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La Révolution française
L'Ancien régime 
à la veille de la Révolution
Aperçu Causes Constituante Législative Convention Directoire
L'Ancien régime n'est pas le Moyen âge avec lequel beaucoup d'apologistes du passé affectent de le confondre; ce n'est pas non plus le commencement des temps modernes; qui, par la Réforme, la Renaissance, les grandes inventions scientifiques, a préparé, mais de loin, le mouvement de 1789. On désigne sous le nom d'Ancien régime la période pendant laquelle la royauté française est parvenue, en théorie et en fait, à sa plus grande puissance. Ce sont deux siècles de luttes et de victoires en apparence décisives sur la noblesse, sur les calvinistes, sur les prétentions pontificales, sur l'ambition des Parlements, sur les franchises provinciales et municipales, sur la nation elle-même, dont les représentants ne sont plus convoqués depuis 1614. Au défaut d'un contrat social, d'une constitution, tout est ramené à l'arbitraire du roi, qui peut être un bon ou un mauvais maître, un esprit juste ou faux, un caractère faible ou énergique. La monarchie est héréditaire de mâle en mâle par ordre de primogéniture (loi salique); elle est de droit divin, c.-à-d. qu'elle ne dépend ni du peuple, ni du pape (cérémonie du sacre, déclaration du tiers en 1614, déclaration du clergé de France en 1682); elle est absolue, c.-à-d. qu'elle ne doit compte de ses actes à personne sur terre : or de l'absolutisme à la tyrannie et au despotisme, la pente est glissante, bien que les monarques ne cessent de se dire, et peut-être de se croire les «-pères de leurs sujets ».

Dans la Politique tirée de l'Ecriture sainte, Bossuet enseigne bien que la puissance royale est soumise à la raison et n'est pas affranchie des lois, mais il a soin d'ajouter qu'il ne saurait être question que d'une obligation de conscience :

« Les rois [...] doivent être justes  [...]  et doivent au peuple l'exemple de garder la justice, mais ils ne sont pas soumis aux peines des lois; ou, comme parle la théologie, ils sont soumis aux lois, non quant à la puissance Inactive, mais quant à la puissance directive ».
Le prélat catholique ne réserve même pas la part que l'Evangile attribue à Dieu
« L'impiété déclarée et même la persécution n'exemptent pas les sujets de l'obéissance qu'ils doivent aux princes ». 
Pour Nicole (Pensées), si, à l'origine, l'institution de la monarchie héréditaire a dépendu du peuple, « cet ordre une fois établi, il n'est pas en la liberté du peuple de le changer », car il s'est dépouillé « pour son propre bien » de l'autorité législative, qui dès lors « réside dans le roi, à qui Dieu communique sa puissance pour le régir ». C'est Dieu lui-même qui « donne pouvoir de tuer à tous les soldats qui suivent leur prince légitime », même dans une guerre injuste ou douteuse. De nombreux textes développent et confirment à tout propos ce dogme de l'absolutisme; voici les plus célèbres : 
« Le roi représente la nation tout entière [...] Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et entière de tous les biens qui sont possédés, aussi bien par les gens d'église que par les séculiers [...]. Quiconque est né sujet doit obéir sans discernement. » (Instructions de Louis XIV à l'usage du Dauphin).

 « Tous les biens des sujets sont au roi; lorsqu'il en dispose, il ne fait que prendre ce qui lui appartient » (Décision de la Sorbonne en réponse à une consultation du jésuite Tellier, confesseur de Louis XIV). 

« Ô rois, vous êtes des dieux ! » (Bossuet). 

« Sire, vous voyez tout ce peuple ; il est à vous » (le gouverneur Villeroi au roi Louis XV, âgé de douze ans).

« Quand le monarque a parlé, tout est peuple et tout obéit » (le ministre de Vergennes à Louis XVI).

Mais, comme toujours, la théorie dépasse de beaucoup la réalité, et la pratique ne cesse de protester contre le dogme. En l'absence de lois générales, connues et acceptées de tous, les trois ordres (clergé, noblesse, tiers état), les classes entre lesquelles ils se subdivisent, les corps judiciaires ou administratifs, les villes, les provinces, les métiers, et jusqu'aux individus ont conservé tout au moins les titres et le souvenir de leurs privilèges; ils s'efforcent en toute occasion de les faire valoir, de les faire revivre; tour à tour, on voit ces privilèges reconnus ou supprimés, avilis ou étendus par l'autorité royale elle-même : ils sont tellement hostiles et contradictoires entre eux, tellement opposés au bien public et à l'équité, qu'il parait toujours aisé de les annihiler les uns par les autres, sans que leur incohérence permette de distinguer, parmi les vestiges des libertés féodales, ou communales, ou corporatives, les germes longtemps stériles de la liberté nationale. Mais ce mode de gouvernement, qui divise pour régner, et qui ne connaît pour ainsi dire d'autre procédé que le « miracle » répété des «-décisions particulières » (Turgot), a fini par aboutir à l'impuissance et à l'incapacité politiques : nulle part peut-être ce double vice ne se manifesta de façon plus éclatante que dans la convocation même des États généraux de 1789; rien n'égale «-l'imprévoyance, le désordre » avec lesquels fut accompli cet acte essentiel. « La vieille monarchie étala ses infirmités comme à plaisir » (E. Champion).
Ce ne fut pas, comme on l'imagine, « un fait simple et précis, mais bien le travail de longs mois où les moindres décisions donnent lieu à des recherches, à des tergiversations sans nombre, où la nouveauté des opérations, le long oubli des assemblées électorales, la crainte surtout de voir annuler pour vice de forme des délibérations anxieusement attendues, amènent de toutes parts une correspondance minutieusement étudiée » (A. Brette).
Le règlement du 24 janvier 1789 donne au bailli ou sénéchal le plus voisin le droit de convoquer « les bailliages [...] ou autres sièges [...] qui auraient pu être omis » dans l'état annexé. Entre les bailliages de Mantes et Meulan, Rodez et Millau, Montdidier, Roye et Péronne, il y a des contestations séculaires relativement à leurs titres et ressorts respectifs. La lettre de convocation pour le comté de Comminges est expédiée à « M. le lieutenant général du bailliage de Comminges, à Comminges ». Or il n'y avait dans le comté ni bailliage royal, ni lieutenant général, ni aucune ville du nom de Comminges. Partout les lieutenants généraux disputent aux baillis et sénéchaux la présidence des assemblées électorales. Les circonscriptions sont, en vertu de leurs titres, morcelées de la façon la plus bizarre, pourvues d'annexes lointaines, même hors frontière; réciproquement le royaume comprend des enclaves possédées souverainement par des princes étrangers, que la convocation ne peut toucher. Les gens du roi ne comprennent pas le principe du libre suffrage Fréquemment, il est question de personnalités qui prétendent être « députés de droit » aux Etats : tels le prévot de Paris, en vertu de sa charge, le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg, au nom de la Constitution germanique. Beaucoup, même dans le tiers, se figurent que le roi s'est réservé le droit d'exclusion à l'égard des élus, ou qu'il peut ajouter qui lui plaît à la liste des députés. Bref, l'anarchie, loin d'être «-spontanée », comme l'a présentée H. Taine, nous apparaît en 1789 comme le produit monstrueux de plusieurs siècles de féodalité militaire, ecclésiastique et procédurière. Aussi, toutes les circonscriptions convoquées ne furent pas représentées aux États généraux.
« Le haut clergé et la noblesse de Bretagne refusèrent de comparaître à Saint-Brieuc, les députés de la Navarre n'ont jamais siégé; d'autre part, quelques pays auxquels on n'avait pas pensé, le Bassigny-Barrois, la principauté de Charleville, les colonies, nommèrent des députations » qui furent admises après coup. (E. Champion). 
L'absolutisme de Louis XVI ne put obtenir ce résultat si simple, que les élections fussent terminées partout dans le délai légal. Les États s'ouvrent le 5 mai : le tiers parisien n'a ses députés que le 19; Saint-Sever, oublié, rédige son cahier le 26 juin. Bien d'autres ordres de faits pourraient sans doute servir à montrer que l'absolutisme rencontrait dans la pratique des obstacles de tout genre mais la convocation nous les présente en tout lieu et à tout propos, sans que nulle part leur invraisemblable incohérence nous donne l'impression d'une véritable liberté politique. Contre le pouvoir, la société n'a pas de digue, mais elle est comme semée d'écueils visibles ou invisibles. Elle a besoin de clarté, d'unité, non moins que de liberté. De là ce cri universel de régénération, de constitution.

L'état de l'Etat à la veille de la Révolution.
Cependant, si la France était loin d'être « une personne » (Michelet), c'était au point de vue extérieur une puissance de premier ordre. Le royaume différait peu en étendue de la République actuelle. Il avait, en plus, Philippeville, Marienbourg, Bouillon, Landau; il avait en moins Montbéliard (Württemberg), Avignon et le Comtat (Saint-Siège), la Savoie et le comté de Nice (royaume de Sardaigne). Sur les frontières, la maison d'Autriche, alliée de la France depuis la guerre de Sept Ans et le mariage de Marie-Antoinette avec Louis XVI, possédait la partie des Pays-Bas qui forme aujourd'hui la Belgique; elle était, par élection et par tradition, à la tête de l'Allemagne qui nous avoisinait surtout par les électorats ecclésiastiques, le Palatinat et le margraviat de Bade, et où la Prusse, sa rivale, ne possédait qu'un territoire morcelé. Les cantons suisses étaient liés à la France par la paix « perpétuelle » de Fribourg. En Italie, très divisée, les Autrichiens possédaient le Milanais et le Mantouan. Mais un Bourbon régnait à Naples et en Sicile; c'était aussi un Bourbon qui occupait le trône d'Espagne. La population du royaume, y compris la Corse, n'était connue par aucun recensement direct; on l'évalue entre 23 et 26 millions d'habitants. La France avait recouvré quelques-unes de ses colonies par le traité de Versailles.

Paris n'avait guère que 600.000 habitants au plus; il n'avait pas perdu le titre de capitale, qui dérivait de celui de fief dominant des premiers Capétiens. Mais depuis plus d'un siècle, le roi résidait à Versailles. Là se tenait la cour, qui comprenait la maison du roi (14.000 personnes dont 10.000 pour la maison militaire), la maison de la reine (500 charges), celles des princes et princesses du sang, y compris la famille d'Orléans. La cour ne prenait pas de part officielle au gouvernement; mais elle tenait le souverain comme prisonnier à Versailles ou dans les résidences voisines de Paris (Fontainebleau, Saint-Cloud, Marly, etc.); elle exaltait son orgueil et le séparait de ses sujets par les rites de l'étiquette. Sous Louis XVI, elle applaudit aux prodigalités de Calonne; elle entrave presque toute réforme des abus dont elle profite. Elle se divise en coteries qui se disputent les grâces et les pensions. Elle corrompt, elle calomnie, elle persifle ses maîtres; elle exaspère le peuple et même la noblesse provinciale.

Les affaires de l'État étaient confiées aux délibérations purement consultatives du Conseil royal, que dirigeaient les ministres proprement dits : le chancelier irrévocable, mais dont les fonctions peuvent être dévolues, et en fait appartenaient en 1789 à un garde des sceaux; le contrôleur général des finances qui est en réalité le premier ministre par la multiplicité de ses attributions; les secrétaires d'État du dehors, de la guerre, de la marine, de la maison du roi (qui comprend la superintendance de Paris). Ils contresignent les ordonnances royales, mais ne sont responsables qu'à l'égard du roi. Ils sont assistés par des conseils et par des maîtres des requêtes. L'ensemble de ces conseils forme théoriquement le conseil d'État, mais ce nom ne comporte pas de réunion plénière. Une section de ce conseil (le conseil des parties) juge les conflits où le roi est engagé, pour son domaine par exemple. 

Les notables, choisis par le roi, n'ont été en 1787 et 1788 que des assemblées temporaires, consultatives, et qui n'ont abouti à rien. L'Assemblée quinquennale du clergé de France, dans ses rapports avec le roi, discute aigrement le chiffre du don gratuit, et tonne contre l'hérésie et contre les philosophes. Les quelques Etats provinciaux qui ont survécu (Flandre, Bretagne, Languedoc, Provence, petits pays pyrénéens, etc.), et les Assemblées provinciales de création récente (1778 et 1787) ne délibèrent qu'en vertu des ordres du roi, et ne conservent plus que la forme des anciennes franchises, et les privilèges de leurs membres.

Presque aucune des anciennes divisions du territoire, qui tenaient à la féodalité laïque ou ecclésiastique, n'a disparu. L'administration monarchique est venue, surtout depuis Richelieu, s'y superposer, mais sans essayer même de les coordonner. Les généralités financières et les intendances se correspondent à peu près, mais n'ont guère tenu, compte qu'exceptionnellement, aux extrémités du royaume, des anciennes provinces historiques, des États féodaux. Les intendants de justice, police et finances réunissent par délégation royale les attributions les plus étendues et les plus disparates. Toutefois, la plupart des travaux publics, qui sont compris dans la police, ressortissent au corps des ingénieurs des ponts et chaussées quant à la partie technique. Les intendants régissent l'administration militaire (vivres, étapes, logements). Ils sont juges pour les cas extraordinaires que le roi leur commet. Ils nomment leurs subdélégués, dont ils fixent eux-mêmes les ressorts. Ils correspondent principalement avec le contrôleur général des finances. Law définissait ainsi leur puissance, d'après d'Argenson : 

« Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n'avez ni Parlement, ni Etats, ni gouverneurs [militaires]; ce sont trente maîtres des requêtes, commis aux provinces, de qui dépendent le malheur ou le bonheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité ». 
Tous n'étaient pas, sans doute, des « satrapes » ; on peut dans le nombre citer d'excellents et consciencieux administrateurs (Turgot). Mais toute chose dépendait de leur intelligence, de leur caractère, de leur probité. L'étendue même de leur ressort laissait trop souvent une funeste latitude aux subdélégués ; dans l'opinion des peuples, ils apparaissent comme les boucs émissaires de l'Ancien régime. 

Les quarante gouvernements militaires différaient fort des trente et quelques provinces classiques. Ainsi l'Ile-de-France formait non pas un gouvernement, mais deux (celui du duc de Brissac et celui du duc de Gèvres). Les Trois-Evêchés étaient sectionnés entre Metz (de Broglie) et Toul (Du Châtelet). Le Havre, Sedan, Saumur, le Boulonnais avaient leurs gouverneurs particuliers. Cette fonction était d'ailleurs purement décorative et lucrative : il était défendu aux gouverneurs de se mêler de rien dans leur province et même d'y faire un voyage sans permission du roi. Ces vains honneurs, ces gros traitements n'étaient que la rançon surannée que la monarchie continuait à payer à la féodalité du Moyen âge et à la Ligue. On voit par les cahiers que pas une province, pas une généralité, pas un gouvernement pour ainsi dire ne se montrent satisfaits, ni même parfois exactement instruits de leurs véritables limites.

Les finances de l'Etat.
La dette de l'État, les déficits accumulés, l'absence de crédit public sont le fléau le plus évident de l'ancien régime, et la cause déterminante de la Révolution : pas de réforme possible, après le refus victorieux des privilégiés (notables de 1787 et clergé) de prendre leur part équitable des charges publiques et après l'opposition des Parlements à l'enregistrement de tout nouvel emprunt. Au 5 mai 1789, suivant Necker, le Trésor contenait 58 millions, la moyenne des dépenses était évaluée à 530 millions par an, celle des revenus à 475; le déficit prévu approcherait de 90 millions.  Il est d'ailleurs impossible de dresser un bilan exact de l'avoir et du doit de l'Ancien régime. Mais ce qui est certain, c'est que les deniers publics étaient aussi mal perçus que mal employés. Un des voeux les plus répétés est que tous les impôts existants doivent être déclarés nuls et caducs, comme non consentis et injustement établis, étendus ou continués. Ce qui pèse, c'est moins la quotité totale, que l'arbitraire de la répartition. L'impôt étant considéré comme dégradant, le résultat général est que plus on est noble, ou riche, ou influent, moins on paye à proportion des ressources dont on dispose. La noblesse ne paye pas la taille dans les pays de taille personnelle; dans les pays de taille réelle, c'est la terre noble qui en est exempte. La gabelle présente les taux les plus divers suivant les pays, et la contrebande intérieure du sel fait surgir toute une armée de faux saulniers. La capitation, les deux vingtièmes et demi, transformation du dixième, en dépit de la généralité de leurs principes (classes, revenu), ont été peu à peu asssimilés à la taille et rejetés sur les plus faibles. Ces impôts étaient directs : le roi en son Conseil en fixait la somme, répartie ensuite par le contrôleur général entre les généralités. Les intendants sont les maîtres presque absolus de la sous-répartition et des décharges. Les élus, simples, fonctionnaires en dépit de leur titre fossile, président à la perception dans les vingt-deux provinces dites d'élection, c.-à-d. sans États. Dans les villes, des receveurs, dans les communautés rurales, des paysans notables, élus de gré ou de force, font percevoir ou perçoivent eux-mêmes à domicile. Moyennant un tant pour cent aussi dérisoire qu'aléatoire, les collecteurs sont solidaires des imposés et doivent, le cas échéant, avancer ou parfaire la somme exigible, sous peine, de prison. Le « devoir de gabelle » est réglé par les employés des greniers à sel.

L'impôt indirect, non moins lourd que l'impôt direct, faisait moins que celui-ci acception des personnes. Mais c'est l'industrie, le commerce, les transactions les plus ordinaires de la vie civile qui en font l'avance ou qui l'acquittent. Il consiste surtout dans les impôts de consommation ou aides et dans les douanes extérieures ou intérieures, nommées traites. Les règlements fiscaux sont un mystère réservé aux percepteurs, ils varient énormément de pays à pays, de coutume à coutume, et les contribuables se trouvent en contravention sans le savoir à propos des visites, des examens, du gros manquant, etc. Moins lourd en lui-même, et créé en principe pour assurer l'authenticité des actes et contrats privés, le droit de contrôle prêtait également à une foule d'exactions partout  et d'interprétations arbitraires. Malgré les réformes de détail de Necker, l'impôt indirect est d'ailleurs toujours affermé à des capitalistes (fermiers généraux) qui font des avances au Trésor, et qui, une fois libérés, exploitent comme ils l'entendent la « matière imposable », et par leurs agents, et par l'emploi de la force publique, avec la seule préoccupation de s'assurer à eux et à leurs partisans les plus gros bénéfices possibles-: si l'Etat exige une portion de ces bénéfices, comme il le fit sous Louis XVI, la vexation ne peut naturellement qu'empirer. Parmi les autres sources de revenus, la corvée royale était particulièrement onéreuse et arbitraire, la loterie royale, tout à fait scandaleuse. L'utile service des postes était déshonoré par les exigences fiscales et le Cabinet noir; les abus du monnayage troublaient le commerce et empêchaient l'établissement des banques. Enfin la vente d'offices pour la plupart inutiles et nuisibles augmentait le nombre des privilégiés de l'impôt en tarissant toutes les sources de la richesse publique et en donnant pour aliment à la vanité et à l'activité privées l'exploitation mesquine et féroce des producteurs de tout ordre. La comptabilité financière était un chaos, par suite principalement des acquits au comptant et de la multitude des caisses. La dette, de plus de 4 milliards, comportait des intérêts usuraires. Le roi n'avait pas de crédit qui lui fût propre; les rentes sur l'hôtel de ville, les billets de la Caisse d'escompte et les opérations de banque de Necker ne lui en tenaient plus lieu. Le trésor était à bout d'expédients.

La Justice.
Quant à la justice, qui constitue le devoir principal et la raison d'être essentielle de tout gouvernement, elle avait besoin de réformes radicales. Au nombre des attributs symboliques de la royauté, avec le glaive et le sceptre, figurait la main de justice. A deux reprises, en 1770 et 1788, l'autorité royale avait essayé de révolutionner l'ancienne organisation parlementaire; deux fois elle avait échoué, parce qu'elle avait usé de moyens arbitraires et violents et dans l'intérêt presque exclusif du pouvoir absolu. Toutefois il n'était pas possible de méconnaître l'incroyable inégalité et l'inextricable confusion des ressorts judiciaires. Celui du Parlement de Paris comprenait près d'un tiers du territoire, et plus de 10 millions d'âmes; plusieurs des douze autres Parlements avaient des limites très restreintes, Metz, Dijon et Pau par exemple; les provinces le plus récemment annexées n'avaient que des cours supérieures (Arras, Colmar, Perpignan, Bastia). Au second degré, les cent onze présidiaux, auxquels sont réunis ou avec lesquels concourent et combattent les sièges plus anciens de bailliages ou de sénéchaussées, ont souvent des limites incertaines et contestées, de sorte que le justiciable ne sait au juste à quel tribunal s'adresser, et qu'il est victime d'éternels conflits de compétence. Les appels, dont le principe est excellent, se multiplient en certains cas jusqu'au nombre de sept. Les mêmes magistrats jugent au civil et au criminel, en fait et en droit. Les Parlements empiètent sur la politique et l'administration par le droit de remontrance et celui d'enregistrement, et lorsque le roi passe outre ou tient un lit de justice, il parait agir en tyran, même quand il a pour lui la raison, comme lorsqu'il fait enregistrer de force l'édit de 1776 supprimant les corporations de métiers. 

L'unité de législation, de procédure surtout, a fait des progrès grâce aux codes de Louis XIV et aux écrits de D'Aguesseau; mais il y a encore au moins cent trente coutumes dans le Nord, et le droit romain est loin de régner sans partage dans le Midi. Voltaire pouvait écrire : 

« En France on change de lois aussi souvent que de relais ». 
Les procès se compliquent à l'infini et coûtent à proportion. L'instruction criminelle est secrète; les accusés, surtout s'ils n'ont ni richesse ni situation sociale, sont en principe présumés coupables et comparaissent sur la sellette. Les supplices atroces (roue, fouet, marque au fer chaud) sont toujours en vigueur; la peine capitale ou les
galères sont appliquées à de simples vols, à des délits de chasse ou de contrebande. Les biens des condamnés sont confisqués et leur famille entachée d'infamie. Les peines diffèrent selon la qualité des personnes. La question préparatoire à l'instruction des causes criminelles a été abolie en 1780; mais, en dépit de la déclaration du 24 mai 1788, non enregistrée par les Parlements, la question préalable à l'exécution, sous prétexte de la recherche des complices, reste encore en vigueur. Les sentences pénales ne sont pas motivées, sinon a l'aide de celle vague formule : « pour les cas résultant du procès ». - Les juridictions spéciales sont fort nombreuses : douze cours des comptes et deux cours des aides pour les comptes financiers et les procès en matière d'impôts; soixante-cinq tribunaux consulaires (commerce); les tribunaux des eaux et forêts, les cours des monnaies, à la fois civils et criminels; la connétablie pour les militaires ; les amirautés pour les marins; les officialités pour les gens d'Église et les causes ecclésiastiques (annulation de mariages par exemple) ; quant aux justices seigneuriales, elles n'ont d'autre rapport avec les Justices de paix ultérieures que la faible étendue de leur ressort; elles condamnent encore à l'amende et à la prison, et surtout elles poursuivent âprement, par le moyen des procureurs fiscaux, la rentrée des droits seigneuriaux

En général, les charges de justice s'achètent; elles sont inamovibles, sauf le cas de forfaiture, depuis Louis XI; héréditaires depuis Henri IV. Si pour les juges il en résulte plus d'indépendance, ces conditions fortifient également entre eux un funeste esprit de corps, de routine et d'arrogance professionnelles. Les preuves de capacité (grades) sont dérisoires : la vénalité livre trop souvent les biens, l'honneur et la vie des citoyens à des gens sans lumières, sans expérience, sans probité : les « épices » paient le prix de la charge. Le cours de la justice est maintes fois interrompu par les querelles des tribunaux entre eux ou avec le gouvernement. De leur côté, les justiciables peuvent être distraits de leurs juges naturels par le moyen des évocations, révocations, lettres de committimus, lettres de garde gardienne, arrêts de surséance, lettres de cachet. 
La liberté individuelle n'a aucune espèce de garantie.

L'armée.
L'armée est sur le pied de paix de 170.000 hommes, et s'élève à 210.000 en temps de guerre. Les officiers coûtent 46 millions, et les troupes 44. Les grades sont toujours achetés, et, depuis l'édit de 1781, par les nobles à quatre quartiers exclusivement: mais l'ensemble de la noblesse est réduite en fait à la perspective du grade de lieutenant-colonel, car celui de major en second est absolument réservé aux gens de la cour ou « présentés ». Les grades supérieurs sont formés au mérite. Les colonels, les maréchaux de camp, les lieutenants généraux, les maréchaux, sont dispensés de la moitié ou des trois quarts de leur service, pour « faire leur cour au roi ». Si l'on néglige de « se faire voir », l'illustration historique des familles cesse d'être un titre. L'on voit, en revanche, un enfant à peine échappé du collège venir en grand équipage « apprendre à un capitaine de grenadiers ce que ce dernier avait enseigné à son père ». La Révolution héritera donc des « officiers de fortune » retenus dans les grades inférieurs, sans compter les sous-officiers et les siniples soldats. L'armée est recrutée par le racolage des volontaires, que les recruteurs se font un jeu d'enivrer et de tromper pour obtenir leur consentement. A leur défaut, on a recours à la milice tirée au sort

« Chaque tirage au sort donne le signal des plus grands désordres et d'une sorte de guerre civile entre les paysans, les uns se réfugiant dans les bois, les autres se poursuivant à main armée pour enlever les fuyards. Les meurtres, les procédures criminelles se multiplient, et la dépopulation en est la suite. Lorsqu'il est question d'assembler les bataillons, il faut que les syndics des paroisses fassent amener leurs miliciens escortés par la maréchaussée, et souvent garrottés. » 
C'était une véritable traite des personnes. Malgré d'utiles réformes dues à divers ministres, le comte d'Argenson, le comte de Saint-Germain, et à Gribeauval pour l'arme de l'artillerie, les variations de la « constitution militaire » depuis trente ans excitaient un mécontentement général. L'armée se plaignait d'une composition peu « patriotique » (vingt-deux régiments étrangers sur quatre-vingt-douze), des châtiments indignes, déshonorants pour des Français (coups de plat de sabre) qui détruisaient la discipline loin de la fortifier, de la disproportion entre la paie intime du soldat et le prix des denrées, de l'insolence et parfois de la cruauté des chefs, etc. 

Si la marine s'était relevée depuis la récente guerre d'Amérique, l'avancement des officiers y était aussi arbitraire que dans l'armée; le Conseil de marine, mal composé, abandonnait le personnel à l'arbitraire du ministre, Le recrutement des canonniers gardes-côtes ou auxiliaires dans des pays éloignés du littoral ressemblait fort à la presse, et comportait des privilèges injustifiés. Sous les yeux des tribunaux d'amirauté « il se commettait des horreurs » au moment des naufrages, par la complicité des préposés avec les écumeurs de mer et les pilleurs d'épaves. Les matelots étaient traités plus despotiquement encore que les troupes de ligne.

La société.
La société française se divisait traditionnellement en trois ordres : clergé, noblesse et tiers état. Sur leur évaluation numérique, l'on n'a pas de statistique certaine. Target, Lavoisier, Rabaut-Saint-Etienne, Mounier donnent des chiffres très divers. Sieyès avertit dans sa célèbre brochure : Qu'est-ce que le tiers état? qu'il ignore « comme tout le monde » le rapport des ordres entre eux; mais « il se permet aussi son calcul », et conclut à des chiffres cinq fois plus faibles que Target, 80.000 ecclésiastiques et 140.000 nobles. Le sixième bureau des Notables, en 1788, avait eu l'audace d'affirmer que le tiers n'était que dix fois plus nombreux que les deux autres ordres réunis. 

Le clergé.
Quoi qu'il en soit, le clergé était le premier ordre (18 archevêques, 135 évêques, environ 35.000 cures ou vicariats, - 1.500 abbayes, 10.000 prieurés, 10.000 couvents). Les expressions de haut clergé, bas clergé ne sont pas canoniques, mais sociales. Le haut clergé (prélats, abbés), sauf de rares exceptions, sort de la noblesse ou de la haute bourgeoisie; il est abondamment pourvu des biens de la terre. Le bas clergé (curés, vicaires, moines) est de médiocre ou petite extraction, et traité en conséquence. Les biens d'église, tant, séculiers que réguliers, sont évalués en capital à 4 milliards, produisant 100 millions de revenus auxquels s'ajoutent, par la dîme, 125 à 150 millions, suivant les années. Ces revenus ne doivent pas servir seulement à l'entretien du clergé, mais aux frais du culte (non compris les réparations ou constructions d'églises), aux hôpitaux, aux établissements d'instruction (universités, petites écoles), aux oeuvres de charité, au don gratuit. Mais les services d'un caractère public, faute d'un contrôle d'Etat, sont de plus en plus négligés, les intentions dévotes ou charitables des testaments et donations, de plus en plus méconnues. Quoique l'Eglise, véritable Etat dans l'Etat, ait une entière autonomie administrative, elle ne se soucie pas de répartir ses ressources au mieux de l'intérêt général : chaque diocèse, chaque abbaye garde jalousement, sauf les interventions timides de la royauté, ses titres et revenus propres. Entre un évêque de Fréjus « par l'indignation divine », comme Fleury s'amusait à s'intituler, et un évêque de Strasbourg pourvu de plus de 500.000 livres de rentes, il n'y a aucun rapport de situation. Les curés ont obtenu de Louis XVI la « portion congrue-», c.-à-d. minima, de 750 livres. Pour la plupart, et encore plus pour les vicaires, c'est la misère et l'avilissement. Seuls pourtant, ils s'acquittent d'un véritable sacerdoce, et vont « faire toute l'année, à 2 ou 3 lieues de leur maison, le jour, la nuit, au soleil, à la pluie, dans les neiges, au milieu des glaces, les fonctions les plus pénibles et les plus désagréables » (Voltaire). Ils gémissent sous l'oppression; ils peuvent être arbitrairement enfermés par l'évêque. 

Partout, la vie monastique masculine dépérit par son inutilité même, par le mépris où elle est tombée et par l'avidité des abbés commendataires. Les religieuses, plus dévouées aux pauvres et plus utiles, sont en bien plus grand nombre que les moines; mais les couvents ont leurs horreurs et leurs turpitudes, et servent de prison non moins que de refuge. Le bras séculier garantit d'ailleurs la perpétuité des voeux, souvent arrachés, par force ou par ruse, à l'ignorance du jeune âge.

Dans son ensemble, et en dépit de l'incrédulité philosophique qui a pénétré dans ses rangs supérieurs, le clergé met sa force dans son intolérance. Il réclame contre la récente restitution de l'état civil aux protestants (1787), et veut au moins que l'on s'en tienne à cette faveur. Il est moins rigoureux à l'égard des Juifs, toujours considérés comme nation étrangère et maintenus par les lois dans les bas métiers ou dans la pratique de l'usure, sauf quelques brillantes individualités.

La noblesse.
Le second ordre, la noblesse, n'a aucune unité. On y distingue les princes du sang, les ducs et pairs, la noblesse d'extraction, c.-à-d. datant du Moyen âge (un millier de familles à peine), la noblesse de cour, la noblesse de province. Les possesseurs de fiefs prétendent exclure du second ordre les non possédants (ex. Mirabeau). Les nobles domiciliés à Paris se considèrent en même temps comme bourgeois de la capitale. Les nobles d'épée repoussent la noblesse de robe ou les anoblis dans le tiers état, qui, de son côté, se refuse souvent à les admettre dans son sein. Quant aux titres, ils n'impliquent en général aucune gradation hiérarchique. Nobles ou anoblis, les propriétaires de fiefs ont perdu à l'égard des roturiers, de leurs mouvances, tout droit politique, militaire ou législatif. Leurs « hautes justices » ne sont plus qu'honorifiques. La royauté s'est gardée de les investir de fonctions administratives qu'ils se sont habitués à mépriser. Sauf exception (commerce maritime et colonial), ils ne peuvent sans déroger se livrer au commerce ou à l'industrie. Ils tiennent d'autant plus aux droits réels ou seigneuriaux, très nombreux, variables suivant les pays, et, que le temps a rendus injustes, soit qu'ils dérivent d'une souveraineté évanouie et demeurent le prix de services qui ne sont plus rendus, soit qu'ils tiennent à une « propriété éminente » plus ou moins bien établie par des titres et étendue par les savantes roueries des feudistes, largement rachetée en tout cas par le labeur séculaire des paysans, et pourtant imprescriptible et inaliénable (Féodalité). 

Le tiers-état.
Le tiers état, d'où était sortie en fait la majeure partie des familles nobles qui vivaient en 1789, se divisait en un très grand nombre de classes. Les villes, moins nombreuses et moins peuplées que de nos jours, ne soufraient « indirectement des droits féodaux et de la dîme: leur prépondérance sur les campagnes n'était pas discutée et ne laissait pas que d'être despotique. Les bourgeois se faisaient déjà détester de la classe inférieure, à laquelle il arrive de prendre parti pour les nobles, comme à Rennes en janvier 1789; toutefois, la grande industrie naissant à peine, et à l'état d'industrie privilégiée, il n'existe pas encore de question ouvrière proprement dite, et il n'est question qu'à Paris d'un « quatrième état ».

Les corporations rétablies après Turgot en sont plus qu'oppressives pour le travail, et lucratives pour le fisc. La classe rurale est de beaucoup la plus malheureuse. Le servage et la main morte sont loin d'avoir disparu : cette condition très proche de l'esclavage antique, du moins au point de vue économique, est encore commune en Franche-Comté, en Bretagne, en Nivernais, près de Douai, dans la Combrailles, dans une partie de la Bourgogne. Quant aux cultivateurs roturiers, il est vrai qu'ils se partagent déjà le sol en tenures très morcelées, mais il est faux d'en faire, avant la nuit du 4 août, de petits propriétaires. « Qu'est-ce en effet que la propriété, quand la terre est serve? » Non seulement la taille, les droits seigneuriaux et la dîme prélèvent la moitié ou les trois quarts des fruits de la terre, mais le paysan n'est libre ni de cultiver comme il l'entend, ni de récolter quand il veut (corvées, dîme), ni de vendre ou d'utiliser à son gré sa récolte (banvin, banalités), ni de se défendre contre les pigeons du seigneur (droit de colombier), contre les bêtes nuisibles ou sauvages (droit de garenne, de chasse). Il vit de pain noir, et nourrit ses maîtres. Sur la misère rurale et sur ses causes, les étrangers qui ont visité la France témoignent avec plus de force encore que ne le feront les cahiers des paroisses. C'est l'agronome anglais Arthur Young; c'est l'Américain Jefferson, qui écrivait en 1786

« Pour concevoir tous les maux qui dérivent de cette source fatale, l'aristocratie, il faut demeurer quelque temps en France : il faut voir le sol le plus fertile, le plus beau climat, l'Etat le plus unifié, le caractère national le plus sociable, bref tous les dons de la nature impuissants contre ce fléau de l'aristocratie, qui fait de la vie un supplice pour les vingt-quatre vingt-cinquièmes des habitants de ce royaume».
 (H. Monin).
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