| Dans une acception spéciale, désormais tombée en désuétude, les philosophes appelaient sens commun une certaine faculté destinée suivant eux à opérer la réunion des sensations, et à en rapporter la cause à un objet unique, lorsque que effectivement nous nous trouvons en présence d'un objet dont les qualités produisent respectivement, sur chacun de nos sens, des impressions variées. Nous croyons qu'Aristote est le premier qui en ait parlé en termes explicites (Traité de l'âme, liv. III, eh. 2), Bossuet, dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, le définit "une faculté de l'âme qui réunit les sensations et ne fait qu'un seul objet de tout ce qui frappe ensemble nos sens." "On peut, ajoute-t-il un peu plus loin, douter du sens commun." En effet, l'hypothèse d'un sixième sens, ou d'un sens intérieur, comme on l'appelle encore, n'est pas nécessaire pour expliquer ce qui se passe quand nous affirmons, par exemple, que c'est le même objet qui est blanc et doux. Il suffit de dire que les sens ne sont en réalité que les différentes fonctions de l'entendement, appliquées à la perception des objets extérieurs; et que c'est le quoi intelligent, percevant les différentes qualités et jugeant ses perceptions, qui opère ce rapprochement. Sensorium* ou Sensorium commune. Dans l'hypothèse d'un sens intérieur ou sens commun destiné à réunir les sensations, on appelait sensorium (en grec aisthétérion) l'organe dans lequel on supposait que réside cette faculté. C'était, en général, celui que l'on considérait comme le siège de l'âme elle-même; de sorte que, sur l'un ou sur l'autre sujet, les hypothèses philosophiques ont subi à peu près les mêmes variations. Voici maintenant quelque chose de plus important et de plus usuel. On appelle ordinairement sens commun l'ensemble des notions et des jugements communs à tous les humains, qui résultent du développement spontané des différentes facultés de l'intelligence, et spécialement de la raison. Le sens commun, à ce titre, est appelé à exercer, sur les sciences en général, et notamment sur la philosophie, une sorte de contrôle et de juridiction dont il convient de fixer l'origine et les limites. A moins de prétendre (scepticisme), que nos facultés sont essentiellement trompeuses, on ne peut admettre que ces facultés fassent fausse route, aussi longtemps du moins que la volonté n'intervient pas dans leur direction. Les connaissances que par elles nous obtenons de toutes choses, sont superficielles et confuses, il est vrai, mais exactes. Toutes les erreurs qui ont eu et qui continuent d'avoir cours dans le monde sont l'oeuvre, non du sens commun, mais de la réflexion qui, s'attachant d'ordinaire à un seul côté des choses, prend volontiers pour le tout qui lui échappe la partie que seule elle aperçoit, et tire, des données incomplètes qu'elle a recueillies, des conclusions prématurées et excessives. Les sciences ont plus de profondeur, plus de précision, mais moins de sûreté que le sens commun, et aussi moins d'étendue. D'ailleurs, le temps et les soins qu'il faut leur consacrer en font naturellement la prérogative d'un petit nombre d'esprits, tandis que le sens commun est le partage de tous. Lors donc qu'il s'agit des questions générales et fondamentales, à la solution desquelles nul homme ne saurait sans inconvénient demeurer étranger, on conçoit que le sens commun (cette solution s'est produite spontanément) la tienne en réserve pour la comparer, à un moment donné, à celle que les sciences apportent sur le même sujet, et que les philosophes eux-mêmes s'en servent comme d'un criterium pour juger leurs propres doctrines. Or, telle est la nature des questions philosophiques, que, sous une forme ou sous une autre, elles intéressent tout le monde. Il n'en est pas tout à fait de même des sciences physiques et mathématiques. A part quelques principes élémentaires, et quelques notions d'une utilité pratique, il n'est pas indispensable que tout le monde ait des idées arrêtées sur les questions dont elles s'occupent. Mais sur la distinction de la matière et de l'esprit, sur le Vrai et le faux en général, sur la justice, sur le bien et le mal, etc., c.-à-d. pratiquement sur tout ce qui fait l'objet de la philosophie classique, qui pourrait se résigner à une ignorance absolue? Aussi a-t-il été pourvu non seulement à ce que cette ignorance ne fût pas notre lot, mais encore à ce que les idées les plus communes sur ces divers sujets fussent aussi les plus vraies et les plus sûres. Est-ce à dire que toute la philosophie soit implicitement contenue dans le sens commun? Cette opinion n'a pas laissé d'avoir des partisans, parmi lesquels il faut citer au premier rang les philosophes de l'école écossaise. Ce que les Écossais désignent sous le nom de vérités ou principes du sens commun, ce sont les principes mêmes de la philosophie, et l'écrivain éminent qui, en France, se borna d'abord au rôle modeste et laborieux de propagateur de la philosophie écossaise, Jouffroy, a dit expressément : "Éclaircir par la Réflexion les intuitions obscures que tout le monde reçoit en présence des choses, voilà tout ce que la Philosophie peut, et tout ce qu'elle voudra, le jour où, se repliant sur elle-même, etc." C'est faire trop grande la part du sens commun, trop petite celle des sciences. Le sens commun (et c'est là son seul rôle) prévient, signale, réprime les écarts de la philosophie; il n'en forme pas le cadre tout entier; car la réflexion, en s'appliquant aux questions philosophiques, y découvre des points de vue que le sens commun, dans ses intuitions rapides et synthétiques, est incapable d'y saisir; et ces points de vue sont, à eux seuls, de grandes questions. (B-E.).
| En bibliothèque - le P. Bullier, Traité des premières vérités et de la source de nos jugements; Reid, Essais sur les facultés de l'Esprit humain, notamment l'Essai VI; Jouffroy, Préface de la traduction des Oeuvres de Reid, et Mélanges, De la Philosophie et du Sens commun; et un Mémoire d'Amédée Jacques sur le Sens commun comme principe et comme méthode philosophique. | | |