsqu'il porte sur les principes mêmes de la connaissance humaine. Psychologiquement, le doute a été considéré par un grand nombre de philosophes, notamment par les écoles dogmatiques et sceptiques de l'Antiquité, puis par Descartes et une partie de son école, comme un acte de la volonté qui, ne trouvant pas l'intelligence suffisamment éclairée, refuse de se prononcer. D'autres, en particulier Spinoza, fidèles aux principes du déterminisme, l'ont défini comme une sorte d'équilibre qui s'établit entre deux idées ou deux affirmations de force égale. Logiquement le doute peut être envisagé à deux points de vue. Il est d'abord un état par où l'esprit doit passer pour arriver à la certitude. « Il est essentiel, dit Bossuet, de savoir douter où il faut. »La science ne nous est pas donnée toute faite l'erreur nous menace de tous côtés. Avant de donner notre assentiment à une proposition, il faut donc la mettre à l'épreuve, c.-à-d. en douter, jusqu'à ce que nous nous savons assurés de sa valeur : l'esprit scientifique ou l'esprit critique commencent toujours par le doute, qui est ainsi notre meilleur instrument de certitude; tel fut le célèbre doute provisoire ou méthodique par lequel Descartes a préludé à l'établissement de sa philosophie. Au lieu d'être provisoire, le doute peut être définitif : il cesse alors d'être un moyen; il est à lui-même sa propre fin. Il est alors un état d'équilibre dans lequel notre psychologie se complait. A vrai dire, il est impossible de douter de tout au sens absolu du mot. Personne, quoi qu'on en dise, n'a jamais révoqué en doute la réalité des états de conscience, des phénomènes tels qu'ils apparaissent dans l'expérience, en un mot des conditions mêmes de la vie. Mais sur la question de savoir s'il y a une réalité au delà des phénomènes, et si nous pouvons la connaître, si nous pouvons atteindre l'invisible au delà de ce qui est donné à nos sens, le doute a été possible: c'est la thèse du scepticisme. (GE). In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus charitas. Comprise dans son sens le plus rationnel, cette belle devise de saint Augustin nous a semblé très applicable au sujet que nous nous proposons de traiter. Si, en effet, par choses nécessaires on entend les règles éternelles de la justice et les principes fondamentaux de la morale, oui l'unité, c'est-à-dire l'adhésion complète de la conscience publique, régulatrice des consciences privées, nous paraît indispensable. En obscurcissant les notions du juste et de l'injuste, le doute, en pareilles matières, équivaudrait à une négation absolue et rendrait toute société impossible. S'il ne s'agit, au contraire, que de ces innombrables problèmes d'ordre physique ou métaphysique dont la solution, quelle qu'elle puisse être, ne saurait altérer en rien les principes nécessaires de la justice et de la morale, oh! alors le doute est non seulement permis, mais encore commandé à tout esprit philosophique par la prudence, par la sagesse, mieux que cela, par respect pour la vérité. Le doute, en ce cas, comme le dit saint Augustin, c'est la liberté. Enfin quelque profondes, quelque fermes que soient nos convictions en matière quelconque, nous sommes tenus de ne juger les convictions contraires qu'avec indulgence et charité. Réserve faite des choses nécessaires, sur lesquelles mous aurons à revenir, nous nous posons d'abord cette question : qu'est-ce que le doute? Est-ce cette fin de non-recevoir opposée à toutes les connaissances humaines sous le prétexte que notre intelligence bornée ne peut avoir des choses qu'une compréhension imparfaite et exclusive d'une certitude absolue? Est-ce ce scepticisme universel et perpétuel qui pose toutes les questions, n'en résout aucune et ne conclut jamais? Ce n'est pas ici le lieu de juger ceste doctrine, née dans l'ancienne Grèce sous les ombrages des jardins d'Académus, et qui, du nom de son auteur, s'appelle encore le pyrrhonisme. Bornons-nous à dire ici, en passant que, même poussé jusqu'à l'absurde, l'extrême réserve des pyrrhoniens n'a pas été inutile à une époque où l'esprit humain commençait déjà à s'embarquer trop facilement, sur la foi de l'intuition, dans des systèmes à perte de vue qui ne reposaient ni sur l'observation directe ni sur une somme d'expérience suffisante. Leur scepticisme n'était qu'un appel à l'esprit d'examen, appel trop peu entendu par Platon et par Aristote lui-même. C'était, qu'on nous passe la comparaison, la corde qui retient le cerf-volant prêt à se perdre dans les nuages. Au fond, il différait peu de la fameuse méthode imaginée par Descartes, qui lui-même n'y a pas toujours été fidèle, pour soumettre au contrôle de la raison tous les objets justiciables de notre intelligence. Pour plus amples développements, nous renvoyons aux mots Pyrrhonisme et Cartésianisme. Nous n'avons à considérer ici le doute qu'au point de vue le plus général, et nous le définissons : l'incertitude naturelle de la raison en face de propositions ou de systèmes dont la vérité ou l'erreur n'est pas suffisamment démontrée pour entraîner son adhésion. Rien n'est plus légitime, assurément, que cet état d'incertitude, aussi indépendant de notre raison que de notre volonté. Pour une intelligence qui aspire ardemment à la vérité, le doute a ses perplexités, ses angoisses même, et on peut comprendre que, pour y échapper, de grands esprits, las de recherches vaines en apparence, aient cherché dans une foi aveugle à des dogmes incompréhensibles un refuge et une sorte de repos qu'ils n'y ont pas toujours trouvés. Devant de telles abdications, le doute de bonne foi nous paraît, à tout prendre, plus acceptable qu'un pareil suicide. Par elle-même, et indépendamment des considérations morales qui s'y rattachent, la vérité est assez belle pour mériter de notre part des recherches incessantes et des efforts opiniâtres. Dût-on désespérer d'aboutir à une certitude absolue, ce n'est pas une raison pour s'arrêter en chemin. Nous allons voir d'ailleurs que cette certitude absolue n'est qu'imaginaire et qu'elle n'est nullement indispensable à nos déterminations. Dans presque toutes les écoles philosophiques on enseigne que le doute est l'opposé de la certitude : il serait plus exact de dire que le doute est à la raison ce que la certitude est à la foi.; car la foi seule ose affirmer ou nier résolument ce qu'elle ne comprend pas. La raison est plus modeste; l'ignorance ne doute de rien : il faut, au contraire, savoir beaucoup pour apprendre à douter. Ce que nous décorons du nom de certitude n'est et ne peut être qu'une somme de probabilités telle, qu'aux yeux de notre raison incomplète et bornée elle équivaille à une certitude complète. Pour démontrer cette proposition, il faut quitter le langage toujours un peu vague de la métaphysique et se servir de la langue rigoureuse des mathématiques. Dans les sciences exactes, la certitude est représentée par l'unité. Toute probabilité, si forte qu'elle soit, se traduit, soit par une fraction, soit par une série convergente qui a pour limite l'unité, limite qu'elle n'atteint jamais dans la pratique, puisqu'il faudrait prendre une infinité de termes et que nous ne le pouvons pas. Soit pour exemple la probabilité d'existence d'une personne d'âge mûrl, après une année révolue. Sa chance de survie, cette espérance mathématique, comme nous la nommons d'après Pascal, sera, disons de 99% et sa chance de mort de 1%, Quant à la certitude absolue, elle sera la somme des deux probabilités contraires. S'agit-il de deux individus dans la même condition, la probabilité qu'il en survivra au moins un sera de 99,90 % et la probabilité contraire de 0,1%. Qu'on augmente indéfiniment le nombre des sujets, qu'on le pousse à des millions et qu'on y comprenne même des pays entiers, à l'humanité entière, on obtiendra pour la bonne chance un de ces nombres à multitude de chiffres qui échappe tout à fait et de bien loin à notre imagination, et que nous serons fortement tentés de prendre pour une certitude absolue. Et cependant, pour arriver à l'unité, il manquera toujours un petit complément, un infiniment petit, si l'on veut, qui représentera la mauvaise chance. C'est la part variable réservée au doute dans toutes les connaissances humaines. Qu'on applique le raisonnement qui précède à la détermination d'un fait historique ou aux prévisions de l'avenir, ou bien encore à un problème quelconque d'ordre scientifique, les conséquences seront exactement les mêmes. Partout où plusieurs hypothèses seront possibles, l'une de ces hypothèses ne pourra se convertir en certitude absolue qu'en réduisant à zéro la valeur de toutes les autres. Et c'est ce qui n'arrive jamais. Voilà pourquoi le doute est invincible et éternel. Il représente la somme des probabilités contraires si celle où notre esprit incline de préférence. Il s'y retranche et il y est inexpugnable. Vainement notre psychologie avide de raccourcis faciles et assoiffée de vérités définitives s'indigne, se révolte et s'agite dans son impuissance, le doute persiste, il se réfugie dans des profondeurs ou la puissance bornée de la raison ne saurait le poursuivre. Vainement aussi l'esprit humain a-t-il essayé de le vaincre en distinguant deux sortes de certitude, dont l'une purement subjective, aurait, dit-on, le caractère de l'absolu, et dont l'autre, tout objective, varierait avec les rapports des choses. Cette distinction subtile, à laquelle se sont évertués Malebranche, Leibniz et Kant, s'évanouit à un examen rigoureux, et notre orgueil est bien vite réduit à se contenter d'une certitude relative, qui, à un degré assez élevé, doit suffire à la satisfaction de notre esprit, comme à la réglementation de nos actes. Jetons, en effet, un coup d'oeil sur les différents critériums de certitude adoptés par toutes les écoles philosophiques, et voyons s'il y en a un seul qui résiste à l'analyse, ou si même tous ensemble nous conduiront à ce desideratum obligatoire qui réduise la part du doute à zéro. Quel que soit le problème en question, toutes les écoles rationalistes cherchent leurs preuves, soit dans la conscience, soit dans le témoignage des sens, soit enfin dans le consensus omnium qui, sans être une preuve par lui-même, vient à l'appui des autres. Nous ne parlons pas de l'évidence. Dans la langue philosophique, il n'y a plus de place pour ce mot vide de sens. En effet, ce qui est évident pour l'un ne l'est pas pour l'autre. Du moment que cette prétendue lumière resplendissante peut éblouir Paul sans frapper Virginie, ou les affecter tous deux à des degrés différents, parce qu'elle est essentiellement relative à état de leur esprit, nous sommes en droit de la récuser comme critérium de certitude absolue. Depuis l'ancienne cosmogonie jusqu'à l'horreur du vide et à la théorie des quatre éléments, combien de vérités tenues pour évidentes se sont évanouies comme tes ombres au flambeau de la science! Combien d'autres vérités mieux établies aujourd'hui et tenues non moins évidentes sont destinées à disparaître devant des investigations plus profondes, des observations plus nombreuses,des calculs plus précis et des points de vue ou des systèmes plus complets! Dans l'optique, par exemple, la théorie de l'émission a longtemps passé pour évidente; qui oserait la soutenir aujourd'hui? La dynamique de Newton, confirmée dependant plusieurs siècles par une multitude d'observations directes, est du nombre de celles qui ne semblaient plus prêter plus à contestation. L'attraction universelle est passée pour une des lois les plus évidentes de la nature... Jusqu'au jour où Einstein les démente purement et simplement. De ce qu'elles n'avaient encore reçu de l'observation aucun démenti, s'ensuivait-il qu'il ait fallu l'accepter sans réserve, ne laisser aucune place au doute, et se refuser ainsi le bénéfice des investigations futures? Assurément non. Et la relativité d'Einstein n'est qu'une admirable hypothèse réunissant une somme presque infinie de probabilités au delà desquelles il y a place encore pour d'autres hypothèses plus complètes, et tout au moins, on nous le concédera bien, pour un infiniment petit. L'évidence étant écartée comme un non-sens, existe-t-il autre part un critérium de certitude inattaquable? Sur l'origine, sur l'essence et sur la fin des êtres, sur Dieu, sur l'homme et sur l'univers, il a été émis tant d'opinions diverses, que l'imagination la plus féconde se flatterait en vain d'en inventer une nouvelle. Loin de nous le pensée de décourager les esprits généreux qu'attire la recherche de la vérité absolue; mais, soit qu'ils se livrent dans la solitude à des méditations abstraites, soit qu'ils se lancent dans l'étude du passé, sur l'océan sans rivages et sans repos de la philosophie, le résultat le plus certain que nous puissions leur pronettre, c'est le doute. Tous les systèmes, en somme, viennent se fondre dans deux grands courants parallèles. Sans remonter jusqu'à la source, nous allons les considérer chez les Modernes, et nous verrons que, dès le point de départ, chaque système adopte un mode de preuves particulier. L'école matérialiste ou sensualiste est la plus ancienne en date, elle se perd dans la nuit des temps. A l'époque moderne, elle a été représentée par Locke, Gassendi, Hobbes. Condillac et Cabanis, puis, en Allemagne, par Feuerbach, Czobbe, Vogt, Moleshott, Virchow, Buchner et autres. Si, en France, elle a eu des partisans, ils y font moins de bruit. En Angleterre, ils ont été plus discrets encore. Toute la théorie de cette école est éclose du fameux principe que Locke donnait pour un axiome et que Condillac a soumis aux conditions plus humbles d'un problème sujet à démonstration : Nihil est in intellectu quod non sit prius in sensu. Partir de là, c'était se condamner d'avance à ne posséder d'autre critérium de certitude que le témoignage des sens; mais ce témoignage fut-il précis, concordant, unanime (et il ne l'est jamais), qui donc serait assez téméraire pour conférer aux sens le privilège de l'infaillibilité? Que d'erreurs possibles dans l'aperception première, puis dans la transmission des impressions extérieures au cerveau qui les reçoit et les élabore, puis enfin dans le jugement définitif de cet organe de la pensée! Dans la diversité immense des degrés de finesse des sens et de capacité intellectuelle des individus, où placer le critérium de certitude? Mais ce n'est pas tout. Dans ce système, comment se rendre compte de l'existence de certaines idées intellectuelles qu'on trouve dans la vie des individus comme dans celle des nations, idées tellement puissantes, élevées, abstraites et générales, que l'aperception des sens n'en peut réclamer qu'une très faible part? D'où nous viennent nos idées esthétiques, métaphysiques et morales? Et si ce n'est pas des sens, comment les sens seront-ils compétents pour les contrôler? Que peuvent avoir de commun la vue, l'ouïe ou l'odorat avec le sentiment du beau dans l'art, avec la conception de l'ordre moral dans le gouvernement des sociétés ou avec l'invention du calcul différentiel et des logarithmes? Nous voilà bien loin de la certitude absolue; mais, pour être juste, nous devons convenir que les philosophes matérialistes ou naturalistes, comme ils se sont qualifié, n'y ont jamais prétendu. De tout temps, l'école spiritualiste a eu beau jeu contre ses adversaires. En constatant l'insuffisance des sens dans la majeure partie des problèmes à résoudre, Descartes, Malebranche, Hume, Berkeley, Leibniz, et à leur suite toute l'école française du XIXe siècle, ont-ils trouvé dans le sens intime une autorité plus infaillible? Lorsque, pour nous démontrer Dieu, Descartes en appelle à la conscience, que fait-il autre chose que substituer une affirmation à un argument? D'un écart nous voilà tombés dans un autre. En dehors de la matière, ceux-là niaient toute substance divine ou humaine. Tout au contraire, ceux-ci en viennent jusqu'à nier la réalité de la matière. Ecoutez Malebranche, qui voit tout en Dieu, même les arbres, les maisons et les montagnes : « Le monde extérieur est une cause qui produit en nous des images que nous prenons pour des réalités. »Berkeley et Hume vont plus loin : « Nous pouvons bien, disent-ils, affirmer l'existence de l'image, puisque nous la percevons, mais nullement celle d'une réalité extérieure que nous ne percevons pas. Il n'y a en ce monde que des causes inconnues et point de corps. »L'école spiritualiste déclarant ainsi elle-même son incompétence sur les phénomènes de l'ordre matériel, tandis que l'école contraire est tout aussi incapable de pénétrer dans le domaine de la conscience, à qui en appeler? Au consentement universel? Sans doute les vérités qui auraient reçu de tout temps, et chez tous les peuples, la sanction de la conscience publique jouiraient de quelque degré de probabilité de plus que les autres; mais, sans parler de l'ordre scientifique qui n'a jamais été basé que sur des hypothèses et qui sera éternellement matière à controverse, y a-t-il beaucoup de vérités si généralement acceptées que le doute n'y ait plus de prise? Ces hautes questions, qu'effleurait sans les résoudre le puissant esprit de Pascal, ont été souvent agitées, et pourtant, si Pascal vivait de nos jours, il pourrait répéter avec autant de justesse qu'autrefois sa conclusion effrayante : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà! »Que faire donc? Puisque la certitude absolue ne s'offre à notre esprit que comme une limite idéale qui se réfugie, comme la tangente à une asymptote, dans les profondeurs de l'infini; puisque le doute est l'état naturel de l'esprit humain; puisque le flambeau de la raison ne projette ses lueurs qu'à des distances bornées, faut-il l'éteindre et s'abandonner les yeux fermés à la direction du premier révélateur venu? Toutes les religions nous le conseillent, et plus qu'aucune autre la religion catholique. Quand ses théologiens daignent sortir du sanctuaire où ils renferment leurs mystères pour aborder les questions philosophiques, c'est toujours avec l'idée préconçe de les obscurcir ou d'en faire ressortir l'inanité. Sur ce terrain, qui n'est pas le seul, ils se montrent plus sceptiques que Pyrrhon et Spinoza. L'intention est évidente, Ils n'humilient la raison et ne la dégradent que pour l'assujettir à la foi. Mais aussi, plus ils doutent quand ils ont dépassé le seuil du sanctuaire, plus ils affirment lorsqu'ils y sont rentrés. Rien de plus étrange, et l'on pourrait même dire rien de plus plaisant que leurs audacieuses affirmations sur les questions les plus obscures. Tel n'a pas toujours été l'esprit de l'Eglise. Autrefois ses grands docteurs savaient douter, et parmi eux, le plus grand de tous, saint Augustin. Sur la grâce, sur le libre arbitre, sur l'éternité des peines, sur l'origine des âmes et sur leur fin dernière, le penseur, aussi modeste qu'éminent, ne dissimulait pas ses doutes et ses perplexités. Et pour remettre un bon exemple sous les yeux de nos modernes pères de l'Eglise, qui ne doutent de rien, nous alIons reproduire ici quelques lignes d'une lettre de l'évêque d'Hippone à saint Jérôme, autre douteur qui à quatre-vingts ans, après une longue vie de méditations, avouait sans honte son ignorance : « Tu m'as envoyé des disciples, écrit-il, pour que je leur enseigne ce que je n'ai pas appris moi-même. Enseigne-moi donc ce que je dois enseigner, car peaucoup me sollicitent de les instruire, et je leur avoue que j'ignore ces choses comme bien d'autres. Je suis dans de grandes angoisses et ne sais absolument que répondre. »Et ailleurs, dans une lettre son disciple Optatus, qui invoque les lumières de sa longue expérience, le sage vieillard répond : « Cherche toi-même, et si tu trouves la solution que je n'ai point encore trouvée, défends-la autant que tu pourras, et communique-moi avec une amitié fraternelle ce que tu auras découvert. »Grande leçon de modestie et de bonne foi que les successeurs de saint Augustin n'auraient pas dû oublier. Les problèmes sur lesquels saint Augustin ne se permettait pas de donner une solution qu'il avait pas étaient du nombre de ceux qu'il ne considérait pas comme absolument nécessaires aux fondements de la foi religieuse, et ceci nous ramène à la distinction que nous avons établie tout d'abord au commencement de cet article : in dubiis libertas. Parmi les choses douteuses, il faut ranger tout ce qui n'est pas essentiel à la vie morale de l'humain et des sociétés. De là deux règles différentes, mais aussi précises que le permet l'obscurité de la question. Depuis qu'elles sont entrées dans la voie que Bacon leur avait ouverte, les sciences de la nature, répudiant définitivement le surnaturalisme, ne se servent plus que de trois instruments : l'observation, l'expérience, le calcul. On ne construit plus l'univers a priori sur des plans imaginaires, on se donne la peine de l'étudier pièce à pièce dans son ensemble comme dans ses détails perceptibles, et tout savant sérieux ne se sert qu'avec une extrême réserve du procédé commode, mais dangereux, de l'induction. Ce qu'il appelle système n'est, en réalité, qu'une méthode, ou plutôt un cadre pour recevoir les faits. Observons sa marche; elle part du doute absolu. Un fait est-il constaté et vérifié, il l'enregistre et le rattache à une loi à laquelle il semble obéir. Voilà un premier degré de probabilité. Vient un second fait, puis un troisième, puis une multitude d'autres, tous concordants. La probabilité augmente d'autant; l'hypothèse ou les hypothèses contraires se restreignent de plus en plus; il vient un moment, enfin, ou, tout en se rendant bien compte de son impuissance à saisir l'universalité des faits, l'esprit se contente d'une certaine somme de probabilités, et tient pour certain tout ce qui n'a pas été contredit par l'observation. Le doute reste permis, néanmoins; que disons-nous? il est la marque d'un esprit supérieur : il n'y a que les ignorants ou les demi-savants qui ne doutent de rien. Mais il y a toute une série de sujets qui échappent à l'observation directe, et dont nous ne pouvons avoir qu'une connaissance intuitive. L'absolu, l'infini, l'essence des êtres, les causes premières seront peut-être éternellement matière à hypothèses; c'est le vaste champ ouvert aux disputes. L'humain y est invinciblement attiré par ce besoin insatiable de tout connaître, qui fait tout à la fois sa grandeur et son infirmité. De ce qu'il lui est impossible de parvenir sur les graves problèmes à la certitude absolue, nous inférons logiquement que la solution n'en est pas indispensable. Donc liberté complète en pareilles matières. Le sage choisira parmi les hypothèses celle qui lui paraîtra réunir la plus grande somme de probabilités. Mais affirmer résolument sans permettre le doute est d'un sot, d'un fou ou d'un imposteur. (PL). |
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