| La nature des droits seigneuriaux était très diverse. Les uns étaient des droits féodaux, nés du contrat d'inféodation et supposant entre les parties la relation juridique de vassalité. D'autres étaient de véritables démembrements de la souveraineté, que nous considérons aujourd'hui comme l'attribut exclusif de l'Etat, tels que le droit de justice et les banalités qui supposaient un droit de contrainte sur les humains. Ceux-là étaient les droits seigneuriaux véritables, parce qu'ils ne supposaient pas une terre tenue en fief de l'une des parties par l'autre. Enfin, on confondait très souvent avec eux de simples redevances foncières, qui n'étaient que le loyer du sol et qui dérivaient des différents procédés d'amodiation alors employés. Les droits seigneuriaux n'étaient pas restés concentrés aux mains d'un petit nombre; ils s'étaient fractionnés par les partages de successions et par des concessions partielles aux églises et aux monastères. Tant qu'elle subsista, la féodalité marcha vers un morcellement croissant, malgré les efforts qui furent faits pour enrayer ce mouvement. Mais là n'était pas son vice principal. Ce qui a rendu les droits seigneuriaux si odieux, c'est la rapacité avec laquelle ils étaient exercés. Tous ces droits, de très bonne heure, ne furent plus qu'une source de profits personnels pour ceux qui en jouissaient. On avait perdu de vue leur raison d'être, et la condition qui seule les légitimait, à savoir la protection des personnes par leur seigneur. Le service rendu était tombé au plus bas; il avait fini par devenir nul, alors que l'exaction fiscale avait atteint son plus haut point de puissance. Les plaintes contre les abus du régime seigneurial ne sont pas récentes. On peut dire que les populations se sont plaintes de tout temps d'être pressurées, car les traditions de la fiscalité romaine, si épuisante, ne se sont jamais perdues. Au XIIe siècle, Pierre le Vénérable (Epistol., I,-28) et le Roman de Rou (édit. Pluquet, I, p. 303) expriment ces plaintes en termes énergiques. On les retrouve au commencement du XIVe siècle, sous une forme originale et naïve, dans la Très ancienne Coutume de Bretagne. Ce système d'exploitation des humains par le seigneur a été bien décrit par Seignobos dans une étude spéciale à la Bourgogne, mais qui n'est qu'un exemple d'un état de choses général. Les droits des seigneurs avaient subi, bien avant la Révolution, d'importantes restrictions. La royauté leur avait enlevé de bonne heure leurs plus redoutables prérogatives, le droit de faire la guerre, le droit de battre monnaie, le droit d'élever des forteresses. C'est ce qu'on appelle la suppression de la féodalité politique. Même les droits qui leur étaient restés avaient été très amoindris. Les justices seigneuriales n'étaient presque plus rien au XVIIIe siècle, grâce aux accroissements incessants des juridictions royales. Les recettes fiscales, dont les seigneurs étaient désormais impuissants à relever le taux, étaient devenues insuffisantes, et la noblesse avait fini par tomber, sauf un petit nombre de familles, dans un état de gêne extrême. Voyez les curieux passages empruntés par Tocqueville aux rapports des intendants. Elle n'en mettait que plus d'âpreté dans la perception des taxes. Quoique nous connaissions assez mal l'état réel des campagnes en France avant la Révolution (Ancien régime), il est probable que les paysans jouissaient dès lors d'une certaine aisance, et que les droits seigneuriaux avaient cessé d'être pour eux une charge écrasante, mais la haine qu'ils leur inspiraient n'avait pas diminué. On le vit bien lors de la rédaction des cahiers de 1789 ceux des bailliages gardent encore une certaine modération, car ils étaient rédigés par les bourgeois dont un grand nombre étaient possesseurs de fiefs, et par les gens de justice qui ne vivaient que des abus; mais les cahiers des paroisses, rédigés par les curés, sous les yeux des paysans, montrent au vif l'aversion profonde que les droits seigneuriaux inspiraient dans les campagnes. L'idée de limiter les droits des seigneurs est fort ancienne. Aux réunions des Etats généraux, le tiers demandait souvent que les seigneurs fussent mis en demeure de justifier de tours titres, et qu'à défaut d'une vérification en justice, ils fussent déclarés déchus. Il en fut ainsi notamment aux Etats d'Orléans (1560), de Blois (1566) et à ceux de 1614. Le grand travail juridique de Dumoulin contre la féodalité exerça une influence décisive, sur ce mouvement des esprits. Les légistes aperçurent de plus en plus nettement la nécessité de procéder à un amortissement général des droits seigneuriaux. Leur existence était le plus grand obstacle à l'unification du droit en France. Le président de Lamoignon, dans la discussion de ses Arrêtés, le chancelier Daguesseau, dans la préparation de ses ordonnances, s'en rendaient bien compte. Cependant, ils n'osèrent pas en demander la liquidation générale, Un moment seulement l'esprit de réforme triompha avec Turgot, qui fit publier par son commis Boncerf la célèbre brochure sur tes Inconvénients des droits féodaux, mais on sait combien son passage au pouvoir fut éphémère. Cet échec ne retarda du reste la réforme que d'une douzaine d'années, et il la rendit plus radicale. Ce ne fut pas en France que la réforme se fit pour la première fois. Le roi de Sardaigne, Charles-Emmanuel III, organisa dans ses Etats un système de suppression par voie de rachat (plusieurs édits de 1762 à 1778). En France, l'Assemblée constituante ne se montrait nullement disposée à aborder ce grand problème. Ce fut une explosion populaire qui l'y força. La prise de la Bastille provoqua une véritable jacquerie dans les campagnes. De tous côtés on brûlait les châteaux et leurs chartriers. Pour arréter les désordres, l'Assemblée décréta l'abolition du régime féodal (4 août 1789). Tous les historiens ont raconté cette nuit mémorable et l'enthousiasme qui s'empara alors de l'Assemblée. Dès le lendemain, quand il fallut légiférer en détail sur cette abolition, les difficultés apparurent et le zèle se refroidit. On commença par distinguer entre les droits qui tenaient à la mainmorte ou à la servitude personnelle, qu'on déclara abolis sans indemnité, et les autres droits féodaux ou fonciers, qu'on déclara simplement rachetables (décret du 11 août). Plus tard, Merlin proposa de distinguer entre la féodalité dominante et la féodalité contractante (rapport du 8 février 1790). Mais les événements se précipitaient; la Révolution devenait de plus en plus violente. L'Assemblée législative supprima sans indemnité tous les droits dont le titre primitif ne pouvait pas être représenté (18 juin-16 juillet 1792). La Convention fit le dernier pas; elle supprima entièrement et sans indemnité toutes les redavances féodales, et, dans la crainte d'un retour offensif, ordonna le brûlement général des titres féodaux (décret du 17 juillet 1793). Il fallut du reste reculer devant cette opération sauvage qui, en faisant disparaître les titres, eût sacrifié les droits les plus légitimes en même temps que les redevances seigneuriales. (Marcel Planiol). | |