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L'histoire de la Russie
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Le commencement
     de l'histoire russe
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L'Empire russo-varègue.
La formation de l'Empire russe ne nous est connu que par le récit sommaire du moine kiévien Nestor, écrit au XIVe siècle. L'annaliste raconte que les Slaves étaient divisés, affaiblis; que ceux du Sud devaient payer tribut à leurs voisins, les Khazares (Les Turkmènes), qui avaient leur centre sur la basse Volga, mais s'étendaient du Caucase au Dniepr; que ceux du Nord, pour mettre fin à leurs dissensions, en étaient réduits à chercher un maître hors de chez eux. 
« Cherchons, se dirent-ils, un prince qui nous gouverne et nous parle selon la justice. » Et alors ils allèrent trouver les princes des Varègues : « Notre pays est grand et tout y est en abondance, mais l'ordre et la justice y manquent; venez en prendre possession et nous gouverner. » 
Se rendant à cet appel, trois frères varègues, Rurik, Sinéous et Trouvor, rassemblèrent leurs bandes et vinrent s'installer dans le pays des Slaves du Nord (provinces actuelles de Pskov et de Novgorod) qui devint ainsi le noyau du nouvel empire (date supposée, 862).

Qu'étaient ces Varègues, et quelle est au juste la signification de ce supposé appel des Slaves à des envahisseurs étrangers? Pendant longtemps ces questions sont restées sans réponses satisfaisantes, moins à cause des obscurités du récit de Nestor, que parce que l'amour-propre national y était intéressé. Pendant longtemps, beaucoup d'historiens russes n'ont pas voulu admettre que le commencement de l'histoire russe fût une conquête étrangère. Ces conquérants ou ces alliés varègues devaient être des Slaves, et, pour le démontrer, on a écrit de nombreux in-folio. Au jourd'hui, la vérité ne paraît plus douteuse : les Varègues sont des Scandinaves venus directement de Suède et de Norvège, ou peut-être des rives du golfe de Finlande. Tous les noms de Varègues que nous ont transmis les annalistes sont explicables seulement par les langues scandinaves (Les langues germaniques). Tout ce que nous savons sur leur armement, leurs coutumes coïncide exactement avec ce qui existait en Scandinavie à la même époque. Du reste, rien ne prouve que leur établissement dans le pays des Slaves du Nord, et particulièrement dans leur capitale, Novgorod, eut absolument le caractère d'une conquête, Il est possible que, suivant le récit de Nestor, ils soient venus, appelés sinon par tous les Slaves, du moins par une partie des Slaves; qu'il y ait eu, dans leur établissement, plutôt une sorte de pacte qu'une invasion violente. Les Francs non plus n'ont pas conquis la Gaule ils l'ont gouvernée, ils lui ont donné leur nom, mais jamais ils n'y auraient réussi sans un accord tacite avec la plus grande partie de la population.

L'émergence de la Russie kiévienne.
Quoi qu'il en soit, au Xe siècle, la Slavie (= espace géographique où vivent les populations slaves) amorphe de l'époque précédente nous apparaît partagée en un certain nombre de principautés varègues, dont les capitales sont toujours d'anciens oppida slaves, A Novgorod, à Polotsk, au Nord, à Kiev au Sud, etc., il y a des princes varègues entourés de gardes, de droujinas, qui vraisemblablement, dès cette époque, comprennent autant ou plus de Slaves que de véritables Varègues. Avec ces droujinas, ils entreprennent de grandes expéditions de guerre et de piraterie. Tandis que Rurik gouverne de Novgorod les Slaves du Nord, Askold et Dir occupent les bords du Dniepr et s'installent à Kiev; puis de là, avec deux cents vaisseaux, assiègent Constantinople. Ils font la guerre aux peuples épars dans les forêts qui leur refusent le tribut; ils se la font les uns aux autres. Le frère de Rurik, Oleg (879-912), traite les autres chefs de bande comme Clovis traite les rois des autres tribus franques, Vers 982, il s'empare de Kiev où il transfère sa résidence. C'est un chef de guerre qui dirige, en 907, contre Constantinople une expédition. Il conclut avec l'Empire byzantin un traité de commerce octroyant aux Russes de grands privilèges; c'est aussi un fondateur de villes et un législateur. Au commencement du Xe siècle, il est maître, par Novgorod, Smolensk et Kiev, de la route fluviale qui va de la mer Baltique à la mer Noire; tous les Varègues lui obéissent, et après lui, à son neveu Igor (912-945) qui échoue devant Constantinople en 941 et périt en combattant les Slaves-Déréviens des sources du Boug et du Pripet (Volynie), à la veuve d'Igor, la Normande Olga (945-957), et à son fils Sviatoslav Ier (957-972).

Unis, les Varègues et les Slaves multiplient leurs expéditions vers le Sud, où les attire le mirage du butin prodigieux qu'on pourrait faire dans Constantinople, et peut-être aussi le désir d'un établissement dans un pays plus chaud et plus riche. Dès 865, 200 barques varègues avaient descendu le Dniepr, traversé la mer Noire et étaient venues mouiller devant le palais impérial de Constantinople. Une tempête les dispersa, mais la génération suivante renouvela l'attaque, et Oleg fixa son bouclier à une porte de la cité impériale. Igor revint seul, puis avec les Petchenègues (Les Turkmènes), et l'empereur romain acheta son départ (944). Sviatoslav débute par des victoires sur les Khazares, auxquels il enlève leurs sujets slaves; appelé par Nicéphore II contre les Bulgares et vainqueur de ceux-ci, il s'avança jusqu'à Constantinople et voulut transporter sa capitale dans les Balkans; il fallut, pour le rejeter au Nord du Danube, les exploits de Jean Zimiscès. Battu par les Grecs, il fut surpris et tué, au retour, par les nomades de la steppe, les Petchenègues, et sa mort marque la fin de la première période de la Russie kiévienne.

Un partage était intervenu entre les trois fils de Sviatoslav, et c'est laropolk qui règne à Kiev jusqu'en 980. Oleg commandait aux Déréviens et Vladimir à Novgorod; ils ne peuvent s'entendre. Iaropolk tue Oleg et expulse Vladimir. Mais celui-ci, revenu avec des bandes scandinaves, fait assassiner son aîné et rétablit l'unité. Jusqu'alors l'empire russo-varègue n'est qu'une confédération lâche de tribus éparses, sous l'hégémonie d'un chef de droujina; le fait même que Sviatoslav a pu songer à transférer sa capitale de Kiev au Sud du Danube montre combien ce vaste corps était peu cohérent et stable. Après lui, il s'assied, se fixe, et la première étape de cette transformation, c'est la conversion des Russes au christianisme.

L'introduction du christianisme.
Déjà, avant Sviatoslav, il y avait eu des chrétiens en Russie; sa mère même, la farouche Olga, avait embrassé la religion chrétienne (955) et supplié son fils de s'y convertir à son tour. Sviatoslav, tout occupé de ses guerres, s'y était refusé, et la conversion de la Russie fut l'oeuvre de son fils Vladimir (980-1015), le Clovis de l'histoire russe, comme on le qualifie parfois. Comme Clovis, plus que lui, Vladimir est un personnage aux trois quarts légendaire. Il est cruel et fait périr autour de lui ses frères et ses parents - comme les Mérovingiens; comme eux, il s'adonne à la débauche, il a des troupeaux de femmes dans chacune de ses résidences; comme certains d'entre eux, il est tourmenté par des aspirations religieuses. Au début de son règne, il est un païen forcené, il persécute les chrétiens de Kiev. Un peu plus tard, il imagine, suivant le dire de Nestor, de faire procéder à une vaste enquête chez tous ses voisins, sur la meilleure des religions. Il envoie des ambassadeurs chez les Polonais qui sont catholiques, chez les Khazares (Turkmènes), qui sont musulmans, chez l'empereur byzantin. Les ambassadeurs reviennent lui raconter que chez les Polonais les églises sont pauvres, le culte misérable; que chez les Khazares la religion défend de boire du vin et prescrit la circoncision. Au contraire, ceux qui sont allés à Constantinople ont été émerveillés par l'éclat de la cour et des basiliques. C'est pour le culte des Grecs que Vladimir se décide, mais il ne veut pas leur demander le baptème; il prétend le conquérir. Il va donc assiéger Chersonèse, la dernière ville de Crimée qui fût restée aux empereurs. Il la prend, s'y fait baptiser, et, peu de temps après, y épouse une princesse byzantine (988). Quand il reparaît à Kiev, c'est en apôtre entouré de prêtres et de moines. Les idoles sont précipitées dans le fleuve; les Kiéviens sont baptisés, en bloc, sur la rive du Dniepr, et peu de temps après, les Novgorodiens et les autres sujets de Vladimir sont convertis de la même façon.

Dans ce récit de propagande, il est difficile de discerner la marche réelle des événements. Il est probable que de bonne heure il y a eu des chrétiens - ne fut-ce que les captifs ramenés de Grèce ou de Bulgarie - dans les villes varègues; qu'ils y ont fait des prosélytes; que le mouvement s'est accentué à mesure que les rapports avec Constantinople sont devenus plus fréquents et moins belliqueux. Le fait que la légende fait coïncider, ou à peu près, la conversion de Vladimir et son mariage avec une princesse byzantine, montre bien la sorte d'influence qui s'est exercée sur les Russes. Il est présumable, du reste, que cette influence a été beaucoup plus forte à Kiev que dans les villes plus septentrionales, et que les guerres de Vladimir contre ses parents du Nord, complaisamment racontées par l'annaliste, cachent les derniers épisodes de la lutte entre le paganismeet le christianisme.

L'apogée de la Russie kiévienne.
Après Vladimir, son fils Iaroslav le Grand (1016-1054), le Charlemagne de la Russie kiévienne, agrandit l'empire par ses conquêtes et lui donne ses premières institutions. Du vivant même de Vladimir, les luttes commencèrent entre ses fils. Après sa mort, elles dégénèrent en guerre civile, et cette fois encore ce fut le prince de Novgorod, appuyé sur les Varègues, qui prévalut. Sviatopolk, prince de Kiev, avait assassiné trois de ses frères et pris le titre de grand prince. Mais son aîné, Iaroslav, établi à Novgorod, solda des mercenaires scandinaves, défit sur les bords du Dniepr l'armée kiévienne (1016). Sviatopolk se réfugia chez son beau-père, le puissant Boleslav Chrobry, duc de Pologne, lequel le ramena à Kiev (1017); mais une rupture eut bientôt lieu entre Russes et Polonais; ceux-ci durent se contenter d'annexer les villes tchervènes (Galicie) et, de nouveau battu sur l'Alta par Iaroslav, Sviatopolk disparut (1019). 

Après avoir consolidé sa puissance par un mariage avec la fille du roi de Suède Olaf, il abandonne à son frère Mtislav la principauté de Tchernigov et les pays à l'Est du Dniepr, que celui-ci étend aux dépens des Khazars et des populations caucasiennes; ensemble ils reprennent aux Polonais la Russie rouge (villes tchervènes), puis ils domptent les Lives et fondent chez eux Iouriev (Tartu). Une expédition s'avance en Finlande jusqu'au Kymmène; une autre, de navigateurs novgorodiens, va de la Dvina à l'estuaire de l'Ob, au pays des fourrures. En 1036, la mort subite de Mtislav laisse Iaroslav seul maître. Il écrase les Petchenègues (Les Turkmènes); il fonde de nouvelles villes, ou, pour mieux dire, de nouveaux postes fortifiés, chez ses voisins du Nord et du Nord-Est, Lituaniens de la Duna, Tchoudes du golfe de Finlande, Mériens des forêts de la haute Volga. Sa gloire va très loin; il est en rapport avec les princes de l'Europe centrale, qui, avant lui, ne connaissaient pas les Russes. Sa soeur et ses filles règnent en Pologne, en Norvège, en France (Anne, épouse de Henri Ier) en Hongrie. Mais son premier titre de gloire est d'avoir donné à ses sujets leur premier code, la Rousskaïa Pravda ( = le droit ou la vérité russes), et d'avoir fait de Kiev une ville européenne. Avec lui la civilisation slavo-varègue atteint son apogée.

La civilisation Slavo-varègue.
Sur l'état des Slaves avant leur réunion en Etat et leur conversion au christianisme, on sait peu de choses. A en croire Nestor, ils vivaient dans une barbarie presque complète, en guerre continuelle, pratiquant le rapt des filles et la polygamie. D'autre part, les récits des voyageurs arabes du VIIe ou du VIIIe siècle nous font assister à des scènes de funérailles accompagnées de sacrifices humains. Est-ce là un portrait fiable des Slaves primitifs? On peut en douter. Peut-être étaient-ils un peu plus barbares, en raison de leur éloignement des foyers de civilisation de la Méditerranée. Pourtant ils possédaient la charrue, ce qui leur donnait une grande supériorité sur leurs voisins. Finnois ou Turks, et les fouilles des archéologues modernes ont démontré qu'ils avaient des rapports avec les peuples civilisés de la mer Noire, du Caucase et de l'Asie antérieure.

Leurs croyances religieuses des Slaves étaient un mélange du vieux naturalisme indo-européen avec des croyances probablement empruntées aux Finnois, dont les sorciers, les chamans de la Sibérie actuelle, paraissent avoir eu sur eux une influence réelle. Politiquement, ils étaient partagés en cantons (volost) qui quelquefois s'aggloméraient, sous des chefs temporaires, en grandes tribus telles que celles dont Nestor nous a conservé les noms : celles des Krivitches, sur la Dura, et le Dniepr, autour de Smolensk; les Polotchanes, autour de Polotsk; les Dregovitches, sur le haut Dniepr; les Drevlianes, dans le bassin du Pripet; les Polianes, sur le Dniepr, autour de Kiev; les Croates blancs, entre le Dniestr et les Carpates, etc.

Nous avons déjà dit que l'histoire ne conserve pas le souvenir des migrations et des guerres qui les ont établis dans ces régions. Certains historiens en ont conclu que l'occupation avait été purement pacifique; qu'au milieu des autres peuples, tous guerriers et pillards, les Slaves avec leur âme de colombe n'avaient été que de laborieux colons, laboureurs, pêcheurs ou chasseurs. Cela était probablement vrai pour certains. mais assurément pas pour tous. En tout cas, les renseignements que nous devons aux Byzantins ne confirment pas ces suppositions. Ils nous montrent les Slaves primitifs participant aux premières grandes invasions qui ont désolé l'empire romain, aussi ou plus cruels que les autres envahisseurs. D'autre part, nous savons que les guerres étaient fréquentes entre tribus slaves. Rien ne permet donc, d'affirmer qu'elles soient entrées dans l'histoire dans un contexte de nature à les distinguer avantageusement des Germains, des Celtes et de tous les autres Indo-Européens. Restées très loin en arrière, elles attendaient l'impulsion qui devait déterminer leur rôle historique. Cette impulsion, les Varègues la leur ont donnée.

La civilisation des Varègues est exactement celle des peuples germaniques, au moment des grandes invasions, ou, plus tard, des Vikings, dont les Varègues sont l'équivalent oriental. Comme eux, ils sont organisés en bandes armées à la façon des Vikings de la tapisserie de Bayeux, combattent pour leur compte, et fondent des Etats comme Rurik, Igor, etc., ou pour celui de qui les prend à sa solde. Il y a de bonne heure des mercenaires varègues dans les armées byzantines. Leurs coutumes, où nous retrouvons le wehrgeld, le prix du sang, sont celles des Germains. Du reste, il ne faudrait pas se les figurer comme des groupes  fermés. De bonne heure, dans les bandes de pirates qui écumaient les fleuves russes, comme dans celles qui écumaient les côtes de la Gaule, il y a eu des gens de toute origine. La coutume russe ne fait pas de différence entre le prix du sang d'un Slave ou d'un vrai Russe, d'un Varègue. Il est certain, d'autre part, qu'aussitôt fixés en pays slaves, les bandes varègues se sont rapidement et totalement slavisées; cinquante ans après Rurik, Sviatoslav porte un nom slave, et tous ses successeurs de même. Bien que l'élément le plus solide de leurs armées soit toujours le Scandinave au point de vue ethnique, celui-ci est absorbé par le Slave. Le vrai Russe, le Scandinave, a disparu aussi vite dans l'empire kiévien que le Norse en Neustrie, devenue la Normandie.

Dans ce peuple composite, slavo-scandinave, aucun des deux éléments n'apportait avec lui une civilisation bien avancée. Elle est venue du seul centre de haute civilisation qui fut à portée de la Russie kiévienne, de Constantinople. Les Byzantins ont donné aux Russes d'abord le christianisme. Aurait-il mieux valu pour eux le recevoir de l'Occident latin? Cette question, souvent débattue autrefois par les théologiens et les historiens, apparaît aujourd'hui bien oiseuse. En tout cas, le christianisme n'a pas, du premier coup, transformé les Russes, comme le voudrait la propagande chrétienne. Devenus chrétiens, les princes sont restés aussi cruels qu'au temps du paganisme; dans la masse du peuple, le changement de religion n'a été qu'un changement d'étiquette : sous des déguisements chrétiens, les vieux mythes slaves et les coutumes d'autrefois ont persisté longtemps; d'ailleurs, elles n'ont pas toutes disparu aujourd'hui. Ce qui est plus important peut-être, ou plus immédiatement efficace que l'introduction du christianisme, c'est la transformation matérielle qui l'accompagne. 

Devenu un Basileus chrétien, Iaroslav voulut faire de sa capitale une seconde Byzance. Comme la Byzance des rives du Bosphore, Kiev eut sa basilique de Sainte-Sophie et sa Porte d'or. D'autres églises, des monastères, ceints de hauts remparts de pierre, s'élevèrent sur les falaises du Dniepr, Dans l'intérieur de la ville, sur ses huit marchés, les marchands grecs se rencontrèrent avec ceux de Novgorod. Venus avec les marchands, les prêtres et les moines ouvrirent des écoles, traduisirent en slave les ouvrages grecs, traités de théologie ou de politique, s'efforcèrent de faire pénétrer dans le vieux droit slavo-russe, exprimé par la Rousskaia Pravda, les idées byzantines, les pénalités du droit romain, la notion d'un pouvoir monarchique institué par Dieu lui-même. Sous leur influence, la Russie tendit à devenir un nouvel empire byzantin, au grand détriment de son avenir, assurent des historiens d'Occident. La vérité est que si l'empire kiévien a été éphémère, ç'a été surtout pour ne pas s'être assez byzantinisé, pas assez monarchisé; pour avoir gardé l'habitude germanique, à la mort de chaque prince, du partage de son domaine entre tous ses fils; pour n'avoir pas assez subordonné aux princes leurs droujinas de guerriers qui, de bonne heure, vont devenir une sorte de féodalité aussi turbulente que celle d'Occident.

La période des apanages et la décadence de la Russie kiévienne

Les guerres civiles commencent immédiatement après la mort de Iaroslav. Il avait vainement dans le partage de son royaume entre ses cinq fils réservé à l'aîné une primauté : c'était Isiaslav, grand-prince de Kiev et Novgorod (1054-1078); tandis que Sviatoslav régnait à Tchernigov, Vsevolod à Pereiaslav, Viatcheslav à Smolensk et Igor à Vladimir. La Russie divisée ne pouvait que difficilement résister à l'Ouest aux Polonais et à l'Est, aux Polovtzi, nomades turks, qui prenaient la place des Petchenègues et s'établissent au Nord de la mer Noire, du Volga au Pruth. Vseslav, fils d'un neveu d'Iaroslav, qui s'était maintenu à Polotsk, expulse de Kiev Isiaslav; ramené par les Polonais, celui-ci est de nouveau chassé par son frère Sviatoslav (1073) et en appelle à l'empereur Henri IV d'Allemagne et au pape Grégoire VII. Il ne peut cependant rentrer dans sa capitale qu'à la mort de Sviatoslav (1077) et périt en combattant les Polovtzi (5 octobre 1078). Son frère Vsevolod Iaroslavitch (1078-1093) lui succède, suivi de Svatopolk Michel Isiaslavitch (1093-1113). Ils ne conservent qu'une hégémonie nominale sur la Russie morcelée, engagée dans des guerres sanglantes avec les Polonais pour la possession des villes de la Russie Rouge; tandis qu'à l'Est, du côté de la steppe où les apanages des branches cadettes se découpaient et se défaisaient avec une égale facilité, des princes dépossédés appelaient les Polovtzy. La « terre russe » est dévastée d'un bout à l'autre; les assassinats de princes se succèdent. Seul le règne de Vladimir Monomaque met un temps de repos dans cette série monotone de crimes et de dévastations. C'était un fils de Vsevolod auquel les Kiéviens, las de l'anarchie (qui avait été marquée notamment par une persécution des Juifs), firent appel.

Devenu grand-prince de Kiev (1113-1123), Vladimir II Monomaque ne réussit pas à réunir la terre russe, à supprimer tous les apanages (Polotz, la Tchervénie, Tchernigov demeurent autonomes). Du moins les confédère-t-il, sous son autorité, contre l'ennemi du dehors. Il repousse les nomades, Polovtzy, Torques, Petchenègues; il menace Constantinople, se fait respecter des Polonais, dompte les velléités de révolte des villes excentriques, de Novgorod, de Minsk, des villes de Russie Rouge ou de Volhynie. Il fonde sur la Kliazma la cité de Vladimir et y dépose des reliques et des ornements acquis à Byzance. Ce fut bientôt une nouvelle capitale-résidence des grands princes et des patriarches. Sous lui, la terre russe, groupée autour de Kiev, isolée, dans son orthodoxie, entre les musulmans ou les païens d'Orient, et les catholiques d'Occident, forme vraiment un empire cohérent et puissant.

Il reste du Monomaque une curieuse Instruction à ses fils qui nous donne le tableau raccourci de ses longs exploits. 

« J'ai fait en tout quatre-vingt-trois campagnes [...]. J'ai fait dix-neuf traités de paix avec les Polovtzy, fait prisonniers au moins cent de leurs princes, auxquels j'ai rendu la liberté, et j'en ai mis à mort plus de deux cents en les précipitant dans la rivière. Personne ne voyageait plus rapidement que moi : en partant de grand matin de Tchernigov, j'arrivais à Kiev avant les vêpres. Quelquefois, au milieu des plus épaisses forêts, j'attrapais moi-même des chevaux sauvages et je les attachais ensemble de mes propres mains. Que de fois je fus renversé par les buffles, renversé par les bois des cerfs, foulé aux pieds par les élans! », etc. 
Mais Vladimir Monomaque n'est pas seulement un guerrier et un chasseur; il est aussi un moraliste dont les maximes montrent le chemin fait par le christianisme en Russie depuis les temps de Vladimir et d'Iaroslav.
« Ce n'est ni le jeûne, ni la solitude, ni la vie monastique qui vous procureront la vie éternelle, c'est la bienfaisance. N'oubliez point les pauvres [...]. Servez de père aux orphelins, jugez vous-même les veuves [...] Aimez vos femmes; ne leur laissez aucun pouvoir sur vous. »
 Enfin, il prêche la nécessité de l'instruction : 
« Tâchez de vous instruire sans cesse. Sans être sorti de son palais, mon père parlait cinq langues, chose que les étrangers admirent en nous [...] ».
Vladimir Monomaque est la dernière grande figure de la Russie kiévienne. Après lui, les luttes des Rurikovitchs (descendants de Rurik) reprennent de plus belle, avec un élément de plus. Au début, il ne s'agissait dans ces luttes que d'intérêts personnels : entre les provinces qu'on se disputait, et que ne séparaient ni les moeurs, ni la langue, ni la nature du sol, ni généralement l'aspect du pays, il n'y avait pas trace d'oppositions régionales. Au XIIe siècle, il n'en est plus ainsi. Peu à peu, il s'est formé en plein pays finnois, dans la Mésopotamie de l'Europe orientale, entre le Volga et l'Oka, une nouvelle Russie, la Souzdalie, du nom de Souzdal, sa ville la plus importante. Les Rurikovitchs qui la possèdent commandent à un peuple qui n'est qu'à demi slave; ils ne connaissaient plus la lointaine Kiev; ils ne se sentent pas subordonnés à ses grands princes. On obéit encore à Mstislav Ier (1125-1132), fils du Monomaque, mais son débile frère Iaropolk Il (1132-1139) est mis en échec par les princes de Tchernigov et la république de Novgorod, contre laquelle le métropolite de Kiev recourt vainement à l'excommunication. Les gens de Tchernigov prennent le dessus et c'est Vsevolod Olgovitch (1139-1146), qui succède à Iaropolk comme grand-prince de Kiev, évinçant momentanément la descendance de Vladimir II Monomaque. Celle-ci revient pourtant au trône avec Isiaslav Mstislavitch (1146-1154). C'est une époque de guerres civiles, compliquée de conflits avec l'Eglise et d'invasions étrangères. En ces temps apparaissent deux noms qui feront grande figure celui de la ville de Moscou, fondée vers 1150, et celui des Cosaques, dont les bandes de cavaliers s'agglomèrent en face des Polovtzy dans la steppe du Dniepr. Après la mort d'Isiaslav, on voit cinq grands princes en cinq années. Le plus notable est Iourii (Georges), Vladimirovitch Dolgorouki (1155-1157), qui transfère la capitale à Vladimir

Parmi la foule de principautés qui se divisent alors la Russie, les quatre principales lignées sont : les descendants de Vladimir II Monomaque; ceux de Sviatoslav de Tchernigov; ceux d'Isiaslav de Polotsk; ceux de Volodar de Przemysl. Les Lituaniens réduisent à la vassalité les princes de Polotsk et Minsk; la principauté de Przemysl étendue sur Halicz et la Volhynie est annexée par Roman à son duché de Galicie, et il s'intitule autocrate de toutes les Russies. Il fut tué par les Polonais, mais ses descendants continuèrent de régner sur les Ruthènes ou Russes rouges. Les deux groupes orientaux conservent quelque temps leur indépendance; les princes de Tchernigov se subdivisent en lignes de Sévèrie, de Rjazan, etc.; les héritiers de Monomaque en princes de Volhynie, Smolensk, Souzdal, Novgorod, etc. Le second Dolgorouki, le fils de Iourii, André Bogolioubski de Souzdal essaie de refaire l'unité. Il s'avance sur les rives de la Kama et fonde la colonie russe de Viatka. En 1169, il s'empare de Kiev et la livre au pillage. Sa mort prématurée (1174) l'empêche de reconstituer à son profit le pouvoir des grands princes. Au Nord, les républiques de Novgorod et de Pskov se sont organisées en véritables Etats distincts; la première domine de la Baltique à l'Oural et à la mer Blanche. La décadence de la Russie kiévienne est complète. Dévastée par André Bogolioubski en 1169, Kiev l'a été de nouveau un peu plus tard, par les Polovtzy que les princes de Tchernigov avaient appelés contre elle. Elle n'a plus ni la force ni le prestige d'autrefois, qui peu à peu passent à la Russie nouvelle du Nord-Est, et l'invasion des Mongols, au XIIIe siècle, consomme la ruine de l'empire des laroslav et des Monomaque.
« En ce temps-là, disent les chroniqueurs, pour nos péchés arrivèrent des nations inconnues; personne ne savait ni leur origine ni leur religion. Dieu seul les connaît, et peut-être les sages hommes versés dans les livres. » 
En réalité, l'invasion du XIIIe siècle, si nouvelle et si surprenante qu'elle ait paru aux contemporains, n'est que la suite des invasions dont la Russie kiévienne avait déjà eu tant à souffrir, des invasions des Avars, des Petchenègues, des Polovtzy. Elle est aussi la réédition de cette invasion des Huns qui, au Ve siècle, avait emporté le premier grand empire fondé dans l'Europe orientale, celui des Goths. Seulement, cette fois, l'avalanche arrivait de plus loin, des frontières mêmes de la Chine. Au XIIe siècle, toutes les tribus nomades de langue mongole et turque, éparses dans l'Asie du Nord  , avaient été réunies en un seul empire par Gengis Khan (1154-1227) : au début du siècle suivant, elles avaient conquis l'Asie centrale, pour arriver, un peu plus tard, en franchissant le Caucase, sur les bords de la mer Noire. Les Mongols de l'avant-garde les poursuivirent, et rencontrèrent sur les bords de la Kalka, non loin de la mer d'Azov, l'armée des princes de Kiev, de Volhynie, de Tchernigov, de Smolensk, de Koursk. Les Russes furent , écrasés (1224); après quoi, les Mongols achevant le tour de la Caspienne retournèrent en Orient. Treize ans plus tard, ils reparurent sur le Volga, anéantirent le royaume bulgare de Kazan, puis, de là, ils envahirent la Grande-Russie. Rjazan, Moscou, Souzdal, Rostov, Iaroslav, etc., s'abîmèrent dans les flammes. L'année suivante, ce fut le tour des Polovtzy qui, écrasés, se réfugièrent en Hongrie; Tchernigov, Kiev furent prises et saccagées; la Volhynie, la Galicie succombèrent; les Mongols arrivèrent jusqu'aux Carpates, jusqu'au plateau de Bohème, où ils s'arrêtèrent. A mesure qu'ils avançaient vers l'Occident, dans un pays plus accidenté, de population plus dense, hérissé de forteresses, leur force d'agression diminuait. En revanche, dans les grandes plaines de l'Europe orientale, si favorables aux mouvements de leur innombrable cavalerie, leur domination dura longtemps, et elle détermina un changement complet dans les destinées de la Russie. (Haumant).
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