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La Russie au XVIIIe siècle I - L'empire de Pierre le Grand |
Aperçu | Le règne de Pierre Ier correspond d'abord à un effort de rapprochement de la Russie avec l'Europe sans précédent, ainsi qu'à un renforcement vigoureux du pouvoir autocratique du tsar, qui se revendique désormais empereur de toutes les Russies. Le souci d'européanisation du pays, point le plus marquant de cette période, avait sans doute déjà commencé à se faire jour avant l'accession au trône de Pierre Ier. Dès les premiers Romanov, la Russie s'était progressivement ouverte aux étrangers. Mais, cela n'avait rien de comparable avec la résolution désormais affichée de devenir un pays européen parmi les autres. Tout sera fait dès lors pour que la Russie puisse offrir l'illusion d'un Etat centralisé et civilisé suivant le type offert par la France de Louis XIV. Illusion, car le pays va rester encore longtemps régi par le vieux principe patriarcal sur lequel repose le pouvoir du tsar, et qui, confondant l'autorité paternelle et domaniale avec l'autorité politique, présidait aux rapports du père avec ses enfants, du monarque avec ses sujets, des propriétaires avec leurs esclaves, du supérieur avec ses inférieurs. Sur une organisation sociale qui semblait remonter au onzième siècle, on allait ainsi édifier une diplomatie, une armée régulière, une hiérarchie bureaucratique, des industries de luxe, des écoles, des académies, etc. Illusion aussi, parce que toutes ces réformes, imposées par la force et souvent dans le sang, vont d'abord dans le sens du renforcement du tsar; avec elles, l'autocratie se donne un nouveau visage, mais aussi des outils plus affinés et efficaces. Le siècle ainsi engagé par Pierre le Grand ouvre au régime des tsars une perspective qui ne sera peu-être pas comprise par certains de ses successeurs, mais dans laquelle vont très habilement savoir s'incrire la politique de sa fille Elisabeth (Le Printemps des tsarines) et plus tard celle de Catherine II (Catherine II, entre ombre et Lumières). Dates-clés :1700 - défaites de Narva et de Riga contre la Suède; renforcement de l'armée. | |||
Jalons | Panorama d'un règne Sans revenir sur la biographie du celèbre tsar, nous nous bornerons à signaler les faits essentiels et leur place dans l'ensemble de l'histoire russe. C'est Pierre le Grand (1689-1725) qui a ouvert à la Russie des communications régulières avec l'Europe en lui donnant l'accès de la mer. Elle ne l'avait jusqu'à lui que sur la mer Blanche, et son premier soin, dès qu'il fut le maître, fut de courir à Arkhangelsk pour voir cette mer par laquelle on allait en Europe. Des deux autres, la Baltique était presque un lac suédois, et une longue chaîne de possessions suédoises, Finlande, Carélie, Ingrie, Estonie, Livonie, en barrait la route au maître de Moscou et de Novgorod; la mer Noire, d'ailleurs fermée par Constantinople, était un lac turc; les Ottomans, maîtres d'Azov, étendaient leur protectorat sur le khan tatar de Crimée. Mais les Turks en pleine décadence s'épuisaient dans les grandes guerres de la fin du XVIIe siècle contre l'Autriche qui leur reprend la Hongrie; l'autre grand Etat slave, la Pologne, en pleine anarchie, a succombé dans son duel avec la Suède, duel où les deux royaumes usèrent leurs forces l'un contre l'autre au profit des puissances nouvelles, Prusse et Russie. Pierre le Grand vint à point pour profiter de cette situation, d'autant que la coalition européenne contre la France le laissa libre de son action, mais il ne put l'exercer efficacement que lorsqu'il se fut créé une armée à l'européenne. Ce fut son premier souci. Dès qu'il eut forgé cette arme, il l'essaya par la conquête d'Azov (1696). Puis il entreprit son fameux voyage d'Europe. Il visita successivement Koenigsberg, Berlin, La Haye, Londres, partout s'enquérant des curiosités, visitant les chantiers et les forteresses, recrutant des ingénieurs et des officiers. Rappelé en Russie pour écraser la réaction contre les étrangers, fomentée par sa soeur et appuyée d'une révolte des Streltzy (corps de mousquetaires fondé sous Ivan le Terrible), il en triompha sans peine, grâce à ses nouvelles troupes et, par une répression féroce, assura l'obéissance. Il mit ensuite la main sur l'organisation ecclésiastique après la mort du patriarche Adrien (1702). Adrien (1636-1700) avait été le dixième et le dernier des patriarches russes. II avait essayé en vain de lutter contre les réformes de Pierre le Grand, avant de céder. L'empereur avait commencé par abolir la coutume de l'entrée solennelle instituée par ses prédécesseurs (cérémonie où l'on voyait le tsar conduire par la bride l'âne que montait le prélat). Il l'avait invité à coopérer à la révision du code (Oulojenie) du tsar Alexis Mikhaïloviteh. Ce fut Adrien qui avait compilé le chapitre des tribunaux ecclésiastiques. Après sa mort, la dignité de patriarche fut définitivement abolie.Maître absolu à l'intérieur, il emploie la force qu'il a centralisée à des conquêtes extérieures. Il ouvre sa fenêtre sur l'Europe par l'annexion des provinces baltiques. C'est une conquête d'importance fondamentale qui a reporté au Nord-Ouest le siège de l'empire russe d'abord placé au Sud-Ouest puis au centre. Les conditions dans lesquelles fut effectuée la conquête en rehaussèrent encore la valeur aux yeux des Russes et de l'Europe. Pierre le Grand s'attaqua au chevaleresque roi de Suède Charles XII, chef héroïque et de grande valeur militaire; et la guerre du Nord engagée alors dura vingt-deux ans et fut un fait considérable de l'histoire gérale de l'Europe. La Russie y joua un rôle prépondérant et acquit du coup une situation politique de premier ordre. Malgré les revers initiaux, dès 1703, le tsar fondait dans les provinces disputées sa nouvelle capitale, Saint-Pétersbourg. La défection de l'hetman rebelle des Cosaques, Mazeppa, ne suffit pas à rétablir, au profit de Charles XII, l'équilibre des forces, et la bataille de Poltava, consommant la défaite des Suédois, assure également l'annexion des Cosaques Zaporogues, indociles cavaliers, longtemps autonome de fait entre la Pologne, la Russie et la Turquie.
Le tsar avait pris soin de se faire reconnaître ce territoire dans la délimitation intervenue en 1705 avec la Porte. En revanche, celle-ci lui reprend Azov par le traité de Falksen ou du Pruth (1711). C'est seulement en 1724, que le traité de Nystad, terminant la guerre du Nord, abandonne à Pierre le Grand les provinces baltiques occupées par ses armées, Livonie, Estonie, Ingrie, Carélie et, un lambeau de la Finlande; de Viborg à Nystad, les côtes deviennent russes. Mentionnons encore l'annexion du Kamtchatka (1697), les premiers, établissements dans l'Amérique russe et l'éphémère annexion des côtes méridionales de la mer Caspienne. Profitant des discordes civiles de la Perse, le tsar se fait céder les côtes du Daghestan, du Chirvan, du Ghilan, du Mazenderan (1722), mais ses successeurs devront les évacuer. Néanmoins, Pierre le Grand a affirmé la puissance militaire de la Russie. Le premier, il a fait faire à la Russie grande figure en Europe. Il est intervenu dans les questions européennes, non pas, comme les tsars de jadis, de loin, à titre de simple appoint, mais comme un facteur décisif. Son voyage en France, en 1717, a constaté la place nouvelle qu'occupe le souverain qui n'est plus le tsar de Moscovie, mais, depuis 1700, l'empereur (Imperator) de Russie (ou, selon la terminologie officielle, empereur autocrate de toutes les Russies). Il a encore mieux réussi en imposant à ces nobles les costumes, les modes, les divertissements, le travail et l'instruction à l'européenne. Sous lui, les boïars d'autrefois devinrent, à l'extérieur, de parfaits Européens, et le temps, et le perfectionnement des établissements d'instruction achèveront la transformation intérieure, plus lente et plus difficile. N'oublions pas du reste que l'oeuvre de Pierre le Grand, en ce qui concerne l'européanisation des Russes, n'a été que la suite d'un effort qui durait déjà depuis des siècles. On ne peut donc l'accuser, comme l'a fait en Russie l'école des slavophiles, d'avoir violenté la Russie, de l'avoir fait sortir, inintelligemment et brutalement, de ses voies naturelles. Il faut pourtant avouer que sa précipitation, sa soif de réformes, ont eu parfois des suites fâcheuses. On en a la preuve dans le procès et le meurtre, en 1718, de son fils Alexis, l'ennemi des réformes. Débarrassé de son héritier direct, Pierre s'est réservé le droit, en 1721, de désigner lui-même qui le remplacerait, et sa mort presque subite, en 1725, l'a empêché d'user de ce droit, et a engagé la Russie dans une série de révolutions de palais qui occuperont une bonne partie du XVIIIe siècle.
La fondation de Saint-Pétersbourg La ville de Saint-Pétersbourg a été fondée en 1703 sous le règne de Pierre le Grand, qui voulait rapprocher sa capitale de la mer, et par là du commerce septentrional. L'éducation et la culture Pierre le Grand s'occupa de l'éducation nationale. C'était le plus sûr moyen de s'assurer des auxiliaires et des continuateurs, d'initier peu à peu ses sujets aux idées nouvelles, de les réconcilier avec sa réforme. C'est surtout aux fils de nobles et aux fils de prêtres qu'il fit une obligation étroite de l'instruction : les moyens devaient manquer longtemps encore pour instruire la masse du peuple. Pourtant un certain nombre d'écoles élémentaires furent fondées dans toutes les provinces : on y envoya comme maîtres les élèves des écoles mathématiques de Saint-Pétersbourg. Les créations scolaires de Pierre eurent toutes un caractère pratique et d'utilité présente. Il négligea les études classiques et ne se soucia pas de créer des succursales à l'académie gréco-latine de Moscou. Dans sa lutte acharnée contre les forces du passé, il avait hâte d'ouvrir largement la Russie à ses auxiliaires naturels, les idées et les sciences de l'Occident. Aussi les établissements qu'il multiplia furent-ils des écoles spéciales, académie maritime école des ingénieurs, école de comptabilité. La littérature qu'il encouragea fut une littérature de traduction, qui permettait d'importer en bloc une masse énorme d'idées européennes, ou bien une littérature de polémique, pour plaider la cause des réformes devant l'opinion russe et étrangère. C'est ainsi qu'il fit traduire une infinité de livres techniques, employant à cette tâche les professeurs de l'académie gréco-latine, les frères Likhoudis retirés à Novgorod, même des membres du synode : on en traduisait à Moscou, on en faisait traduire à l'étranger, quelques-uns en langue tchèque d'abord, afin que les Moscovites eussent ensuite plus de facilité à les reproduire en leur langue. Histoire, géographie, jurisprudence, économie politique, navigation, sciences militaires, agriculture, linguistique, furent bientôt représentées en Russie par d'innombrables livres traduits de l'Occident. Pierre lui-même donnait à sa brigade d'écrivains des conseils qui révèlent en lui le sens pratique et même le goût littéraire le plus sûr. « Il faut, disait-il à Zotof, se garder de traduire mot à mot sans avoir l'intelligence complète du texte; il faut le lire avec soin, se pénétrer de son sens, arriver à penser en russe les idées de son auteur, et alors seulement s'efforcer de les reproduire. »Il recommandait aussi de se garder des longs développements, des digressions inutiles « dont les Allemands remplissent leurs livres afin de les faire paraître plus gros et qui ne sont bons qu'à perdre le temps et à dégoûter le lecteur. »En revanche il défendait de supprimer certains passages de Pufendorf où l'on dénonçait la barbarie russe : il fallait que ses sujets apprissent à en rougir pour s'en corriger. Il faisait imprimer en Hollande des livres où il s'efforçait d'apprendre aux Européens à mieux connaître la Russie, à mieux apprécier las réformes, tandis qu'il en publiait en Russie pour faire mieux connaître l'Europe à ses sujets. Non seulement il avait recours à saint Dmitri, à Féofane, à Féofilakte, qui, par leurs écrits de polémique, combattaient les superstitions et les sectes hostiles à l'État; mais d'autres écrivains tournaient en ridicule sur le théâtre, dans ce qu'on appelait des intermèdes, tous les ennemis des réformes : les fanatiques du raskol, le diacre qui pleure de ce qu'on lui prend ses fils pour les envoyer au séminaire, les employés qui pêchent en eau trouble, les partisans des anciennes coutumes qui regrettent le «bon vieux temps» où l'on ne connaissait pas l'habit allemand et où l'on pouvait porter de longues barbes. La soeur de Pierre, Natalie, s'associait à son oeuvre en composant des pièces russes. Le marchand Passochkof rédigeait son livre sur la pauvreté et la richesse, sorte de domostroï où l'on peut suivre tout le changement qui s'est accompli dans les moeurs depuis celui du prêtre Silvestre. Passochkof ose réclamer en faveur du paysan opprimé, demander l'établissement d'un tribunal devant lequel tous les sujets russes seraient égaux, une organisation régulière de la justice et de l'administration qui protège le peuple contre ceux qui le volent en public (brigands et larrons) et ceux qui le volent en secret (employés et fonctionnaires). Il attend tout de Pierre : « Malheureusement, dit-il, notre grand monarque est presque seul, lui dixième, à tirer en haut, tandis que des millions d'individus tirent en bas : comment espérer un bon résultat?»Pierre avait besoin d'une publicité énergique; or, la typographie russe avait fait peu de progrès depuis la seizième siècle; elle s'était surtout proposé d'imiter les anciens manuscrits slavons et ses procédés étaient fort lents. Pierre abandonna l'alphabet slave qui ne servit plus que pour les livres d'église; il fut le créateur de l'alphabet russe proprement dit, l'alphabet civil. Il fit perfectionner les machines et les procédés, appela des ouvriers de Hollande, fit de l'imprimerie un instrument de puissante et rapide propagande. Sous son règne, il y eut deux typographies, au lieu d'une, à Moscou, quatre à Saint-Pétersbourg, d'autres à Tchernigov, Novgorod la Grande et Novgorod-Séverski. Avant lui, il avait bien existé sous le règne de son père le tsar Alexis (1645-76) un premier journal russe, Kouranty (Nouvelles courantes), destiné surtout à l'entourage impérial. Mais on ne possédait pas encore de feuilles publiques en Russie : il créa en 1714 la Gazette russe de Saint-Pétersbourg, qui passera plus tard sous la tutelle de l'Académie des sciences. Ce prince, qui avait étudié en Occident la médecine et la chirurgie et qui se piquait parfois de pratiquer sur ses courtisans, d'arracher une dent ou de faire une ponction, ne pouvait négliger un art si nécessaire à ce vaste empire, où la mortalité des enfants était une entrave au développement de la population. Il confia au docteur Bidlon la direction des hôpitaux et l'instruction de cinquante jeunes gens. En 1718, il rendit un ukase qui prescrivait de recueillir les minéraux singuliers, les ossements extraordinaires qui se rencontreraient dans les champs, les inscriptions antiques sur la pierre ou sur les métaux, de donner avis des cas de naissances tératologiques qui viendraient à se produire dans l'espèce humaine et chez les animaux. Il ne peut manquer de s'en produire, disait l'ordonnance, mais « les ignorants en font mystère, croyant que la naissance de ces monstres est due à quelque influence diabolique : cela ne peut être, car c'est Dieu, et non le démon, qui est le créateur de toutes choses. »Pierre avait du goût pour la géographie; en 1718, il envoyait une mission au Kamtchatka pour résoudre cette question posée par Leibniz : l'Asie est-elle soudée à l'Amérique? En 1720, il créait une école de cartographie. La science historique ne lui a pas moins d'obligations : en 1722, il ordonna de faire rechercher dans toutes les archives des monastères les chroniques, les lettres des anciens princes ou tsars et d'en prendre copie. Polykarpof écrivait une histoire de Russie depuis le seizième siècle, pour laquelle le tsar lui accorda une gratification de deux cents roubles. Enfin, en 1724(ukaze du 8 janvier), Pierre le Grand, déjà correspondant de l'Académie des sciences de Paris, fonda celle de Saint-Pétersbourg. Il lui assigna vingt-cinq mille roubles sur le revenu des douanes de Narva, Dorpat et Pernau, lui demandant surtout de faire des traductions et de former des élèves dans les langues et dans les sciences pratiques. L'institution ne sera finalement ouverte qu'en 1726, sous Catherine Ire (Le Printemps des tsarines). Mais le caractère utilitaire de toutes les créations de Pierre se retrouve encore dans celle-ci. On ne pouvait à cette époque compter sur les Russes pour former un corps savant : les premiers académiciens furent nécessairement des étrangers. On appela d'Allemagne Wolff et Hermann, de France Bernoulli et Delisle. On eut une académie dans un pays qui ne possédait encore ni écoles secondaires, ni universités. (Alfred Rambaud / P. Lemosof). |
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