| Fatalité. - Les Anciens entendaient par là l'irrésistible nécessité des faits et des choses; c'était la loi du Destin : et comme celui-ci, surtout chez les Stoïciens, était l'enchaînement éternel des causes, la raison des choses, la fatalité devenait à leurs yeux une sorte de providence. Ils la distinguaient, par conséquent; du hasard, qui est l'opposé de l'ordre, et de la fortune, qu'ils faisaient libre et capricieuse. (Fatalisme). Dans la littérature Chez les Modernes, l'idée de fatalité a perdu sa valeur devant celle de liberté humaine, et devant celle d'un Dieu-Providence, à la fois créateur et conservateur du monde. Fatalité dans la tragédie antique. Selon les Anciens, les dieux conduisaient les événements selon les principes compréhensibles de la morale, selon l'équité, et le destin (fatum), puissance supérieure aux dieux et aux hommes, selon les lois impénétrables de l'ordre éternel du monde. La religion proclamait que le coupable serait puni pendant sa vie, ou que, s'il se dérobait lui-même au châtiment, ses descendants porteraient la peine de son iniquité. Cette vengeance des dieux était justice à l'égard de ceux qui l'avaient méritée, et fatalité par rapport à ceux qui avaient recueilli ce funeste héritage. La volonté du destin, traduite par la fatalité, plane sur toute l'histoire des temps héroïques de la Grèce : Les héros d'Homère semblent quelquefois à peine responsables de leurs actes : c'est un dieu qui tour à tour leur donne ou leur ôte le courage, qui tantôt leur inspire la prudence, tantôt les abandonne à leur faible raison; et les dieux eux-mêmes se plaignent souvent de n'être pas libres, et d'exécuter les arrêts d'une volonté supérieure, c.-à-d. du destin, qui les soumet aux lois de la fatalité. Le destin régna dans l'histoire comme dans la poésie : Hérodote montre au-dessus des révolutions du monde une puissance fatale qui les conduit au gré de son caprice ou de sa passion, plus rarement selon les lois de la sagesse et de la justice. Le destin est même un rival jaloux qui punit les humains aussi bien de leurs prospérités que de leurs crimes. Tirée des traditions héroïques, la tragédie en conserva les données, non moins que l'épopée et l'histoire : les dieux ne disparurent pas entièrement de ces drames qu'ils avaient autrefois remplis, et, quand ils cessèrent de s'y montrer, leur volonté toute puissante y joua longtemps le principal rôle et y resta le mobile de l'action. Elle se manifestait par des pressentiments, des songes, des présages, des oracles. La fatalité, toujours rappelée à l'esprit du spectateur, semblait former le fond de ce tableau, lugubre où paraissaient les passions humaines marchant vers le but que leur avait marqué d'avance l'immuable destinée. Telle est l'idée dominante des tragédies d'Eschyle : tout abstraite qu'elle est, elle devient une sorte de personnage vivant et agissant, le héros de son drame, et comme son drame lui-même. L'empreinte de la fatalité est manifeste dans la trilogie d'Agamemnon, des Choéphores et des Euménides : on y trouve d'abord un crime fatal, l'adultère d'Égisthe, inspiré par les souvenirs de la haine de Thyeste et d'Atrée ; puis le meurtre d'Agamemnon, fatalement vengé, par ses enfants;. enfin la punition de cette vengeance même, fatalement poursuivie au nom du ciel par les Euménides. Dans Sophocle, surtout dans ses deux Oedipe, les héros se montrent déjà plus maîtres d'eux-mêmes et plus responsables de leurs actes; l'intrigue se noue et se dénoue plus près de la terre. Les dieux n'ont pas abdiqué toute action sur la volonté humaine; mais on sent qu'entre eux et l'homme la lutte est moins inégale. Il y a telle faute; cause de son malheur, que pourrait éviter Oedipe, et où les dieux ne sont plus que pour une part. Si Eschyle voit les choses humaines soumises à une invincible fatalité, Sophocle y aperçoit davantage le jeu de nos passions et de notre volonté. II est encore au pouvoir du sort de rendre l'humain malheureux, mais la fatalité est sans force sur les mouvements de la volonté, et ne peut, malgré lui; les tourner au crime ou à la vertu. Sophocle exprime la protestation de la liberté morale contre ces lois tyranniques du sort qui l'avaient précédemment asservir. Avec les progrès de la philosophie s'amoindrit singulièrement l'importance de la fatalité. Dans les tragédies d'Euripide, les puissances surnaturelles ne sont plus que des personnages de prologue ou des machines de dénouement; la volonté humaine se montre souvent indépendante et maîtresse d'elle-même; les moeurs et les caractères des personnages deviennent la cause principale des événements tragiques. Toutefois, Euripide n'a pas complètement effacé de ses oeuvres la fatalité ; il l'a plutôt déplacée : Eschyle et Sophocle avaient peint les dieux précipitant les mortels dans des malheurs inévitables : Euripide les montre qui leur envoient d'invincibles passions. Auparavant, le personnage tragique était aux prises avec les obstacles du dehors; il eut désormais à combattre les ennemis du dedans; c'est su sein même du coeur des humains que fut transportée la lutte dramatique. La liberté morale y revendiqua ses droits, même par une résistance impuissante, et cette nouveauté hardie a ouvert la voie à l'art moderne, qui a fait de la tragédie non pas le tableau des calamités de l'homme esclave de l'aveugle destinée, en un mot de la fatalité, mais le tableau des malheurs et des crimes de l'humain esclave des passions, qu'il a laissé se développer dans son coeur. Cette transformation dans la conception du drame en Grèce, due surtout au génie d'Euripide, nous explique pourquoi Aristote, historien plutôt que législateur du théâtre grec, a négligé presque complètement de parler, dans sa Poétique, du principal personnage de l'antique tragédie, la fatalité. S'il n'en a rien dit, c'est qu'aussi bien que la trilogie, sur laquelle il garde un absolu silence, et que le drame-satyrique, auquel il consacre à peine quelques lignes, la divinité mythologique la doctrine philosophique et littéraire de la fatalité étaient déjà de son temps tombées en désuétude. (F. B.).
| En bibliothèque - Cicéron, De Fato et De Divinatione; Daunou, Mémoire sur le Destin; Barthélemy, Voyage d'Anacharsis, ch. LXXI, Entretiens sur la nature et l'objet de la tragédie; Mme de Staël, De la littérature, des tragédies grecques; Patin, Études sur les tragiques grecs, liv. I, Histoire générale de la tragédie grecque; Egger; Essai sur L'histoire de la Critique chez les Grecs, ch. in, § 8; Cambouliu, Essai sur la Fatalité dans le théâtre grec, in-8°. | | |