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Manin

Manin (Lodovico), dernier doge de Venise, né à Venise le 13 juillet 1726, mort à Macera en 1803. Elu doge le 9 mars 1789, il fut trop faible pour conjurer les périls de la situation. Jouet du parti clérical, il reçut pompeusement les ennemis de la France, le comte d'Artois, Caroline de Naples, Léopold II, approvisionna les Piémontais, les Anglais, donna passage aux armées autrichiennes, logea à Vérone le prétendant Louis XVIII. Ayant violé la neutralité, il reconnut cependant la République française, expulsa le prétendant après les victoires de Bonaparte, mais refusa de s'allier à la France et même à la Prusse qui eût garantit sa neutralité. Il répara ses fortifications et recruta 6000 Esclavons (Dalmates). 

Les habitants de Bergame, Brescia, Crême chassèrent leurs garnisons vénitiennes et appelèrent les Français. Bonaparte refusa de rendre ces citadelles et occupa Vérone et Peschiera que Manin venait de livrer aux Autrichiens; puis il demanda aux Vénitiens une contribution d'un million par mois pendant la durée de la guerre pour les punir d'avoir violé la neutralité. Le doge concerta alors un soulèvement des montagnards de Trompia, Sabbia et Canonica, qui massacrèrent les Français jusque dans Bergame, Brescia et Vérone (où 400 furent tués le 14 avril 1797). Le 20 avril, dans la Lagune, le fort San Andrea coula un bateau français dont l'équipage fut égorgé. 

A l'annonce de ces crimes, Bonaparte déclara que la république de Venise avait cessé d'exister et la fit envahir par Kilmaine, Victor, Lahoz et Chabran. Une réunion générale du conseil des Dix, des Quarante et du Grand Conseil vota la soumission par 598 voix contre 21. La ville fut occupée par le général Baraguay d'Hilliers, les îles Ioniennes par l'amiral Brueys. Manin abdiqua. Après la cession à l'Autriche, il finit par prêter serment au gouverneur autrichien et acheva sa vie dans ses terres. (A.-M. B.).

Manin (Daniele), homme d'Etat italien, né à Venise le 13 mai 1804, mort à Paris le 22 septembre 1857. Son aïeul, d'une famille juive originaire de Zante, s'appelait primitivement Fonseca : c'est en embrassant le christianisme qu'il reçut, selon l'usage du temps, le nom patronymique de son parrain, un membre de la famille Manin, à laquelle appartint le dernier doge (ci-dessus). Son père, Pietro Manin, marié à Anna Bellotto, était un avocat distingué, homme à la fois austère et passionné, imbu des principes de la Révolution française, ennemi déterminé de toute domination étrangère, napoléonienne aussi bien qu'autrichienne. 

Formé à son école, le jeune Daniele rêvait dès son bas âge de réhabiliter le nom qu'il portait, et que la pusillanimité du doge Lodovico Manin, lors de la chute de la République, avait en quelque sorte marqué d'une tache. Après avoir commencé brillamment ses études au collège de Santa Giustina à Padoue, obligé par sa santé de rentrer dans sa famille (1815), il les continua sous la direction d'un savant précepteur, Francesca Foramiti, démocrate aussi exalté que son père. 

L'enfant, doué d'une raison précoce, modérait ses deux maîtres. Il disait plus tard qu'il était né girondin. Malgré l'état maladif qui lui fit toujours de l'action de vivre « un effort et une peine », et qui le portait à une mélancolie particulière, il déploya de bonne heure autant d'énergie que d'activité. L'esprit ouvert aux sciences comme aux lettres, il apprit les mathématiques en même temps que l'hébreu, le grec, le français, l'anglais, l'allemand. Il se livra avec la même ardeur à l'étude du droit
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Daniele Manin.
Daniele Manin (1804-1857).

Tout en traduisant du grec le livre d'Hénoch Degli Egregori (1820), il collaborait avec son père à un Trattato sui testamenti. A dix-sept ans, il était reçu docteur en droit à l'université de Padoue. Deux ans après, il était élu membre correspondant de l'Athénée vénète. En 1824, il publiait Le Pandette di Giustiniano, traduction annotée du grand ouvrage de Pothier. D'une sensibilité profonde, et ne demandant ses joies qu'aux affections de famille, il se maria à vingt et un ans avec une jeune fille d'un noble coeur, Teresa Perissinotti, dont il eut deux enfants, Emilia et Giorgio. 

Sans fortune, en attendant l'âge requis pour l'exercice de la profession d'avocat, il continua ses travaux de jurisprudence et fit même une édition augmentée du Dizionario del dialetto Veneziano de Boerio (1829). Reçu avocat, il s'établit d'abord à Mestre (1831), puis à Venise (1833), et, bien que, sous le régime autrichien, les affaires ne se plaidassent que par mémoires écrits, l'étendue de son savoir, la sûreté de son jugement et l'intégrité de son caractère établirent bientôt sa réputation.

Manin, au milieu de ses occupations professionnelles, ne cessait pas de penser à l'affranchissement de son pays. C'était la sujet constant de ses entretiens avec ses amis. Mais, ayant une vue claire des situations et des obstacles, convaincu que les soulèvements partiels n'aboutissaient qu'au sacrifice de vies précieuses, il répugnait d'autre part aux trames des sociétés secrètes, dont il sentait les dangers pour la moralité publique. Un instinct supérieur de l'ordre le guidait en toutes choses. Penseur et homme d'action, il savait concevoir, préparer et exécuter avec une habileté faite de franchise. Légiste, connaissant à fond les ressources de la légalité même défectueuse, il voulait agiter les esprits par les moyens légaux et les amener, par un mouvement réglé et continu, au point où l'enthousiasme, naissant des circonstances, pourrait accomplir la révolution.

La question des chemins de fer fournit à Manin la première occasion d'exercer publiquement son influence (1840). Ses attaques vigoureuses contre le tracé de la ligne lombardo-vénitienne, qui, dans le projet favorisé par le pouvoir, sacrifiait les intérêts italiens aux spéculations des banquiers allemands, élevèrent un débat économique et industriel à la hauteur d'une question de nationalité. Applaudi à Milan comme à Venise, résistant aux intimidations de la police, soutenu par le poète Tommaseo dont le concours gagnait les femmes à la cause patriotique, allant lui-même recueillir les souscriptions, il parvint à assurer la majorité aux actionnaires italiens dans les assemblées générales. Une décision impériale finit par supprimer arbitrairement la société (1845), mais Manin avait atteint son but, en réveillant ses compatriotes et en réunissant dans une action commune les Vénètes et les Lombards. Il s'appliqua ensuite à donner une importance véritable aux séances académiques de l'Athénée vénète : il y traita des moyens de rendre à Venise la prospérité commerciale, ce qui lui permettait d'évoquer en regard de la déchéance présente les souvenirs glorieux de la République.

L'imposante réception faite à Cobden, que Manin avait organisée, témoigna de la vitalité du peuple vénitien, méconnue même en Italie : la police n'autorisa le banquet qu'à la condition que Manin ne parlerait pas (17 juin 1847). Les projets d'association agraire des provinces vénètes et de ligue douanière italienne, le transit de la malle de l'Inde, le choléra, l'internement d'un pauvre ouvrier à l'hôpital des fous, tout lui était matière d'opposition contre l'administration autrichienne. Au congrès des savants italiens qui s'ouvrit à Venise le 13 septembre 1847, et à l'occasion duquel il rédigea son remarquable mémoire sur la Giurisprudenza veneta, son éloquence, toujours dominée par le sens pratique, passionna les discussions, grâce à son art de mettre en lumière la portée politique des simples questions d'agronomie ou de bienfaisance. C'est en les éclairant sur leurs intérêts immédiats qu'il développait dans les populations l'amour de la liberté et de la patrie.

Manin, dans sa lutte légale, avait pour tactique de démontrer que l'Autriche gouvernait ses sujets italiens, non seulement contre toutes les règles de l'humanité et de la morale, mais encore contrairement à ses propres lois. Les deux congrégations centrales de la Lombardie et de la Vénétie avaient, de par les lois constitutives, un droit de remontrance : le gouvernement savait faire en sorte qu'elles n'en usassent jamais. Manin et Tommaseo, dès le mois d'août, s'étaient entendus pour faire signer une remontrance relative à l'application de la loi sur la censure : des défections avaient laissé le projet en suspens. Le 9 décembre, Nazari, député de la province de Bergame, s'appropriant les idées de Manin, proposa à la congrégation centrale de Milan de nommer une commission pour examiner les conditions du pays et les causes du mécontentement public. Aucun député à la congrégation centrale de Venise ne paraissant disposé à suivre cet exemple, Manin adressa à cette assemblée une pétition qu'il signa seul (21 décembre). Le lendemain, on vint en foule s'inscrire à sa porte en signe d'adhésion.

Un membre de la congrégation provinciale, Nicolo Morosini, appuya la pétition de Manin auprès de la congrégation centrale. Le comte Mocenigo et quatre autres membres du conseil communal firent une requête dans le même sens. L'impulsion était donnée, le mouvement ne devait plus s'arrêter. Tommaseo reprit à l'Athénée le projet sur la censure, et tous les assistants le signèrent (30 décembre). Les nouvelles venues des autres parties de l'Italie, où l'avènement de Pie lX avait été le signal d'une agitation croissante, surexcitaient les Lombards et les Vénètes placés au poste de combat. La situation devint si grave que, le 5 janvier 1848, le directeur général de la police, traitant pour ainsi dire de puissance à puissance, manda Manin pour le conjurer de calmer l'effervescence populaire. Manin lui promit de s'employer à maintenir l'ordre matériel, mais à la condition expresse que « le gouvernement accorderait beaucoup, accorderait vite et proclamerait tout de suite son intention d'accorder ». Le 7, s'appuyant sur sa déclaration, il écrivit au comte Palffy, gouverneur des provinces vénètes, pour lui reprocher d'avoir nommé rapporteur de la commission chargée d'étudier les besoins et les voeux du pays un ennemi déclaré des réformes. Le 8, en remerciant la congrégation centrale qui avait accueilli sa pétition, il formula dans un mémoire les réformes nécessaires : il rappelait que, d'après les textes mêmes de 1815, la Lombardo-Vénétie devait former un royaume vraiment national et italien, n'ayant d'autrichien que la monarque.

Après quelques jours d'hésitation, le pouvoir se décida à faire arrêter Marin et Tommaseo (18 janvier). Manin s'y attendait. Ce que la prison avait alors de cruel pour lui, qui puisait toute sa force au foyer domestique, c'est qu'elle le séparait de sa fille, âme exquise, intelligence supérieure, que torturait une terrible maladie nerveuse, et près de laquelle, souffrant lui-même, il partageait assidûment les veilles de sa femme. Il n'en resta pas moins indomptable. Ses interrogatoires tournaient en revendications patriotiques. Le conseiller instructeur ne trouvant aucun indice légal de crime, le procès traînait. Malgré la promulgation de la loi martiale (giudizio statario), les démonstrations en faveur des prisonniers devenaient chaque jour plus ardentes, Les circonstances attendues par Manin se présentèrent enfin : la révolution parisienne du 24 février eut pour contre-coup la révolution viennoise du 13 mars.

Le 17, à la nouvelle des événements de Vienne, le peuple de Venise délivra Manin et Tommaseo. Avant de quitter la prison, Manin exigea que le tribunal criminel légalisât leur élargissement, ce qui fut fait, Le gouverneur Palffy se mit à son balcon pour saluer Mania porté en triomphe, Le déploiement des couleurs italiennes au faite des mâts de Saint-Marc amena un confit avec la troupe. Manin demanda, pour maintenir l'ordre, l'organisation d'une garde civique, et, sur le refus du gouverneur, il s'occupa lui-même des moyens de la créer. Le 18, il y eut un nouveau conflit avec les Croates. Manin, le fusil à la main, sortit avec son fils, jeune homme de seize ans, réunit en quelques instants une troupe choisie de bourgeois et d'ouvriers, et calma le peuple. La garde civique existait : il y eut, le jour même, plus de 2000 inscrits. Palffy, qui avait fini par accorder armement de 200 hommes, invita la municipalité à désavouer Manin. Celui-ci menaça d'appeler aux armes le peuple qu'il avait apaisé. 

Sur ces entrefaites arriva la nouvelle du triomphe définitif de la révolution viennoise Palffy se félicita publiquement d'être le premier gouverneur constitutionnel de Venise. Cependant, il se faisait à bord des navires de guerre et dans l'arsenal des préparatifs de bombardement; un jeune officier de marine en avertit Manin. Le tribun populaire continua d'organiser la garde civique et en fit donner le commandement à un ancien militaire, Mengaldo. Le 20, il mit sur sa poitrine la cocarde tricolore, qui devint le signe distinctif de la nouvelle milice. Le 21, averti de nouveau par le même officier, il vit que le moment d'agir était venu, et il prit immédiatement son parti. Aux heures décisives, cet homme, de tant de sagacité et de sang-froid, n'agissait que d'inspiration. Il réunit ses amis, leur annonça que la lendemain il serait maître de Venise, et les engagea à se prononcer sur le futur gouvernement. Stupéfaits de tant de confiance, ils sa séparèrent sans rien conclure. Resté seul, Manin, qui connaissait bien le peuple vénitien, se convainquit qu'il l'entraînerait au vieux cri républicain de « vive saint Marc! »

Le 22 mars, au point du jour, Manin voulut prendre des dispositions pour s'emparer de l'arsenal et chasser les Autrichiens. Mengaldo, craignant de s'associer à une folie, lui refusa le commandement de la garde civique, il l'empêcha même de prendre celui de la compagnie dont il était le capitaine. Manin eut un moment de désespoir. Il lui revenait, toujours de la même source, que le bombardement n'était plus qu'une question d'heures. Il écrivit aux divers consuls pour les prier, au nom de l'humanité, et dans l'intérêt de leurs nationaux, de protester contre une pareille mesure, Il apprit alors que des ouvriers de l'arsenal venaient de commettre un meurtre sur leur chef, le colonel Marinowich, homme dur et délesté. L'anarchie allait justifier les vengeances du pouvoir. Manin sortit aussitôt avec son fils, et se fit suivre des gardes civiques qu'il rencontra. Son ami Degli Antoni lui en amena d'autres. Il se dirigea vers l'arsenal de mer, où quelques gardes civiques avaient déjà pénétré pendant le tumulte. 

Après avoir donné l'ordre d'introduire par petits groupes ceux qui surviendraient, Manin entra, reprocha vivement au lieutenant maréchal Martini de n'avoir pas su empêcher un crime, l'intimida par sa résolution, lui dicta des ordres, aussitôt expédiés, pour le désarmement des navires de guerre qui menaçaient la ville, fit braquer des canons contre les Croates renfermés dans l'arsenal de terre, rappela les ouvriers, les forma en compagnies, exigea les clefs de la salle d'armes, retint Martini prisonnier, et remit le commandement de l'arsenal au colonel Graziani. Un détachement d'infanterie de marine, envoyé contre la garde civique, refusa de faire feu; il était composé d'Italiens. Manin, sortant de l'arsenal, cria : « Vive l'Italie! vive Venise! vive la République! » et, se retournant vers le lion ailé sculpté au-dessus de la porte, il ajouta : « Vive saint Marc! » Le peuple, transporté, répéta le vieux cri de Venise. Une heure après, Manin, au milieu de l'enthousiasme universel, proclama la république sur la place Saint-Marc

« Nous n'entendons point par là, dit-il, nous séparer de nos frères italiens, mais, au contraire, nous formerons un de ces centres qui devront servir à la fusion successive et graduelle de l'Italie en un seul tout. » 
Sans effusion de sang, l'ascendant moral d'un homme avait accompli la révolution.

Le gouverneur Palffy, sommé par la municipalité d'ordonner le départ des troupes allemandes, résigna ses pouvoirs entre les mains du comte hongrois Zichy, commandant de la place. Affectionné à Venise, qu'il habitait depuis plus de vingt ans, voyant d'ailleurs la résistance impossible avec une garnison en partie italienne; Zichy signa la capitulation, au péril de sa tête, et s'engagea à quitter la ville le dernier. La municipalité fit office de commission gouvernementale pendant la nuit. Le 23 au matin, chargé de former un gouvernement provisoire, Manin, président, s'adjoignit Tommaseo et sept autres citoyens, dont les noms furent acclamés par le peuple. Les communes de terre ferme proclamèrent successivement la République vénète.

Dès les premiers jours, le gouvernement de Manin décréta d'importantes réformes. L'issue de la lutte héroïque de Milan (18-22 mars) n'avait été connue que le 25. Les deux villes échangèrent des saluts fraternels, Des lettres de notification furent adressées aux autres Etats italiens et aux puissances étrangères. Toujours clairvoyant, Manin montrait, dans la lettre à la République française, qu'il était disposé à recourir à son assistance, Cette ouverture prudente lui attira d'aigres reproches de la part de ceux qui criaient : L'Italia farà da sè. Charles-Albert venait de se mettre à la tête de la guerre nationale. Le gouvernement vénitien, qui n'avait à sa disposition que des volontaires et quelques anciens soldats de l'Autriche, se déclara prêt à bien accueillir les secours du roi de Sardaigne il lui donna l'assurance qu'il accepterait, quant à la question politique, les décisions de l'Assemblée constituante.

Le roi lui envoya le général Alberto La Marmora, mais sans troupes, Manin obtint enfin, le 24 avril, que Charles-Albert permit d'entrer en Vénétie aux auxiliaires des Etats romains, qui avaient reçu de Venise du matériel de guerre, des subsistances et des transports pour passer le . C'est avec ces faibles forces que les Vénètes eurent à soutenir le premier choc des renforts qui arrivaient au maréchal Radetzky, resté maître du fameux quadrilatère. Manin et Tommaseo partagèrent les périls de la lutte lors de, l'admirable défense de Vicence (21 mai). Les premiers succès de Charles-Albert lui avaient créé un nombreux parti dans les provinces vénètes : ses temporisations ne firent qu'irriter le désir de se donner à lui peuple décider à passer l'Adige. Manin ne se faisait pas illusion.

La défection du roi de Naples et l'impuissance des gouvernements de Rome et de Toscane l'avaient de plus en plus persuadé que les Italiens ne viendraient pas à bout de vaincre l'Autriche sans le concours d'une puissance amie, laquelle ne pouvait être que la République française, dont Charles-Albert ne voulait pas entendre parler. Mais, tenant compte des dispositions des provinces, il convoqua une assemblée de députés (3 juin), appelés à se prononcer sur les conditions politiques du pays. A Paris, la Commission exécutive allait se décider à intervenir en Italie, quand la formidable insurrection de Juin entraina sa chute. La garde civique de Venise, voyant l'inaction de la France, commença à regarder aussi la fusion immédiate avec le Piémont comme le seul moyen d'engager Charles-Albert à faire un effort suprême. Le peuple tenait pour la république. L'assemblée, qui se réunit le 3 juillet, était partagée. Un dissentiment, c'était la désorganisation de Venise. Dans la séance du 4, Manin demanda à son parti, « au généreux parti républicain », de faire un grand sacrifice. Il dit que, devant l'ennemi, tous n'étaient plus que citoyens, et que, d'ailleurs, la décision finale appartenait à la Diète italienne à Rome. L'assemblée l'acclama comme le sauveur de la patrie et vota la fusion immédiate avec le Piémont.

Manin se retira, malgré toutes les instances, et le pouvoir passa aux partisans de Charles-Albert. Celui-ci venait d'informer l'Angleterre qu'il accepterait la frontière de l'Adige. Il accueillit froidement la députation qui lui porta le vote de l'Assemblée venète : il la renvoya au gouvernement de Turin. Les commissaires royaux ne prirent possession de Venise que le 7 août, au moment où Charles-Albert vaincu repassait le Tésin. Le 11 au matin, Welden leur signifia l'armistice Salasco, qui prescrivait l'abandon de Venise. Les prévisions de Manin se trouvaient réalisées. Le peuple furieux se souleva, demandant à grands cris Manin. Après s'être entendu avec les commissaires piémontais, Manin annonça au peuple que l'assemblée se réunirait le surlendemain pour nommer le nouveau gouvernement. 

« Jusque-là, ajouta-t-il, c'est moi qui gouvernerai. » 
Le peuple, obéissant à la voix de son chef bien-aimé, se dispersa plein de confiance. Tommaseo partit dans la nuit pour réclamer le secours de la République française. Le 13, l'assemblée confia le pouvoir dictatorial à Manin. Il demanda qu'on lui adjoignit deux collègues versés dans les choses militaires. On élut l'amiral Graziani et le colonel Cavedalis. Le nouveau gouvernement resta essentiellement provisoire, évitant toute déclaration qui aurait pu porter ombrage au Piémont, et n'excluant que le retour à l'Autriche à quelques conditions que ce fût. Charles-Albert, d'accord avec Brofferio, fit offrir secrètement à Manin le ministère des affaires étrangères à Turin (25 septembre) : Manin répondit que, pour l'heure, son devoir le voulait à Venise. Le Piémont exécuta les clauses de l'armistice. Venise, déjà bloquée par terre, le fut aussi par mer. Alors commença, pour l'antique cité de l'Adriatique, livrée à elle-même, ce siège d'un an qui a couronné si dignement ses onze siècles de gloire et immortalisé le nom de Daniele Manin.

La pénurie du trésor aggravait la situation. Manin avait refusé tout traitement. Le général Pope, commandant supérieur des forces de terre, suivit son exemple. Les officiers, les soldats eux-mêmes, sacrifiaient une partie de leur solde. Chacun apportait à la Monnaie son argenterie, ses bijoux.

Les charges les plus lourdes étaient acceptées de tous. La dictature prit fin avec la réunion d'une nouvelle assemblée (15 février 1849). Mais des pouvoirs extraordinaires furent continués à Manin et à ses deux collègues pour tout ce qui concernait la défense de l'Etat. Le 7 mars, l'Assemblée, se rendant aux voeux du peuple, nomma Manin, à l'unanimité moins deux voix, chef du pouvoir exécutif avec le titre de président. Il conserva Cavedalis et Graziani comme ministres de la guerre et de la marine. Après Novare, Haynau, successeur de Welden, somma Venise de se soumettre « à son légitime souverain, l'auguste empereur d'Autriche ». L'Assemblée unanime décréta : « Venise résistera à l'Autrichien à tout prix. A cet effet, le président Manin est investi de pouvoirs illimités. » (2 avril) Le gouvernement fit un nouvel emprunt forcé de 3 millions : le premier terme n'était pas échu que le second était à moitié versé.

Les riches, les juifs en tête, étaient les premiers à pousser à la résistance. Manin, par l'intermédiaire de Valentino Pasini, s'efforçait encore d'intéresser la France et l'Angleterre au sort de Venise, quoique des essais de médiation anglo-française fussent déjà restés sans résultat. Il conclut avec Kossuth, gouverneur de Hongrie, une alliance que l'intervention russe rendit stérile. C'était par quelques hommes audacieux, dont plusieurs furent fusillés par les assiégeants, que Venise communiquait avec le reste du monde. Le général Pepe, avec ses jeunes troupes, qui s'étaient surtout distinguées à Mestre (22 octobre 1848), avait pu jusque-là protéger la ville du côté de la terre ferme. 

L'évacuation de Malghera, après des prodiges de valeur, reporta la défense au milieu des lagunes (26 mai 1849). Ce fut la seconde période du siège. Le 13 juin, les premières bombes tombèrent dans la ville. La misère commença à se faire sentir en juillet. Le 28, Manin exposa la situation à l'Assemblée. Un ordre du jour, proposé par Tommaseo, lui enjoignit de continuer la résistance. Le 29, les boulets arrivèrent jusqu'à la place Saint-Marc. La population des quartiers atteints se retira dans les autres, et personne ne faiblit. Le 1er août, une heureuse sortie, opérée du côté de Chioggia, fit entrer deux cents boeufs, du vin et du blé. Enfin, le choléra éclata dans Venise : les habitants, affaiblis par les privations, mouraient par centaines.
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Venise : maison de Manin
La maison de Manin, à Venise.
© Photos : Serge Jodra, 2012.

Il ne restait plus que pour dix-huit jours de vivres. Le 5, Manin, la mort dans le coeur, convoqua l'Assemblée en séance secrète. Le lendemain, après un débat des plus émouvants, toute liberté lui fut donnée. Le peuple était dans l'accablement, mais il avait toujours la même confiance dans son chef. Quelques agitateurs essayèrent de fomenter des troubles : Manin leur tint tête, et ils rentrèrent dans l'ombre. Pepe déploya la même vigueur vis-à-vis de l'armée. Le 11 seulement, après s'être concerté avec le consul de France pour les mesures préparatoires, Manin écrivit à M. de Brück, membre du cabinet autrichien, alors à Milan. Le 13, il réunit une dernière fois la garde civique sur la place Saint-Marc, et il lui adressa ces paroles : 

« Vous pourrez peut-être dire : Cet homme s'est trompé; mais vous ne direz jamais : Cet homme nous a trompés. » 
La foule cria :
 « Non! jamais! jamais! » 
On emporta Manin évanoui. Le bombardement continuait. Le 22, une délégation obtint du général Gorzkowsky quelques concessions relatives au papier-monnaie et une amnistie dont quarante citoyens furent exceptés. Le feu cessa de part et d'autre à six heures du soir. Le 24 août 1849, le jour même où finissait l'approvisionnement de Venise, la capitulation fut signée par les délégués. De tous les peuples soulevés en 1848, le peuple vénitien succombait le dernier. Manin, qui avait maintenu l'ordre jusqu'à la fin, annonça que toutes les attributions gouvernementales passaient à le municipalité. Retiré chez lui, à San Paternian, il entendait le peuple le bénir encore. Il attendit pour partir que toutes les conditions de la capitulation fussent exécutées. Le 27, tandis que les Autrichiens entraient dans la ville, il quitta Venise avec sa famille à bord du navire de guerre français le Pluton.

Conduit à Corfou, Manin gagna de là Malte, puis Marseille, où il débarqua dans les premiers jours d'octobre. A peine eut-il touché la terre d'exil qu'une grande affliction privée vint s'ajouter à ses douleurs patriotiques. Pendant qu'il attendait de Paris la permission de continuer son voyage, le choléra, qui sévissait à Marseille, lui ravit sa femme, épuisée par tant d'émotions. Le 28 octobre, il arriva à Paris avec ses enfants. Des patriotes lui reprochèrent d'être allé demander l'hospitalité à la puissance qui avait étouffé la République romaine, au lieu de se rendre en Piémont, où le sixième collège de Gênes l'avait nommé député à la fin de juillet. Mais, en dépit des fautes, des gouvernants, l'espoir que Manin avait mis dans la France n'avait pas faibli. Lui qui ne s'était jamais fait d'illusions sur la possibilité pour les Italiens de chasser l'étranger sans une alliance étrangère, c'est à préparer la seule alliance possible alors pour eux, en agissant directement sur l'opinion française, qu'il comptait faire servir son exil. Plus qu'aucun autre, par son gouvernement ordonné et par sa longue résistance à l'ennemi, il avait montré ce dont les Italiens étaient capables. Son pays bénéficia naturellement de l'estime et de l'admiration qu'inspiraient à Paris la dignité de sa vie et la grandeur de son caractère. 

« Mieux que dictateur dans l'exil », dit justement l'inscription du monument qui lui fut élevé plus tard à Turin. Pauvre, donnant des leçons d'italien pour vivre, malade, brisé par les souffrances de sa sainte martyre, comme il appelait sa fille, et s'efforçant de renfermer en lui ses angoisses, il recevait, dans son modeste appartement de la rue Blanche, d'innombrables témoignages de sympathie. Les hommes les plus marquants du libéralisme français devinrent ses amis. Il exerçait sur eux une influence morale qui s'étendait de roche en proche. Il refusait toute aide pour lui-même, mais il ménageait à son pays tous les bons vouloirs. Abattu par la mort de sa fille (23 janvier 1854), il se roidit pour soutenir son jeune fils que de si rudes secousses avaient fortement ébranlé. Son dévouement à l'Italie le releva.

Le 19 mars de la même année, à propos de quelques paroles prononcées à la Chambre des communes par lord John Russell, Manin protesta vivement dans une lettre adressée à la Presse, affirmant que l'indépendance et l'unification de l'Italie, inséparables l'une de l'autre, pouvaient seules assurer son repos et la tranquillité de l'Europe. Il consacra dès lors les restes de ses forces à une active propagande. Républicain, il considérait la forme fédérative comme la plus favorable à la liberté. Mais il repoussait une confédération monarchique, qui n'était à ses yeux qu'une coalition des princes contre leurs peuples. Napoléon IIl songeait à remplacer le Bourbon de Naples par le fils de Murat, et l'Angleterre n'était pas opposée à ce projet. Le 15 septembre 1855, tans une lettre envoyée au Siècle et au Times, Manin fit cette déclaration :

« Si l'Italie régénérée doit avoir un roi, ce ne doit être qu'un seul, et ce ne peut être que le roi de Piémont. » 
Le 19, il développa sa pensée dans une autre lettre, publiée à Turin par le Diritto. Comme autrefois à Venise, il faisait le sacrifice de ses opinions personnelles à la cause nationale. Il disait à la maison de Savoie
« Faites l'Italie, et je suis avec vous. Sinon, non. » 
Il plantait le drapeau unificateur pour fondre tous les partis dans le parti national. II continua sans relâche son oeuvre dans de nombreuses communications aux journaux italiens ou étrangers. Son ami Giorgio Pallavicino, l'ancien prisonnier du Spielberg, travaillait avec une ardeur infatigable à répandre son programme. Les mazziniens la combattirent. Crispi écrivait au Daily News
« Nous en avons en assez en 1848 et 1849 de la monarchie de Savoie et de ses prétendus projets qui ont fini par ruiner notre cause nationale. » 
Les constitutionnels raillèrent la campagne de Manin. Cavour lui-même, qui eut avec lui de longues conférences à Paris en 1856, le trouvait alors « un peu utopiste ». Un journal de Turin, la Gazzetta dol Popolo, ayant ouvert une souscription pour donner cent canons à la citadelle d'Alexandrie, Manin saisit l'occasion, recueillit de nombreuses signatures à Paris, et provoqua de cette manière une importante démonstration des sympathies françaises que l'Italie devait retrouver actives lors de l'alliance franco-sarde. C'est sous les auspices de Manin que, vers la fin de 1856, La Farina fonda la Société nationale italienne, définitivement constituée le 1er août de l'année suivante sous la présidence de Giorgio Pallavicino et la vice-présidence de Garibaldi. Cavour comprit le parti qu'on pouvait en tirer : il encouragea secrètement l'expansion de cette société, qui eut une influence décisive sur le mouvement italien. 

Manin fut ainsi le véritable génie inspirateur de la rénovation italienne. Par la force des choses, dont il avait eu le mérite de se rendre un compte exact, l'Italie tout entière finit par exécuter de point en point le plan qu'il avait tracé. Il n'en vit pas le succès. Succombant à la maladie de coeur qui le minait depuis la chute de Venise, Manin mourut à Paris à l'âge de cinquante-trois ans.

Ce grand patriote, en qui s'était incarné la peuple vénitien, ne sacrifia jamais à la popularité. Il abhorrait les complaisances coupables. Il disait la vérité à ses concitoyens, si amère qu'elle fit, au risque de soulever contre lui certaines colères, comme lorsqu'il flétrit la doctrine de l'assassinat politique. Le défaut de l'exagération lui déplaisait en Italie. En lui, tout était droiture et simplicité. Son éloquence, forte et concise, n'avait rien de déclamatoire. Dans l'intimité, sa conversation était pleine de charme : il y portait une gaieté fine, parfois un peu caustique. Son esprit, très cultivé, avait toutes les curiosités. Plutôt matérialiste en philosophie, admirateur de Leopardi, il admirait aussi et enviait même, dans ses heures d'accablement, la foi d'un Manzoni ou d'un Tommaseo. Sévère pour lui-même, indulgent pour autrui, d'une bonté que le malheur n'altéra pas, Daniele Manin fut un grand homme de bien autant qu'un grand politique.

A Paris, le peintre Ary Scheffer donna dans sa sépulture de famille une pieuse hospitalité aux restes de Manin le corps de sa fille y reposait déjà, et celui de sa femme y fut rapporté de Marseille. En 1868, Venise libre fit revenir de Paris les trois cercueils, qu'accompagnèrent les délégués de la démocratie française : le 22 mars, vingtième anniversaire de la révolution vénitienne, après des funérailles solennelles, ils furent déposés provisoirement dans le vestibule de la basilique Saint-Marc. Le 22 mars 1875 eut lieu l'inauguration de la statue de Manin sur la place San Paternian (auj. campo Manin), en face de la maison qu'il avait habitée, et, le 24, ses cendres furent placées, avec celles de sa femme et de sa fille, dans le tombeau qu'on avait édifié sous la dernière arcade extérieure du côté droit de la basilique de Saint-Marc. (Félix Henneguy).

Manin (Giorgio), officier et savant italien, né à Venise le 5 mai 1831, mort à Venise le 15 octobre 1882, fils du précédent. Encore adolescent, il concourut, aux côtés de son père, à la délivrance de sa cité. Lieutenant dans la garde civique, puis dans un corps de volontaires, il se distingua par sa bravoure pendant le siège, particulièrement à la défense du fort de Malghera. Parti pour l'exil avec les siens, il termina ses études à Paris, fut reçu à l'Ecole centrale (1852), en sortit avec le diplôme d'ingénieur métallurgiste (1855), et entra à la Compagnie du chemin de fer de l'Ouest. 

Resté seul après la mort de son père, atteint  du même mal et si éprouvé moralement, il retourna en Italie, chez des parents réfugiés à Gênes (décembre 1857). Quand vint la guerre en 1859, il s'enrôla et fut attaché comme lieutenant d'état-major au général Ulloa, qui avait été son chef à Venise. En 1860, il partit avec Garibaldi pour la Sicile. Blessé au pied à Calatafimi, puis à la jambe à l'attaque de Palerme, il dut finir la campagne à l'hôpital. Lors de la fusion des officiers garibaldiens dans l'armée régulière, il fut nommé lieutenant-colonel d'état-major et envoyé à Milan. Sa santé l'obligea à demander sa mise en disponibilité (1862). Il se plongea dans les recherches scientifiques.

En 1866, il reprit le service actif. Ses blessures se rouvraient sans cesse. A Custoza, ne pouvant monter à cheval, il se fit transporter en voiture sur le champ de bataille et fut blessé au bras. Quand Victor-Emmanuel fit son entrée à Venise, il voulut l'avoir à ses côtés et lui conféra le titre d'aide de camp du roi. Le 17 mars 1867, Giorgio Manin fut nommé général de la garde nationale de Venise. Il refusa tous les mandats politiques qu'on lui offrit, craignant, dans sa piété filiale, de ne pas être à la hauteur du nom de son père. Il ne lui était cependant inférieur ni par l'intelligence, ni par le coeur, ni par le caractère. Il se renferma dans la science. Mais, là encore, il se dérobait à la publicité. 

Ses amis seuls connaissaient ses inventions ingénieuses et ses remarquables travaux en mathématique, en mécanique, en physique expérimentale : c'est par eux que quelques-uns ont été publiés dans les Atti dell'Ateneo Veneto et la Rivista Fisico-Industriale. D'une rare habileté de main, il construisait lui-même ses instruments, aujourd'hui pieusement conservés à Venise. C'est dans ces sévères occupations que, tourmenté de maux et tout à ses poignants souvenirs, il attendit stoïquement la mort. (Félix Henneguy).

Renan a dit de lui : 

«  Giorgio a su admirablement résoudre le problème difficile d'être dignement le fils d'un grand homme. » 
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Dictionnaire biographique
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