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Ce qui est propre
et particulier Ă Venise, ce qui fait d'elle
une ville unique, c'est que seule en Europe,
après la chute de l'Empire romain,
elle est restée une cité libre, et qu'elle a continué sans interruption
le régime, l'esprit, les moeurs des républiques antiques. Imaginez Cyrène,
Utique, quelque colonie
grecque ou punique
Ă©chappant par miracle Ă l'invasion ou au renouvellement universel et
prolongeant ainsi jusqu'Ă la RĂ©volution
française une vieille forme de l'humanité. L'histoire de Venise est
aussi Ă©tonnante que Venise elle-mĂŞme.
Les
origines.
Les cĂ´tes septentrionales de l'Adriatique
étaient habitées dans l'Antiquité
par les Vénètes, qui donnèrent leur nom à la région et furent de bonne
heure chassés par les Romains. Ceux-ci fondèrent
dès 181 la colonie
d'Aquilée. En 452,
lors de l'invasion d'Attila, les habitants de
cette ville se réfugièrent dans les lagunes,
dont ils occupèrent les îlots. Dès le début, et pendant deux siècles
et demi, chaque îlot nomma un tribun, sorte de maire renouvelable tous
les ans, responsable devant l'assemblée générale de tous.
En 697,
les habitants choisirent un chef commun, Paulucio Anafesto, qui prit le
nom de doge (du latin dux) et mourut en
716. Au VIIIe
siècle, Venise fut constituée par la réunion des îles du
Rialto et d'Oliveto. En 828, sa flotte
rapportait le corps de saint Marc l'évangéliste
qu'elle choisissait comme patron. Au XIe
siècle, elle se dégageait définitivement de la suzeraineté
du Saint-Empire, après avoir secoué la
tutelle byzantine, et atteignait la plénitude
de son indépendance.
La RĂ©publique
de Venise.
DĂ©veloppement
intérieur et extérieur.
A peine indépendante, Venise prit un
rapide développement intérieur et extérieur. A l'intérieur, les doges
formaient d'abord de véritables dynasties, dont les membres se succédaient
les uns aux autres, et le pouvoir appartint successivement aux familles
Candiano et Orseolo.
En 1033, l'hérédité fut abolie.
Les doges s'entourèrent d'un conseil des sapientes, et les assemblées
du peuple n'eurent plus lieu que pour les nommer ou pour décider de la
paix et de la guerre. A la fin du XIIe
siècle, la constitution se précisa et prit une forme aristocratique.
Le doge fut entouré d'assemblées qui restreignirent son pouvoir : le
Grand Conseil (Consiglio maggiore), renouvelé tous les ans; le
Petit Conseil ou Signoria, composé du doge et de six assesseurs;
la Quarantia, investie des fonctions d'abord judiciaires, puis politiques,
et dont les trois présidents (capi) entrèrent au XIIIe
siècle dans la Signoria; enfin le Sénat ou Consiglio
dei Pregadi, qui fut définitivement organisé en 1203
et s'occupa spécialement de politique étrangère. En 1297,
cette évolution se termina par ce qu'on appela la « fermeture du Grand
Conseil » (la Serrata del gran Consiglio). Les membres de cette
assemblée, qui détenait la souveraineté, devinrent héréditaires, furent
inscrits plus tard sur un livre d'or et ne laissèrent pénétrer personne
parmi eux. Un mouvement de réaction contre cette révolution (conjuration
de Tiepolo, 1310)
amena la formation d'un Conseil des Dix (Consiglio dei Dicci) chargé
de la haute police politique, nommé d'abord pour deux mois et devenu permanent
après 1335 (les
Institutions de Venise).
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Une
évocation costumée de l'ancienne Venise. Photo
: © Angel Latorre.
Depuis le XIe
siècle et grâce aux croisades,
Venise avait Ă©tendu en Orient son influence et ses Ă©tablissements. En
1082, elle obtenait les privilèges
les plus Ă©tendus dans l'Empire byzantin
et fondait une colonie à Péra; quelques années après, l'empereur Alexis
lui abandonnait la souveraineté de la Dalmatie
et de l'Istrie
grecque. Pendant les premières croisades, elle s'enrichit en fournissant
des moyens de transport aux croisés; la quatrième tourna plus directement
à son avantage puisqu'elle s'en servit pour prendre Zara, qu'elle la détourna
ensuite sur Constantinople (1203)
et qu'elle fit payer son concours par l'acquisition de la Crète
et plusieurs îles de la mer Egée.
Après la chute de l'Empire latin d'Orient (1261),
elle resta maîtresse des Echelles de Turquie,
d'une partie de l'Archipel égéen et de la Morée (Péloponnèse).
Ses rapides progrès devaient né cessairement exciter la jalousie de ses
rivales; et en particulier de la plus puissante GĂŞnes.
Une lutte de cent trente années avec
cette cité se termina, en 1379 : par
une grande victoire maritime Ă Chioggia; en 1380,
par une victoire continentale; en 1381,
par le traité de Turin qui mettait fin aux
hostilités. Délivrée de cette rivalité, la puissance de Venise prit
une nouvelle extension sur les cĂ´tes de l'Adriatique
et mĂŞme sur la terre ferme. En 1387,
Corfou,
qui dépendait de Naples,
se donna Ă la RĂ©publique. Sous le doge Steno (1400-1414),
le général Malatesta prit Vicence, Bellune,
Feltre, VĂ©rone,
Rovigo et Padoue (1403);
Lépante (Naupacte) et Padoue furent occupées
en 1408. Guastalla
en 1409. Sous Thomas Mocenigo,
la flotte, commandée par Lorédan, battit en
1416 la flotte turque près de Gallipoli
et reconquit en 1420 et 1421
les côtes de la Dalmatie. Sous François Foscari
(1423-1457), Venise s'empara de Brescia
en 1426 et de Bergame
en 1428. Ravenne
fut annexée en 1440, Crémone
en 1448, Zante
et CĂ©phalonie en 1483,
Rovigo en 1484. En 1489,
la veuve des derniers rois de Chypre,
Catherine Cornaro léguait cette île à la République.
Pendant toute cette période d'extension territoriale, là politique intérieure
avait été peu active; elle ne présente d'autres incidents que la conjuration
du doge Marino Faliero décapité en 1355
pour avoir voulu renverser le pouvoir de l'aristocratie, et la déposition
de François Foscari, en 1457, pour
ĂŞtre devenu suspect au Conseil des Dix.
L'apogée.
La seconde moitié du XVe
siècle est l'époque de l'apogée de la puissance de Venise;
ses domaines s'Ă©tendent, en Italie,
des Alpes
à Rimini et à Bergame; elle possède toutes
les cĂ´tes de l'Adriatique,
de l'embouchure du PĂ´
jusqu'à la Morée, et détient Zante, Chypre et la Crète;
elle a des comptoirs sur les cĂ´tes de la mer Noire,
de la Caspienne,
de la Syrie et du Nord de l'Afrique.
Sa population monte Ă 200.000, habitants. Ses 300 grands navires et ses
3000 petits vaisseaux sont montés par 36.000 marins. Une flotte de guerre
de 45 galères, avec 11.000 hommes d'équipage, veille à la sûreté des
mers. Cette prospérité maritime s'explique, et par les avantages de sa
situation, et par le caractère de sa politique.
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Venise,
reine des mers (bas-relief du palais
des Doges, vers 1430).
©
Photo : Serge Jodra, 2012.
Située entre la mer et la terre, protégée
contre l'une par le Lido, contre l'autre par les lagunes,
elle est à l'abri de toutes les attaques et reste inexpugnable. Placée
au centre des régions commerçantes, à l'extrémité de la route maritime
que constitue l'Adriatique et de la route continentale que forme la dépression
des Alpes, elle communique facilement avec tous les marchés de l'Allemagne
d'une part, de Flandre
et de la Scandinavie
d'autre part. En contact avec des hommes de tout pays, elle perd tout préjugé
de nationalité ou d'origine, s'allie avec des Allemands ou des Turcs
et n'écoute que la voix de ses intérêts.
La
décadence.
Cette brillante période fut presque immédiatement
suivie d'une longue décadence dont les causes furent multiples. Tout d'abord
la découverte de l'Amérique
(1492) enleva au bassin de la Méditerranée
une partie de son importance commerciale. Après la découverte de la route
de l'Inde
par le cap de Bonne-Espérance (1498),
elle perdit sa position d'intermédiaire obligée entre l'Orient et l'Occident.
Enfin, la prise de Constantinople
(1453) lui avait fait perdre d'abord
ses marchés, puis ses conquêtes en Orient. Par les traités de paix conclus
avec les Turcs en 1479, 1503
et 1540, elle dut renoncer Ă toutes
ses possessions, à l'exception de la Crète,
de Chypre,
des îles Ioniennes,
et de quelques places en Albanie.
En même temps, elle se voyait menacée en Italie
mĂŞme.
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Venise
dans le miroir du temps...
Photo
: © Thierry Labat, 2010.
En 1508,
le pape, l'empereur, les rois
de France
et d'Aragon concluaient contre elle la ligue
de Cambrai. En 1509,
elle perdait la bataille d'Agnadel. Elle
réussissait néanmoins à séparer les coalisés et à négocier séparément,
en 1511 avec le pape et l'Espagne,
en 1513 avec la France; mais par la
paix de 1517 elle perdait Crémone,
la frontière de l'Adda, Ravenne, Roveredo
et Riva. Elle reprit alors la lutte contre les Turcs; en 1571,
sa flotte, unie à celle de la chrétienté, les battit à Lépante, mais
ne put leur reprendre Chypre. En 1645
éclate une nouvelle guerre qui aboutit à la perte de la Crète (1659).
Après le siège de Vienne (1683),
une alliance conclue avec l'Autriche,
la Pologne
et la Russie,
fournit Ă Francesco Morosini l'occasion de
s'illustrer et se termina par la paix de Carlowitz
(1609) qui ne laissait Ă la RĂ©publique
que la Morée, les îles d'Egine et de Sainte-Maure
(Leucade), les bouches du Cattaro et la Dalmatie.
La paix de Passarowitz lui enleva la Morée. Enfin, pendant le cours du
XVIIIe siècle,
elle eut Ă lutter dans l'Adriatique
contre l'incursion des Uscoques, pirates slaves,
que soutenait l'empereur d'Allemagne.
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Venise
au XVIe siècle.
A la décadence extérieure succéda la
décadence intérieure, et le déclin des moeurs suivit la perte des territoires.
L'aristocratie, restant un corps fermé
et n'ayant pas à défendre ses privilèges, choisit le plaisir comme unique
occupation. Au XVIIIe
siècle, Venise est le casino ou le tripot l'Europe,
et la vie s'y réduit à un perpétuel carnaval;
elle finit dans la nonchalance et la volupté. On ne voit que fêtes publiques
et privées dans les mémoires des écrivains et les tableaux des peintres.
Plus de foi : les VĂ©nitiens suivent la doctrine d'Epicure
rajeunie et réinterprêtée par Cremonini,
son disciple, professeur Ă Padoue. On compte
deux fois plus de courtisanes qu'Ă Paris,
le mariage n'est qu'une formalité, la dissolution pénètre même dans
les couvents. Plus de foyer et plus d'autorité domestique. Toutes les
vertus qui ont fait la grandeur passée de Venise sont mortes, et la République
est mûre pour l'invasion.
La
perte de l'indépendance.
Aussi s'Ă©croule-t-elle au premier souffle
de la RĂ©volution. Le SĂ©nat avait commis
l'imprudence d'Ă©carter du gouvernement les nobles de terre ferme et de
se créer ainsi, en Italie,
de dangereuses inimitiés. Bonaparte, vainqueur
des Autrichiens, en profita pour s'y créer
un parti, pour intervenir Ă Bergame et Ă
Brescia, pour avoir querelle ouverte avec
la RĂ©publique. En mai 1797, il profita
du massacre de soldats français à Vérone
pour lui déclarer la guerre, renversa son gouvernement et occupa sa capitale
(16 mai). Par le traité de Campo-Formio
(18 octobre), il mettait fin à son indépendance, partageait son territoire
entre l'Autriche, qui en avait la partie orientale jusqu'Ă l'Adige; et
la RĂ©publique cisalpine.
L'Autriche ne fit que passer à Venise, qu'elle céda au royaume d'Italie
en 1805 (26 décembre) sans avoir eu
le temps d'y marquer sa domination par aucune oeuvre importante. Napoléon
au contraire y ordonna de grands travaux, y fit construire les jardins,
publics et réorganisa l'Arsenal,
mais ne put empêcher la décadence commerciale de s'accentuer.
En 1814, la ville fut prise par les Autrichiens
après un blocus de six mois et leur resta définitivement. Ils y établirent
un port franc en 1830, mais ils ne
purent ni relever l'ancienne prospérité, ni faire accepter leur souveraineté.
Aussi le mouvement de réforme qui agita l'Italie
après l'avènement de Pie IX (1846)
y trouva-t-il un Ă©cho. Un avocat, Daniele Manin,
dirigea le mouvement, souleva le peuple à la nouvelle des révolutions
de Vienne et de Milan
(22 mars 1848) et proclama la RĂ©publique
de Saint-Marc dont il devint le président provisoire. En juillet, une
assemblée nationale proclama la réunion à la Sardaigne,
mais en août, Manin reprit la dictature et
fut proclamé président de la République. De mai à août 1849,
Venise, étroitement bloquée par les troupes de Haynau et de Radetzky,
se défendit héroïquement. Après la capitulation (30 août 1849),
elle retomba sous le joug autrichien. En 1866,
elle fut cédée à l'empereur Napoléon qui à son tour la rendit à l'Italie.
Le 22 octobre, un plébiscite sanctionna cet événement et, le 9 novembre,
Victor-Emmanuel fit à Venise son entrée
solennelle. (A. Pingaud).
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G. Lobrichon et al., L'histoire
de Venise vue par la peinture, Citadelles et Mazenod, 2006.
- L'histoire de Venise
se lit dans la peinture. La cité est née
et s'est imposée dès le Moyen Age. C'est
au IXème siècle que ses bateaux rapportent d'Alexandrie
les restes de Marc l'Evangéliste en l'honneur de qui est édifiée la
basilique San Marco. Et, si le XIVème
siècle italien hésite entre le dynamisme de Gênes et la domination de
la Sérénissime, la victoire vénitienne de Chioggia installe pour longtemps
une prééminence incontestée et tranquille. Le siècle des Lumières
verra fleurir au milieu des artistes les poètes et les dramaturges comme
la Renaissance avait accueilli les
musiciens et les architectes. Premier Etat moderne occidental, la puissante
République survit aux grandes catastrophes européennes jusqu'à la perte
de sa liberté quand Bonaparte à la fin du
XVIIIème siècle puis les Autrichiens
au XIXème siècle et enfin l'Unité italienne s'imposent à elle. Meurt
le temps de la splendeur et des défis. La République s'est éteinte après
avoir éclairé pendant dix siècles l'histoire de l'art de l'Europe dont
le ciel a été pour toujours illuminé. Car l'âge d'or historique de
Venise a correspondu, comme rarement ailleurs, à une intense création
artistique. A ses armateurs maîtres de la Méditerranée, à ses marchands
qui tiennent le commerce européen répondent les oeuvres de Carpaccio,
Bellini, Véronèse,
Le Tintoret, Giorgione,
Titien qui célèbrent son éclat et ses victoires,
les miracles architecturaux de Sansovino, de Longhena et de Palladio. La
"Ville miraculeuse" chantée par Pétrarque,
la Venise de Longhi, de Canaletto,
de Tiepolo et de Guardi
ne s'Ă©vanouit que doucement, ombre d'une splendeur devenue exsangue, comme
la mémoire de ses rêves d'une République idéale. Quand son pouvoir
s'efface, c'est l'Europe qui accourt Ă
ce rendez-vous privilégié où se succèdent Mozart,
Goethe, lord Byron, Richard
Wagner, Marcel Proust et Thomas
Mann. La disparition des peintres officiels fait place aux Delacroix,
Turner, Renoir, Monet, Ziem, Sargent qui disent
Ă leur tour l'incomparable Ă©clat qui ne s'Ă©teint jamais et comprennent
aussi qu'on ne naît pas Vénitien, on le devient. Venise raconte désormais
son histoire dans une galerie d'images vivantes qu'ont fixées les plus
grands artistes qu'elle a inspirés. (couv.). |
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