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Tiziano Vecellio, dit Titien est le plus grand des peintres qui ont illustré Venise, né à Pieve di Cadore, dans les Alpes du Frioul, en 1477. D'une famille ancienne de montagnards, soldats et hommes de loi, il apporta, de son bourg natal ou il devait souvent retourner, une robuste santé, une volonté tenace, une finesse et une souplesse de caractère, des habitudes de travail régulier, avec un amour profond pour les beautés simples et saines de la nature, qui allaient donner à sa longue vie (il mourut dans sa centième année) et aux développements de son génie fécond un caractère de puissante et harmonieuse unité, presque unique dans l'histoire de l'art. Il avait une dizaine d'années lorsqu'il fut amené à Venise par son frère et qu'il entra chez Sebastiano Zuccato, le mosaïste, pour passer de là chez l'un des frères Bellini, Giovanni. Dans ce dernier atelier, il trouva, probablement comme condisciples, Giorgio de Castelfranco, G. Palma de Serinalta, L. Lotto et Sebastiano Luciani, les plus ardents des jeunes artistes qui allaient transformer l'école, créer un style nouveau, devenir les chefs de l'Arte moderna. C'est Giorgione qui, dans ce groupe actif, semble avoir, le premier, donné l'exemple des hardiesses décisives. La part que chacun des cinq novateurs prit alors au mouvement général n'est pas, d'ailleurs, nettement précisée; leurs oeuvres juvéniles, entre 1495 et 1510, sont encore aisément et souvent confondues. Giorgione, par malheur, mourut de la peste en 1511. Titien, son collaborateur (fresques du Fondaco de'Tedeschi, 1508); ou plutôt déjà son émule et son rival (fresques du Carmine et du Santo à Padoue, 1510-1511), fut chargé de terminer ses oeuvres inachevées; il devint, sans conteste, son successeur, comme chef de la jeune école. Quatre ans, après la mort de leur commun maître, le vénérable Giovanni Bellini, dont il prenait la survivance, comme pensionnaire de la République (décembre 1516), en se chargeant encore d'achever ses oeuvres commencées, lui laissait, par la supériorité de son talent déjà reconnu, une autorité sur l'école entière, qui allait s'exercer pendant plus d'un demi-siècle. Titien. La chronologie des oeuvres, déjà nombreuses, par lesquelles Titien prépara sa renommée, durant cette période de formation, est difficile à établir. On n'a de date exacte que pour les fresques de Padoue, achevées en 1511, dans la série des Miracles de saint Antoine (1° Meurtre d'une femme par son mari; 2° l'Enfant attestant l'innocence de sa mère; 3° Saint Antoine guérissant le jeune homme blessé). Dans ces trois compositions, d'une mise en scène facile, naturelle et vivante, d'une chaleur et d'une force de coloris imprévues dans cette sorte de peinture, la parenté avec Giorgione saute encore aux yeux ; même souplesse vivace dans les mouvements des figures, même liberté expressive dans le jeu des physionomies et l'arrangement des costumes, mêmes accents chaleureux et vivants dans le naturalisme, poétique et distingué, des types contemporains introduits dans la légende. La fresque décorative, néanmoins, n'était pas l'affaire de Titien, trop soigneux et trop précis, pour ne pas craindre un entraînement fatal, par des habitudes de travail rapide et improvisé, vers la négligence et l'à peu près. Il ne revint à la peinture murale qu'une ou deux fois en sa vie et pour peu de temps (Saint Christophe au palais ducal). Dès lors, c'est dans les tableaux de chevalet qu'il recherchait déjà des perfections nouvelles pour l'art de peindre, pour l'art aussi d'exprimer la vérité et de comprendre la beauté, aussi bien dans les sujets profanes que dans les sujets religieux. Dès lors, nous le voyons, comme tous les puissants créateurs, les yeux et l'esprit grands ouverts aux progrès accomplis chaque jour autour de lui, s'assimiler ces progrès avec une aisance croissante et un goût admirable. S'il doit beaucoup à ses maîtres, les Bellini, à ses condisciples, Giorgione et les autres, il ne doit pas moins aux influences extérieures et lointaines qui lui arrivent, soit directement, par des relations personnelles avec ses confrères, soit indirectement, par l'étude de leurs oeuvres peintes ou gravées. Le passage de Léonard de Vinci à Venise en 1500, celui d'Albrecht Dürer en 1506, de Fra Bartolommeo en 1508, plus tard, ses voyages à Mantoue (Mantegna, Jules Romain) et à Parme (Corrège), ses rapports avec Michel-Ange réfugié dans la lagune, en 1529, l'avaient mis au courant de tout le mouvement florentin, romain, lombard, bien avant qu'il allât, sur le tard, à 68 ans, admirer la ville Éternelle. On suivra toujours, chez l'artiste sensible, ces diverses influences sous lesquelles son génie personnel s'enrichit et se complète, n'y trouvant d'ailleurs que des occasions d'affirmer plus hautement sa personnalité toujours grandissante. Un certain nombre de Madones, soit isolées, soit en compagnie et conversation (Conversazione santa) avec des saints (musées de Vienne, Londres, Madrid, Florence, Paris, etc.), où l'on trouve encore bien des attaches avec son maître et ses condisciples, révèlent déjà l'originalité du jeune artiste dans la beauté spéciale, noblement affable, à la fois robuste et délicate, de ses vierges saines et simples et dans la grâce fine de ses enfants vifs et rieurs, non moins que dans l'harmonie savamment nuancée des colorations brillantes ou chaudes. Pesaro présenté à saint Pierre par Alexandre VI (1503 ?) au musée d'Anvers, Saint Marc entre saint Cosme et saint Damien, saint Sébastien et saint Roch, à Venise (1511?, église Santa Maria della Salute), marquent, en cette période de formation, deux étapes dans une recherche ininterrompue de rajeunissement, pour les groupes sacrés, par une liaison plus expressive des figures mieux dégagées et l'accord plus significatif des tons riches et des valeurs délicates. Le Christ au denier, l'une de ses oeuvres les plus soignées, donne déjà, pour le Christ, ce type de douceur, noble et bienveillant, qui deviendra celui de toute l'école. Sa force future de compositeur dramatique ou solennel s'annonce dans l'Ecce Homo et le Christ en croix de San Rocco, avant d'éclater à Padoue, dans les fresques déjà signalées, et surtout dans cette longue procession majestueuse du Triomphe de la Foi (gravé par Andreani), dont les cartons ou dessins auraient été faits à la même époque (1511). Toutefois, ce qui nous reste de plus exquis, comme souvenirs d'une jeunesse heureuse et enivrée de la beauté vivante des créatures et des choses, c'est toute une série d'idylles allégoriques et poétiques, dont Giorgione a peut-être donné les premiers exemples, mais que Titien différencie déjà par une délicatesse d'accent pénétrante : les Trois Ages (Coll. lord Ellesmere, Londres), les Deux Femmes à la fontaine (villa Borghese, à Rome), l'une, en toilette claire, gantée et parée, des fleurs dans les mains, rêveuse, assise à l'un des bouts d'une margelle sculptée, tandis que l'autre, toute nue, d'une beauté exquise, tendrement et adorablement chaste, regarde sa compagne, et tient en l'air un vase à parfums. Un petit amour, entre elles, se penche pour tremper ses doigts dans l'eau. Ces deux créatures sont si belles, si tendrement exaltées par la chaleur dorée du crépuscule, endormant la campagne autour d'elles qu'elles se sont vite transformées en allégories divines, devenant, aux yeux ravis de la postérité, l'Amour sacré et l'Amour profane. La deuxième série de ses oeuvres se place entre 1516 et 1530 environ, depuis la mort de G. Bellini jusqu'à l'adoption de l'artiste, comme son peintre officiel, par l'empereur Charles-Quint. Tout en conservant longtemps encore, ça et là, la délicatesse de ces impressions printanières, elle présente une ascension rapide vers une conception de l'art plus libre encore, plus étendue et plus puissante. Titien a quarante ans. Il est le peintre favori de la République et celui du duc de Ferrare. Il vient d'épouser une femme qu'il aime. Il est en pleine joie de vivre et en pleine force de travail. Dans toutes les catégories, sujets religieux, sujets historiques, plastiques, mythologiques, portraits, paysages, les chefs-d'oeuvre les plus variés se succèdent avec une rapidité unique, et chacun d'eux devient, dès son apparition, un type nouveau et fécond, un type classique. C'est en 1518, à Venise, l'Assomption (Académie des beaux-arts), où, pour l'ampleur des gestes et des draperies, la grandeur expressive des mouvements, il rivalise avec Fra Bartolommeo et Michel-Ange, faisant, en même temps, de cette apothéose épique, un concert grandiose de colorations exaltées. C'est, en 1520, le retable de San Domenico, à Ancône (la Vierge, Saint François, Saint Blaise, un Donateur); en 1522, celui des Santi Nazzaro e Celso, à Brescia (Annonciation, Résurrection, Saint Georges, Saint Sébastien); en 1523, pour San Niccolo, à Venise, la Vierge en gloire avec six saints (Rome, Vatican); en 1526 et en 1530, enfin, deux de ces compositions magistrales qui devaient exercer tant d'influence sur l'avenir : c'est, aux Frari, la Vierge des Pisaro, trônant, brillante d'une grâce souveraine, au-dessus d'une cour empressée et vivante de marins, de soldats, de patriciens, d'enfants, dans une alliance lumineuse et noblement familière des créatures célestes et des habitants de la Terre, de l'idéal et du réel, avec une orchestration incomparable, à la fois riche et claire, profonde et douce, de tonalités tour à tour intenses et délicates, cette orchestration qui inspirera Paul Véronèse, Tintoret, Tiepolo, Rubens, Delacroix, tous les décorateurs épiques; c'est à San Zanipolo, le Martyre de saint Pierre (brûlé le 15 août 1867; bonne copie à l'École des beaux-arts de Paris), scène de tragédie, violente et poignante, dans un décor de forêt grandiose, le plus vaste paysage qu'on eut encore peint et qui devait longtemps servir de type aux dramaturges et aux paysagistes des siècles suivants. La Déposition de croix (musée du Louvre) est du même temps. Tout cela ne l'empêche pas d'accumuler encore, coup sur coup, pour des amateurs mondains, avec une verve séductrice d'inventions plastiques et pittoresques, une intelligence enthousiaste, toujours croissante, de la beauté souriante et de la grâce naturelle dans la femme et dans l'enfant, des toiles non moins magistrales et exemplaires : la Bacchanale et le Culte de Vénus ou Hymne à la Fécondité (musée de Madrid), Bacchus et Ariane (National Gallery) ; toute une série de nudités poétiques : la Vénus couchée (musée de Darmstadt); la Vénus Anadyomène (collec. L. Ellesmere, à Londres), la célèbre Flora (Florence, musée des Uffizii). Plusieurs de ces beautés célèbres présentent, pour les traits du visage, des rapports avec le portrait d'une Femme à sa toilette (musée du Louvre), qui passe pour celui de Laura Dianti, maîtresse du duc de Ferrare. Le nombre des beaux portraits que Titien peignit à cette époque est déjà considérable. On peut citer comme spécimens : Alphonse d'Este, duc de Ferrare (musée de Madrid), les portraits des Doges Ant. Grimani et A. Gritti, un Portrait d'inconnu (musée de Munich, etc.). Dans les années suivantes, ce nombre deviendra incalculable. Titien, Flora. Depuis la mort de sa femme, en 1530, et le transport de son atelier à Biri-Grande, quartier isolé, voisin de la lagune de Murano, jusqu'en 1545, date de son voyage à Rome, son unique voyage lointain, s'étend une troisième période, durant laquelle le génie du grand peintre, complètement mûr et pleinement développé, se signale surtout par sa fécondité plutôt que par des innovations aussi caractéristiques qu'en l'époque précédente. Néanmoins, sous l'influence de Charles-Quint, du duc d'Urbino, de Paul III ou autres grands personnages pour lesquels il travaille, sous celle surtout de ses conseillers ordinaires, de ses amis et confrères, l'Arétin et Sansovino, le fameux triumvirat vénitien, on voit sa direction se développer dans le sens narratif et décoratif. Ses toiles deviennent plus grandes, les personnages plus nombreux, leurs mouvements souvent plus violents et leurs gesticulations plus dramatiques. Néanmoins, lorsqu'il n'est pas poussé, dans ce sens, par la nécessité du sujet, l'exigence des commandes, l'émulation avec quelque rival, il retourne volontiers encore aux compositions plus calmes où il développe, avec plus de charme, les qualités saines et simples de son tempérament. Nous ne connaissons que par une gravure la Bataille de Cadore (achevée en 1537 au palais ducal et brûlée en 1577), mais nous voyons que, dans cette composition tumultueuse et agitée, d'un mouvement et d'une vie extraordinaire, d'ailleurs, qui servira de prototype au Tintoret et à tous les peintres de batailles classiques, certaines figures, plus faites pour montrer la virtuosité de l'artiste que pour prendre part au combat, ouvrent déjà la voie aux insupportables maniéristes de la fin du siècle et des siècles suivants. Il y a bien aussi quelques hors-d'oeuvre dans l'Allocution du marquis del Vasto (musée de Madrid) et le grand Ecce Homo (musée de Vienne), mais lorsque Titien échappe à ces commandes officielles, il retrouve aussitôt toutes ses séductions avec la gravité sereine de sa contemplation pittoresque et plastique. La Présentation au temple (Venise, Académie), en 1539, reste, pour cette époque, son chef-d'oeuvre, dans l'ordre religieux, plus encore que l'Ange et Tobie, à San Marciliano, de la même année, plus même que les toiles mouvementées de Santa Maria della Salute (1542-44), la Descente du Saint-Esprit, les Evangélistes et les Docteurs, les trois plafonds de la sacristie (Sacrifice d'Abraham, Caïn et Abel, David et Goliath) où la virtuosité du dessinateur et du peintre se montre sans doute, avec plus d'éclat, dans la plénitude de sa force et de sa liberté, mais non sans une certaine satisfaction d'elle-même. Avec les amateurs princiers, ses chauds protecteurs, l'empereur Charles-Quint, le duc de Mantoue, les ducs d'Urbino, le peintre de beauté féminine et de portraits reste plus à l'aise. C'est l'époque ou se succèdent la Madeleine, la Vénus couchée, la plus belle des nudités qu'ait peintes la Renaissance, la Bella di Tiziano (musée de Florence), les portraits justement célèbres de Charles-Quint avec un chien (1533, musée de Madrid), du Cardinal Ippolito di Medici, du Duc et de la Duchesse d'Urbin, de l'Arétin (1533, 1537, 1545, musée de Florence), peints d'après nature, de François Ier (1535, musée du Louvre) et d'Isabelle d'Este (1534, musée de Vienne), peints sur documents, etc. Chemin faisant, d'ailleurs, l'artiste retrouve toute sa fraîcheur dans les tableaux saints de petites dimensions (Vierge au lapin, Repos en Égypte, Saint Jérôme, vers 1530, musée du Louvre) qu'il achève ou qu'il répète. En 1545, il se rend à Rome, sur les instances du pape Paul III; l'admiration qu'il éprouve pour les grandeurs de l'art antique et de l'art contemporain se traduit immédiatement chez lui par des recherches marquées de formes plus accentuées. En 1548, 1550, 1551, il passe presque tout son temps, à Augsbourg, près de l'empereur Chartes-Quint et de son fils, bientôt Philippe II, dont il restera, jusqu'à sa mort, le pensionnaire, le correspondant et le fournisseur assidu, aussi bien pour les nudités païennes que pour les images religieuses. Titien, Danaé. Sa technique, tout en s'assombrissant et s'alourdissant quelquefois, devient plus hardie, plus puissante, plus opulente, plus libre encore, en se simplifiant chaque jour; à la fin, comme Frans Hals plus tard, il saura tout dire avec quatre ou cinq couleurs. Les portraits de ces dernières années peuvent surtout compter parmi ses plus beaux : tels le pape Paul III et ses neveux (1546, musée de Naples); Charles-Quint à cheval (musée de Madrid); Charles-Quint à pied (musée de Munich), Philippe Il (musée de Madrid); le Chancelier Granvelle (musée de Besançon); le Cardinal Beccadelli (musée de Florence); Lavinia Vecelti (musée de Dresde); l'antiquaire Strada (musée de Vienne). En 1596, à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, il travaillait encore à une Pieta (Académie de Venise), au milieu d'innombrables ébauches et projets dont son atelier était rempli, lorsqu'il y tomba, frappé de la peste, en même temps que son fils Orazio, le 27 août 1576. Bien que l'ensevelissement dans les églises fût alors interdit, la Seigneurie n'hésita pas à faire exception pour le grand artiste. Malgré la terreur qui planait sur la ville, une procession solennelle conduisit ses restes à Santa Maria de Frari. Titien mourut dans la gloire, comme il avait vécu. L'histoire de l'art n'offre pas l'exemple d'une carrière plus longue, plus laborieuse, mieux remplie. Parmi ce groupe d'artistes exceptionnels, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Corrège, qui, au XVIe siècle, portèrent l'art de la peinture à une perfection qui ne sera probablement jamais dépassée, Titien, pour la technique et le maniement des couleurs, comme pour la saine inspiration de ses conceptions poétiques, la franchise puissante de son naturalisme vigoureux et délicat, son intelligence de la vie et son amour de la beauté, ne tient pas la moindre place. C'est celui de tous dont l'influence s'est exercée le plus constamment sur les peintres les plus divers, dans tous les pays. C'est dans l'étude passionnée de ses oeuvres, admirées au loin autant qu'à Venise, que tous les conducteurs des grandes écoles ont appris visiblement le plus nécessaire et le meilleur souvent de leur métier et de leur art. Rubens, Van Dyck, Poussin, Watteau, Velasquez, Murillo, Rembrandt, Reynolds, Delacroix sont les élèves ou les héritiers de Titien, aussi bien que ses compatriotes Tintoret, P. Veronèse et Tiepolo. (Georges Lafenestre).
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