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Le mot matière peut être entendu en philosophie de deux façons différentes. Chez les Anciens, il était plutôt pris dans un sens relatif, par opposition à la forme : en ce sens, la matière c'est ce dont une chose est faite, c'est la substance d'Aristote, to hypokeimenon, la causa materialis des scolastiques : chez les Modernes, il est plutôt pris dans un sens absolu, par opposition à l'esprit : il désigne, non la substance en général, mais une certaine espèce de substance, la substance matérielle, celle qui se manifeste à nos sens en contraste avec notre activité consciente, l'objet en tant qu'on l'oppose au sujet. Pour mieux dire, les philosophes anciens, et en particulier Aristote, ne semblent pas avoir jamais démêlé cette équivoque; ils ont inextricablement confondu les deux sens, et c'est seulement croyons-nous, à partir de Descartes, que les deux notions de la matière et de l'esprit ont été nettement définies dans leur opposition réciproque. Ainsi toute la philosophie ancienne admettait plus ou moins expressément ce principe, qu'il y a nécessairement pour toutes choses une sorte de fond commun d'où elles sortent et sur lesquelles elles reposent, et le problème de la matière se formulait pour elle en ces termes : Quelle est la nature de ce substratum universel Les premiers Ioniens, on le sait, l'assimilaient tour à tour à l'eau, à l'air et au feu. Démocrite le composait de plein et de vide, d'atomes et d'espace. Platon y voyait une sorte de non-être. Aristote, qui proclamait énergiquement sa réalité, la déclarait inséparable des formes qu'elle contient en puissance et qui la manifestent en s'actualisant; pour mieux dire, il distinguait les matières secondes, toutes plus ou moins déterminées par des formes, telles que nous les observons dans la nature, et la matière première, absolument indéterminée, étrangère à toute forme, que nous pouvons bien imaginer dans notre pensée, mais qui n'est qu'une abstraction vide ou plutôt une impossible fiction. Aussi les stoïciens, après lui, ont-ils soutenu que la matière contient en elle-même le principe de ses qualités et la source de ses mouvements; ils l'ont conçue comme essentiellement vivante : d'où le nom d'hylozoïsme, quelquefois donné à leur doctrine; tandis que les épicuriens, reprenant les idées de Démocrite, dissolvaient la matière en une infinité d'atomes qui se meuvent, s'agrègent et se désagrègent dans l'espace sans bornes par le seul effet de leurs propres forces (Philosophie atomistique). A partir de Descartes, la matière ne s'oppose plus à la forme, mais à l'esprit. La matière et l'esprit sont en effet pour Descartes deux réalités également substantielles, mais essentiellement distinctes par nature; et il les définit la première par l'étendue, la seconde par la pensée. De là toute une série de problèmes à peu près inconnus de la philosophie ancienne. En faisant de l'âme humaine la forme d'un corps organisé et vivant, Aristote l'avait par cela même conçue comme présente dans toute l'étendue de ce corps; elle devenait ainsi une sorte de corps invisible, impalpable, contenu dans l'autre, de mêmes dimensions, de même figure que lui, tel que se l'imaginent encore aujourd'hui ces prétendus spiritualistes et autres chasseurs de fantômes qui parlent de «-photographier l'âme ». Il n'y avait à ce point de vue entre le matériel et le spirituel qu'une simple différence de degré. Pour Descartes, au contraire, la matière est quantité, multiplicité; l'âme est qualité, unité. Dès lors, toutes les propriétés qualitatives que nous attribuons à la matière ne lui appartiennent pas véritablement; elles sont des apparences dont notre pensée seule la revêt. Par là se trouve établie la distinction des propriétés premières et des propriétés secondes des corps, celles-là objectives et se réduisant toutes à l'étendue, celles-ci subjectives et traduisant les modifications de l'étendue en sensations de couleur, de son, d'odeur, de saveur, etc. Mais on comprend que les successeurs de Descartes, approfondissant cette distinction, se soient demandés si l'étendue elle-même ne serait pas, comme la couleur et le son, un produit de la pensée. On sait quelles réponses Berkeley, Leibniz, Kant, Stuart Mill ont fait tour à tour à cette question. Au XXe siècle, la physique, avec ces deux bouleversements majeurs qu'auront été la théorie quantique et les théories de la relativité (restreinte et générale), la problématique de la matière s'est elle aussi trouvée complètement renouvelée. On ne peut plus penser la matière indépendamment de l'espace et du temps, eux-mêmes solidaires, et le concept de matière, placé également en vis-à-vis avec celui d'interaction, a fini par devenir évanescent, au point que l'on a parlé parfois d'une "dématérialisation de la matière". Mais même si l'on s'en tient à l'approche classique des philosophes, les problèmes les plus fondamentaux qui touchent à la matière (à défaut le leur solution possible!) sont déjà apparents. Ils pourraient, croyons-nous, se ramener à deux, le premier plus particulièrement philosophique, le second scientifique. 1° Quelles raisons légitimes avons-nous d'affirmer l'existence réelle, objective, de la matière, et quelle est la valeur de la connaissance ou, pour mieux dire, de l'idée que nous en pouvons avoir?Sur le premier point, l'accord est à peu près unanime entre les différentes écoles philosophiques classiques. On admet que la réalité de la matière ne nous est pas directement connue : nous la supposons, en définitive, par un raisonnement fondé sur le principe de causalité, pour nous expliquer à nous-mêmes les phénomènes qui se manifestent à nos sens; et, par suite, quelque idée que nous nous en fassions, nous ne la concevrons jamais absolument telle qu'elle est en soi, mais seulement dans son rapport avec nos sensations et les habitudes ou les nécessités de notre pensée. Tous les philosophes du XIXe siècle, aussi bien ceux qui se déclarent disciples de Comte ou de Spencer, que ceux qui se réclament de la Monadologie (Leibniz, monade) ou de la Critique de la raison pure (Kant, Criticisme), reconnaissent hautement ce principe, bien qu'ils ne voient pas tous peut-être avec la même clarté les conséquences qui en découlent et qu'il arrive parfois à certains d'entre eux de méconnaître. Si nous examinons maintenant quelles sont en fait les conceptions hypothétiques de la matière sur lesquelles hésitaient encore philosophes et savants immédiatement avant l'âge quantique, nous pouvons d'abord mettre au premier rang la conception atomistique déjà florissante. Elle semblait un des postulats nécessaires de la physique et de la chimie modernes, bien qu'elle eût commencé à la fin du XIXe siècle (notamment en France) à perdre curieusement une partie de son crédit. Quoi qu'il en soit, dès cette époque, on suppose que la matière se compose de substances réellement distinctes, séparées même les unes des autres par des intervalles vides, indivisibles, infiniment petites, et cependant occupant une certaine étendue, impénétrables les unes aux autres, et cependant s'influençant les unes les autres par des forces attractives et répulsives, inertes d'ailleurs et ne faisant jamais que recevoir et transmettre le mouvement sans pouvoir le produire par leur propre initiative. Mais cette hypothèse elle-même tend à se compliquer encore, d'une part pour rendre compte des phénomènes de lumière, d'électricité, que seule l'approche quantique permet d'aborder convenablement, et de chaleur, qui a ses propres difficultés, et qui semblent obliger à admettre que les atomes eux-mêmes sont contenus dans un milieu matériel (l'éther), lequel emplit leurs intervalles, d'autre part pour expliquer mécaniquement les forces attractives et répulsives qu'on leur attribue et dont la raison ne peut résider sans doute que dans les mouvements intestins de leurs parties. L'atomisme se trouve ainsi lancé sur la pente d'un progrès à l'infini, car que pourraient être ces parties des atomes, sinon des atomes encore plus petits? Et cet éther qu'on imagine entre les atomes, s'il est matériel, ne doit-il pas aussi, se demande-t-on, se composer d'autres atomes? De sorte que la limite, qu'on croyait avoir atteinte, recule sans cesse devant la pensée. Joignez à cela la contradiction métaphysiqued'un indivisible étendu et par conséquent divisible à l'infini, et vous comprendrez que le concept de l'atome ait pu paraître suspect à plus d'un philosophe. Les plus sceptiques n'y voyaient qu'un artifice, une fiction commode pour exprimer les résultats de l'expérience et les soumettre à l'analyse, mais sans aucun rapport véritable avec la réalité. L'ironie veut que la même défiance se soit poursuivie après même que l'hypothèse atomique ait été admise, mais qu'elle ait simplement changé d'objet, lorsque les physiciens ont abordé celle de l'existence d'objets subatomiques. C'est se qui s'est produit, par exemple, dans les années 1960, quand Murray Gell-Mann a introduit l'hypothèse des quarks pour rendre compte des propriétés des nucléons. Lui-même,semble-t-il, n'y voyait pas au départ autre chose qu'une astuce heuristique... Mais revenons-ens à l'époque pré-quantique. Dans ce concept de l'atome, deux idées apparaissaient indissolublement unies, l'idée de l'étendue et l'idée de la force. De là une double tentative pour lui substituer un concept plus simple. " Que savons-nous de l'atome, disait Faraday, en dehors de le force? Vous imaginez un noyau que vous appelez a, et vous l'environnez de forces qu'on peut appeler m; pour mon esprit, votre a ou noyau s'évanouit et la substance consiste dans l'énergie de m. En effet, quelle idée pouvons-nous nous former du noyau indépendamment de son énergie? "Dans cette hypothèse, qui a eu pour partisans non seulement Faraday, mais Boscovich, Kant, Cauchy, Renouvier, etc., l'élément ultime de la matière, ce n'est plus l'atome, c'est le centre de forces. Il faut concevoir chaque élément de la matière comme un point indivisible autour duquel rayonnent dans toutes les directions des lignes de forces par lesquelles il est en relation avec tous les autres points de l'univers, susceptible d'ailleurs de se déplacer dans l'espace pour se rapprocher ou s'éloigner de certains d'entre eux. Ce qui revient à dire qu'il se constitue et se définit par la somme des actions qu'il est censé exercer sur les autres centres et en subir à son tour. Mais qui ne voit que, dans une telle doctrine l'unité, l'individualité de chaque centre de forces, devient absolument impossible à déterminer ou même à concevoir? Quelle idée d'ailleurs se faire de ces forces, qu'il contiendrait toutes ensemble, puisqu'une force ne nous est connue mécaniquement que par les mouvements qu'elle suscite, empêche ou modifie? N'est-ce pas dire qu'il n'y a rien de plus dans l'univers que des mouvements actuels et virtuels qui dépendent les uns des autres, se continuent et se transforment les uns dans les autres, selon des lois-mathématiques? De là une autre hypothèse, non plus dynamique, mais purement mécanique, et en quelque sorte géométrique, qui s'efforce de réduire la matière au seul mouvement. L'idée première en remonte à Descartes, mais elle a été reprise par W. Thomson (Kelvin) et Lasswitz. Pour eux, la matière est un fluide continu, homogène, dans lequel le mouvement seul déterminerait des unités apparentes. Les prétendus atomes ne sont dans cette hypothèse que des tourbillons, des anneaux tourbillonnants, comme ceux dont les propriétés ont été déterminées par les calculs de Helmholtz et que se sont attachées à mettre en lumière les expériences de Tait. Mais, tomme l'objectera Stallo, « le mouvement dans un fluide parfaitement homogène, incompressible, et par suite continu, n'est pas un mouvement sensible. Toute différenciation dans un pareil fluide est purement idéale; malgré le déplacement d'une masse par une autre masse, un espace donné présenterait à chaque instant la même quantité de substance, absolument indiscernable de celle qui y était le moment d'avant. »En outre, comme l'a vu Maxwell, l'atome tourbillon est incapable d'inertie. Ainsi toutes les hypothèses proposées jusqu'au début du XXe siècle sont ainsi impuissantes soit à résoudre leurs contradictions internes, soit à s'ajuster complètement avec les faits. Quelle conclusion pouvaient alors en tirer philosophes et physiciens, sinon que leurs conceptions scientifiques de la matière, plus ou moins utiles comme instruments de coordination et d'analyse, ne sauraient prétendre à la vérité absolue? Par cela même qu'elles ne faisaient que simplifier et généraliser les caractères et les rapports des phénomènes sensibles, expliquaient-ils, elles étaient nécessairement symboliques et illusoires comme ces phénomènes eux-mêmes. Elles servaient en quelque sorte à transcrire les apparences dans une langue plus claire et plus cohérente que celle des sens; mais elles ne ne faisaient pas pénétrer au delà des apparences, et cette langue elle-même était dérivée de la langue des sens et gardait de son origine une irrémédiable relativité. Cs mêmes physiciens et philosophes en déduisaient qu'ils risquaient bien d'être condamnés à ignorer éternellement ce qu'est en soi la matière. On peut se demander aujourd'hui, si après un siècle de progrès étourdissants - des progrès qui ont permis notamment de percer des mystères inimaginables pour les auteurs du XIXe siècle, et de dépasser la "langue des sens" au-delà de toute espérance - ces doutes ne conservent pas la même actualité. Probablement insoluble pour la science, le problème l'est sans doute aussi pour la métaphysique. Il est vrai que celle-ci n'est pas astreinte dans ses hypothèses aux mêmes conditions que celle-là. Les explications qu'elle propose doivent, non rendre compte du détail des phénomènes, mais s'accorder, sans être d'ailleurs contredites par l'expérience, avec un ensemble d'explications du même ordre, logiquement cohérent et coextensif au système total de nos connaissances. En un mot, toute métaphysique procède d'une cosmovision. Mais celle-ci peut-elle jamais s'affranchir de notre propension à mêler inextricablement nos connaissances à nos désirs? (E. Boirac).
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