| La philosophie empiriste de la fin du XIXe siècle désigne par le terme d'association la propriété que nos états de conscience ont de se susciter les uns les autres et de s'unir par certains rapports. Quoique l'expression "association des idées" ait prévalu dans l'usage, elle est, en réalité, inexacte. Ce n'est pas seulement une idée qui éveille une autre idée, mais une perception qui s'associe à une idée, un sentiment qui en suscite un autre ou qui suggère une idée ou qui donne naissance à un mouvement : bref, entre toutes les manifestations de notre vie psychique, quelles qu'elles soient, il y a des associations possibles et le mot idées ne peut être conservé qu'à la condition d'être considéré comme synonyme d'états de conscience. Ce fait de l'association est si bien connu de tout le monde qu'il est superflu de le décrire. Chacun sait qu'il y a continuité dans notre pensée, que nos états de conscience forment une chaîne; qu'aucun n'est solitaire; que, suscité par un ou plusieurs états antérieurs qui lui cèdent la place, le nouveau venu en éveille d'autres qui le chassent à son tour. Telle est, en effet, la nature de notre esprit que nous ne pouvons avoir la conscience claire que d'un petit nombre d'états à la fois. Quelques psychologues ont cherché à déterminer quel pouvait être ce nombre maximun. quelle est la plus longue association que la conscience puisse contenir. Hamilton la fixait un peu arbitrairement à huit états successifs. Wundt, qui a repris la question, non plus par l'observation intérieure, mais à l'aide de recherches expérimentales faites dans son laboratoire psychophysique de Leipzig, en trouve douze. Mais il s'agit de perceptions extrêmement simples : les coups d'un pendule entrecoupés d'une manière régulière par les coups d'un timbre (Physiologische Psychologie; Leipzig, t. II, pp. 243 et suiv., 2e édit.). Pour des états plus complexes et dont la durée est plus longue, ce maximum doit nécessairement être inférieur, et l'on voit que dans cette chaîne d'états associés, qui constituent notre vie mentale, il n'y en a jamais qu'un très petit nombre qui soit, - à proprement parler, dans la conscience. Quoique ce fait de l'association par sa généralité même fût de ceux dont l'étude s'imposait à la psychologie, ce n'est que dans les temps modernes qu'il a été examiné scientifiquement. - Les associations latentes « Il arrive quelquefois que nous voyons une idée s'élever immédiatement après une autre dans la conscience sans pouvoir ramener cette succession à une loi d'association. Or, en général, dans ces cas nous pouvons découvrir, par une observation attentive, que ces deux idées, bien que non associées entre elles, sont chacune associées à certaines autres idées; de sorte que la série aurait été régulière, si ces idées intermédiaires avaient pris dans la conscience leur place entre les deux idées qui ne sont pas immédiatement associées. Supposez, par exemple, trois idées A, B, C; supposez que les idées A et C ne peuvent se suggérer l'une l'autre immédiatement, mais que l'une et l'autre sont associées à l'idée B, en sorte que A suggère naturellement B, et B naturellement C. Or, il peut arriver que nous ayons conscience de A, et immédiatement après de C. Comment expliquer cette anomalie? on ne le peut que par le principe des modifications latentes. A suggère C, non pas immédiatement, mais par l'intermédiaire de B; mais comme B, de même que la moitié du minimum visible et du minimum audibile, ne se présente pas dans la conscience, nous pouvons le considérer comme non existant. Il y a un fait de mécanique que vous connaissez probablement. Si des billes de billard sont placées en ligne droite, se touchant l'une l'autre, et si l'on pousse une bille contre celle qui forme la tête de la ligne, qu'arrive-t-il? le mouvement de la bille ne se divise pas dans la rangée des billes; l'effet auquel nous aurions pu nous attendre a priori n'arrive pas, mais l'impulsion se transmet à travers les billes intermédiaires, qui restent chacune en place, à la bille située à l'autre bout de la ligne, et cette bille seule suit l'impulsion. Il semble qu'il se passe souvent quelque chose de semblable dans le cours de la pensée. Une idée suggère immédiatement une autre idée dans la conscience. La suggestion agit à travers une ou plusieurs idées qui ne se présentent pas elles-mêmes dans la conscience. Les idées qui éveillent et celles qui sont éveillées correspondent à la bille qui frappe et à celle que le mouvement détache de la file; tandis que les idées intermédiaires dont nous n'avons pas conscience, mais qui effectuent la suggestion, ressemblent aux billes intermédiaires qui restent immobiles tout en transmettant le mouvement. Il me vient à l'esprit un cas dont j'ai été récemment frappé. Je pensais au Ben Lomond, cette pensée fut immédiatement suivie de la pensée du système d'éducation prussien. Or, il n'y avait pas moyen de concevoir une connexion en ces deux idées en elles-mêmes. Cependant un peu de réflexion m'expliqua l'anomalie. La dernière fois que j'avais fait l'ascension de cette montagne, j'avais rencontré à son sommet un Allemand, et bien que je n'eusse pas conscience des termes intermédiaires entre Ben Lomond et les écoles de Prusse, ces termes étaient indubitablement - Allemand -Allemagne, - Prusse, - et je n'eus qu'à les rétablir pour rendre évidente la connexion des extrêmes. » (Hamilton, Lectures on Metaphysics, I). | L'Antiquité ne nous a guère laissé sur ce point qu'un texte très court d'Aristote (De la réminiscence, II) mais qui, dans sa brièveté, donne l'essentiel et porte la marque d'exactitude et de précision de ce grand naturaliste. C'est à Hobbes qu'on rapporte l'honneur d'avoir inauguré cette étude; toutefois ce que l'on rencontre sur ce point dans ses écrits est assez maigre. Malebranche et Locke, mais surtout Hartley et Hume, accordent à l'association un rôle prépondérant. A partir de la fin du XVIIIe siècle, il n'est pas d'ouvrage de psychologie qui n'en parle longuement. Enfin, vers le milieu du XIXe siècle s'ouvre une nouvelle période: l'association n'est plus considérée comme une faculté spéciale de l'esprit, mais comme sa loi même; on lui reconnaît un caractère de compréhension et de généralité tel qu'elle sert à tout expliquer : c'est la doctrine qui a pris le nom de théorie de l'association ou associationisme. En résumé, deux phases ont été parcourues : l'une descriptive, l'autre explicative. Nous allons parler ici de la première. La première tâche qui se présentait au psychologue c'était de déterminer aussi rigoureusement que possible les diverses formes d'association et de les classer. Hume les réduisait à trois : la ressemblance, la contiguïté dans le temps ou dans le lieu, la causalité. Après lui, l'école écossaise, tout en admettant ces trois formes, en ajouta d'autres : rapport de signe à chose signifiée, du moyen à la fin, rapport de contraste. Il est certain qu'un grand nombre d'associations se produisent sous ces diverses formes, mais elles sont réductibles à celles reconnues par hume. Si un signe rappelle une chose, n'est qu'il y a entre eux contiguïté dans le temps et dans l'espace. Si les moyens suscitent l'Idée du but, c'est qu'ils le produisent : il y a donc un rapport de cause à effet. L'association par contraste, très fréquente, est plus obscure : elle repose cependant soit sur une contiguïté antérieure, soit sur une ressemblance partielle. Cette multiplicité de rapports, admise par certains auteurs, peut avoir son utilité pour donner une description complète du phénomène, pour le montrer sous toutes ses faces, mais elle multiplie sans nécessité les divisions et n'a aucun caractère dune classification rigoureuse. Les trois formes admises par Hume sont-elles irréductibles? L'école associationiste les réduit en général à deux : la ressemblance, la contiguité : cette dernière se présentant sous deux formes, la simultanéité et la succession. La causalité est ramenée à la succession dont elle n'est qu'un cas particulier. Enfin Stuart Mill ramène toute la théorie de l'association à une loi unique (sur laquelle nous reviendrons plus loin) : Quand deux états ou deux idées ont été pensés une ou plusieurs fois en connexion étroite l'un avec l'autre, l'esprit acquiert par Ià même une tendance à les penser ensemble et cette tendance est d'autant plus forte qu'ils ont été plus souvent unis dans l'expérience. - Les vérités nécessaires réduites à une association inséparable « S'il y a dans notre nature un sentiment que les lois d'association seraient évidemment capables de produire, c'est celui de la nécessité. D'après la définition de Kant, et il n'y en a pas de meilleure, le nécessaire est ce dont là négation est impossible. Si nous trouvons qu'il est de toute manière impossible de séparer deux idées, nous avons tout le sentiment de nécessité que l'esprit humain peut avoir. Ceux donc, qui nient que puisse produire une nécessité de la pensée, devraient soutenir que deux idées ne sont jamais tellement nouées ensemble qu'elles soient réellement inséparables. Mais cette affirmation contredit l'expérience la plus vulgaire. Que de personnes, qui pour avoir été épouvantées dans leur enfance, ne peuvent jamais se trouver seules dans l'obscurité sans éprouver d'invincibles terreurs! Que de personnes qui ne peuvent revoir un certain endroit, ou penser à un certain événement sans qu'il se réveille en elles de vifs sentiments de douleur ou de souvenirs de souffrance! Si les faits qui ont créé ces fortes associations dans les esprits de quelques individus avaient été communs à tous les hommes dès la première enfance, et s'ils avaient été complètement oubliés après la formation des associations, nous aurions une nécessité de la pensée, une de ces nécessités qu'on regarde comme des preuves d'une loi objective, et d'une connexion mentale a priori entre des idées. Or, dans toutes les prétendues croyances naturelles et les prétendues conceptions nécessaires que nous voulons expliquer par le principe de l'association inséparable, les causes productives des associations ont dû commencer presque au commencement de la vie, et elles sont communes à tous les hommes ou à une grande partie de l'humanité. Je reconnais pleinement que nous sommes incapables de concevoir une limite à l'espace. Pour expliquer cette incapacité, il n'est pas nécessaire de la supposer innée. C'est en vertu des lois psychologiques connues, que nous devenons incapables de concevoir cette limite. Nous n'avons jamais perçu un objet ou une partie de l'espace sans qu'il n'y eût encore de l'espace au delà. Et depuis le moment de la naissance, nous avons toujours perçu des objets et des parties de l'espace. Comment donc l'idée d'un objet ou d'une partie de l'espace pourrait-elle ne pas s'associer inséparablement à l'idée d'un nouvel espace au delà? chaque instant de notre vie ne peut que river cette association, et nous n'avons jamais trouvé une seule expérience tendant à la rompre. Sous les conditions actuelles de noue existence, cette association est indissoluble. Mais nous n'avons pas de raison de croire que cela tienne à la structure originelle de nos esprits. Nous pouvons supposer que sous d'autres conditions d'existence, il nous serait possible de nous transporter au bout de l'espace, et qu'après y avoir pris connaissance de ce qui s'y trouve par des impressions d'une espèce tout à fait inconnue dans notre état présent, nous deviendrions à l'instant capables de concevoir le fait et de constater sa vérité. Après quelque expérience de l'impression nouvelle, le fait nous semblerait aussi naturel que les révélations de la vue à un aveugle-né, guéri depuis assez longtemps, pour que l'effet d'une longue pratique les lui ait rendues familières. Mais comme ceci ne peut arriver dans notre état présent d'existence, l'expérience qui pourrait dissoudre l'association ne se fait jamais, et la fin de l'espace demeure toujours inconcevable. » (J. Stuart Mill, Philosophie de Hamilton). | Plusieurs auteurs distinguent les associations en accidentelles et rationnelles. La rêverie, le rêve avec ses incohérences et en général tous les états de l'esprit où nos idées s'associent spontanément, où notre pensée flatte comme au hasard, représentent le premier groupe. C'est le pur automatisme de l'esprit. Si l'on étudie cet état sur soi-mémo ou sur les autres, on remarquera que, dans certains cas, l'association entre les deux idées est immédiate et que rien n'est plus facile que d'en déterminer la cause; dans d'autres cas, le lien échappe à première vue, la réflexion seule le découvre, c'est une association médiate qui ne peut s'expliquer que par cette hypothèse que, entre les deux idées, il s'est produit un travail cérébral qui a permis le passage de l'une à l'autre, mais sans que les intermédiaires parviennent à la conscience. C'est l'association latente : elle a été comparée à ce phénomène physique dans lequel plusieurs billes étant suspendues et en contact les unes avec les autres, le mouvement imprimé à la première ébranle la dernière seule. les billes intermédiaires qui ont transmis le mouvement restant immobiles. Quant aux associations rationnelles, ce sont celles qui résultent de la réflexion et du gouvernement de l'esprit par lui-même : elles supposent une convergence vers un but fixe, un triage entre les idées qui s'éveillent avec élimination de celles qui sont jugées nuisibles ou indifférentes. Elles constituent le fonds de tous nos raisonnements. Mais il faut remarquer que cette division en rationnelles et accidentelles n'a aucun des caractères d'une bonne classification : elle ne répond pas à la nature des choses; elle est subjective, anthropologique; elle exprime simplement deux modes différents de notre vie mentale, l'un spontané, l'autre réfléchi. Si maintenant l'on considère le fait de l'association sous une forme plus concrète, c. -à-d. chez divers hommes déterminés, et si on les compare entre eux, on sera frappé des différences. Une même impression servant de point de départ produira chez l'un une série d'images et d'idées poétiques, chez un autre une suite de déductions scientifiques, chez un troisième un ensemble de considérations utilitaires et ainsi de suite. La vue d'un chêne éveille des associations toutes différentes pour un poète, pour un peintre, pour un botaniste, pour un propriétaire, pour un bûcheron. Mais chacun de ces modes d'association n'est lui-même que la résultat et l'expression visible d'une cause plus profonde dont nous n'avons pas à nous occuper ici et qui est son caractère, son tempérament, sa constitution naturelle. (Th. Ribot ). | |