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La littérature latine pendant la République
Des origines jusqu'au début du règne d'Auguste
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Pendant la République
Pendant l'Empire Au Moyen âge
La première période de la littérature latine s'étend jusqu'à la mort de César et au début du règne d'Auguste . Elle est remplie par le progrès politique et la pratique des grandes affaires au dedans et au dehors. L'action domine; la pensée n'en est, pour ainsi dire, que l'instrument. Dans cette vie pénible et sans loisirs, toutes les intelligences sont occupées à soumettre, à constituer, à gouverner. Les genres cultivés de préférence se rapportent à la vie publique, et, malgré la puissante influence des Grecs, l'esprit romain n'a guère changé de Caton à Cicéron.

On peut subdiviser cette période en deux époques : la littérature avant et après les Guerres puniques. La première époque, qui embrasse les cinq premiers siècles de Rome, est inféconde, et présente à peine des germes littéraires : Rome est tout occupée à combattre pour son existence et sa conservation. La seconde; qui s'étend des guerres Puniques à l'Empire, est celle où Rome combat pour la conquête et la domination. Mise en rapport avec la Grèce, elle l'imite, à regret d'abord, en se défendant contre cet ascendant irrésistible de la culture grecque; mais elle cède à mesure, et puise dans cette défaite pacifique les moyens de lutter avantageusement contre la Grèce au siècle de Cicéron. 

La littérature latine avant les Guerres puniques

Il ne faut pas chercher à Rome, pendant les cinq premiers siècles de son existence, les hautes inspirations religieuses et morales de ces interprètes sacrés des dieux, comme Horace les appelle, qui civilisaient par leurs chants les peuples de la Grèce, et les initiaient au monde supérieur des dieux et des génies (Littérature grecque). Rome est plus occupée de vivre, de labourer, de combattre, d'obéir, que de rechercher les origines et les lois de la nature, ou de célébrer l'aspect éblouissant de la terre et des cieux. Elle ne chante pas non plus ses héros ni ses légendes : elle n'a ni Orphée, ni Homère, ni même Hérodote; le chant des frères Arvales, invocation aux dieux Pénates et au dieu Mars, les hymnes des prêtres Saliens, où Vénus n'était pas nommée, puisque, au témoignage de Varron, cette déesse n'avait même pas de nom en latin au temps des rois, des oracles en vers, objet des railleries d'Horace, qui les déclare inintelligibles, les prédictions transcrites par Tite-Live sous le nom du devin Marcius, contemporain de la première Guerre punique, voilà les premiers essais poétiques "de ces vieux laboureurs, courageux et riches de peu, qui ne connaissaient de repos et de fête qu'après la moisson rentrée". (Hor., Ep. II, 1, 139.) Ajoutons-y les vers fescennins, satires dialoguées écrites dans le mètre saturnien, qui n'était guère que de la prose rythmée, et connues surtout par quelques vers d'Horace. Ce qu'on en sait de plus clair, c'est que, nées de l'esprit grossièrement railleur des paysans, elles tournèrent en satires personnelles et sanglantes, et que la loi des XII Tables les fit taire, en réduisant les moqueurs menacés du bâton "au seul plaisir de bien dire et d'amuser." Cette interdiction fut-elle toujours observée? On vit Octave composer des vers fescennins contre son ami Pollion, lequel n'avait garde "d'écrire contre un plaisant qui pouvait proscrire". Mais, populaire ou non, la satire fescennine ne paraît pas avoir jamais compté,  même à Rome, pour un titre poétique.

Quant à la prose, une religion, qui relevait du patriciat, et fut, jusqu'aux derniers jours, une partie de l'autorité et de l'empire, donna aux Romains les premiers germes de l'histoire; c'étaient les Grandes annales et les Livres des pontifes, où se consignaient tous les événements importants, mauvais présages, revers, fondation des temples, etc. L'histoire, chez les Grecs, était née de la poésie; à Rome, elle sortit du calendrier

La jurisprudence ne tient guère de place dans la littérature; cependant, les juristes romains s'y rattachent par l'histoire de la langue (c'est dans le Droit comme dans la religion qu'elle varie le moins), par le caractère national, dont la législation est une expression vivante, par les documents politiques et judiciaires, indispensables à l'intelligence des historiens, des orateurs, et même des poètes comiques. Il suffit d'indiquer ici la forme impérieuse et militaire de ces lois, la concision de leurs formules, en ajoutant qu'elles furent d'abord la propriété exclusive, et, plus tard, le privilège des patriciens. La science du Droit, au siècle de César, devait affecter pour un temps une forme littéraire, dans le Dialogue perdu de Brutus, et le Traité des Lois de Cicéron, imité de Platon.

L'agriculture n'est ni politique, ni éloquente; mais elle a, chez les Romains, une physionomie à part, et mérite une place dans l'histoire littéraire. On n'en rencontre pas de textes avant Caton; mais le livre du fameux censeur, qui fut à la fois agriculteur, soldat, historien et orateur, est un monument curieux de la langue, des moeurs et du caractère romains, dont Caton est l'expression la plus vigoureuse. 

Nous pouvons, pour terminer immédiatement ce qui regarde cette matière vraiment romaine de l'agriculture, citer Varron et Columelle, qui la maintiennent en honneur dans la littérature, jusqu'à l'époque où les immenses parcs des riches absorent au profit du luxe le sol de l'Italie. Varron, contemporain de Cicéron,  a composé, dans la forme à la mode d'alors, des Dialogues sur la vie rustique, très savants, mais pesamment écrits, avec un mélange de bonhomie et de pédantisme. Columelle, contemporain de Tibère, philosophe et moraliste selon le goût de son époque, écrit avec une élégance où se fait sentir l'influence des déclamateurs, professe une grande admiration pour Virgile, et pense plus aux gens de lettres qu'aux cultivateurs, jusque-là qu'un livre de son Agriculture est écrit en vers.

Nous venons d'anticiper sur les temps, pour esquisser brièvement ce qui regarde ces deux genres très marginaux, qui ne tiennent à la littérature que par les côtés accessoires. Reste le genre par excellence, celui qui convenait le mieux aux goûts d'un peuple laboureur, politique, légiste et soldat, l'éloquence. Populaire dès les premiers temps, au témoignage de Cicéron, elle dut, comme il le pense, séduire d'abord tous les jeunes gens ambitieux de gloire et provoquer des efforts que paralysait le défaut de méthode et d'exercice. Les Guerres puniques, en faisant connaître les modèles et les maîtres grecs, portèrent au plus haut point cette ardeur oratoire, désormais plus intelligente, et entretenue par la grandeur des causes et la magnificence des récompenses. Mais, sur ces origines de l'éloquence romaine, il ne reste que les hypothèses de Cicéron. Les luttes politiques supposent, il est vrai, l'usage et la puissance de la parole; et Virgile même introduit des orateurs dans les récits de l'épopée, où Homère n'avait placé que des aèdes. Cependant, ni l'éloquence militaire, ni l'éloquence sénatoriale, ni même l'éloquence tribunitienne n'ont laissé de textes. Les admirables discours de Tite-Live sont, comme on le sait, un exercice de son imagination dramatique aussi bien qu'un complément de son Histoire. Sans doute, même ces premiers orateurs n'ont eu que les qualités auxquelles Buffon réduit dédaigneusement l'éloquence populaire : 

"Un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes."
En fallait-il plus avec des auditeurs qui n'avaient aucune idée de l'art, et ne comprenaient que l'activité, l'intérêt positif et l'obéissance? A l'éloquence suppléait une certaine habitude de la parole, et comme une tactique des combats du Forum, dont l'expérience et le goût formèrent cette langue oratoire que Caton devait illustrer le premier, et que parlait sans doute avant lui l'harmonieux Cornélius Céthégus, l'orateur "à la bouche moelleuse et persuasive", célébré par Ennius.

La littérature latine à partir des Guerres puniques

Des Guerres puniques jusqu'au siècle de Cicéron.
Les noms de Caton et d'Ennius marquent dans les lettres latines une époque nouvelle; c'est l'éveil du sens littéraire; devant l'éclatante révélation de la culture grecque; et l'on peut croire, sans taxer d'exagération l'orgueil national des écrivains romains, qu'ils eurent bientôt des textes dignes d'une telle école. Les discours de Caton, dont Cicéron fait un si magnifique éloge, et dont il reste des fragments précieux, présentent le plus haut degré de puissance où s'élève l'éloquence primitive, formée par la pratique des affaires, sans les qualités littéraires que donne l'étude. Caton ne devait qu'à lui-même cette grandeur morale qui lui inspira le fameux mot adressé à son fils Marcus : "L'orateur est l'honnête homme qui sait bien parler"; et il y joignait la verve, la finesse; l'âpreté moqueuse, la véhémence. Vigoureux ennemi des rhéteurs et des sophistes grecs, qui commençaient à enseigner à Rome l'art de plaider également le pour et le contre, il fit fermer leurs écoles; et cependant il apprit le grec dans se vieillesse, pour lire Thucydide et Démosthène; et ce fut une des conquêtes les plus précieuses de l'esprit grec, d'avoir enfin subjugué ce rude adversaire.

Une autre victoire non moins considérable, ce fut l'importation et les succès de l'art dramatique, introduit à Rome par Livius Andronicus, six ans avant la naissance de Caton. Déjà le Sénat, par un singulier mélange du sentiment religieux et de la pensée politique, avait appelé de l'Étrurie les acteurs et les jeux scéniques, pour apaiser la colère des dieux pendant une épidémie, et pour amuser les esprits épouvantés par la ténacité de la contagion (an de R. 390, avant J.-C. 363 ). Rome eut d'abord des dialogues moqueurs, accompagnés de gestes et de danses à la mode toscane, puis des satires, c.-à-d. un mélange de prose et de vers, accompagné par la flûte, et dansé ou figuré par les histrions. Enfin, le Tarentin Livius Andronicus ose le premier substituer à ces chants informes une véritable intrigue sur un sujet dramatique, imité sans doute des Grecs. II laisse aux Romains, aux jeunes gens de condition libre, le monopole de leurs satires, devenues les exodes et les atellanes, espèce de parades peut-être improvisées, que le goût ombrageux des citoyens se réserve, et qu'il interdit aux histrions, désormais notés d'infamie. A ces essais de comédies ou de tragédies, Livius ajoute une traduction de l'Odyssée en vers; et voilà le drame et l'épopée admis parmi les divertissements des rustiques "Céthégus à la robe relevée", ainsi qu'Horace les appelle. 

Un contemporain de Caton, le Campanien Névius, suit, non sans talent, la voie ouverte par Livius, compose un poème épique sur la Guerre punique, et essaye de transporter la liberté grecque au théâtre. Mais il avait méconnu le caractère de son public : l'esprit d'obéissance dominait à Rome, avec un profond mépris pour les acteurs, qui étaient esclaves. Comment permettre aux histrions d'attaquer les magistrats, les patriciens, les consulaires? Comment endurer qu'un Névius osât dire à l'Africain et aux Métellus de mordantes vérités? Le pauvre poète y gagna la prison, puis l'exil après récidive, sans exciter même la pitié de ses confrères les poètes comiques, exposés cependant au même danger. Au moins laissait-il des oeuvres très estimées, et une réputation d'écrivain assez bien établie pour résister même à la perfection du siècle d'Auguste et à la mauvaise humeur d'Horace, qui n'aimait pas le vieux latin, et gardait aux vers de Névius une rancune d'écolier. Mais le plus grand nom poétique parmi les contemporains de Caton est celui d'Ennius, qui se prétendait l'héritier direct du génie d'Homère, par la loi de la métempsycose, et avait fait accepter la suprématie exclusive de sa gloire aux Romains qu'il avait chantés. Ami des nobles et protégé de Caton, il consacre dans Rome les deux genres déjà naturalisés par ses devanciers, la tragédie et l'épopée. Énergique, élevé, pathétique, malgré la dureté et la sécheresse inévitables de son époque, il fut admiré de Lucrèce et de Cicéron, et contesté d'Horace et de Virgile, qui cependant n'a pas dédaigné de lui faire des emprunts; car, il avait déjà, dans ses Annales romaines, quelque chose de l'accent et de la grandeur épiques; et il avait, le premier, employé en latin l'admirable forme de l'hexamètre. 

Viennent après lui son neveu Pacuvius, "le docte vieillard", selon l'expression un peu ironique d'Horace; Accius, "le vieillard profond",  rival de Pacuvius et que Cicéron put connaître, lequel, s'écartant des routes obligées, traite des sujets romains (presque toujours les poètes tragiques traduisaient les modèles grecs), et crée la tragédie prétexte, dont les personnages étaient latins comme la langue. Horace a reconnu le mérite de cette tentative, s'il n'en fait pas directement honneur à Accius. Enfin, après Accius, viendront les compositions tragiques des contemporains d'Auguste, Varius, Pollion, Ovide, qui témoignent, sinon de la popularité acquise à des chefs-d'oeuvre, au moins de la haute estime où les meilleurs esprits de Rome tenaient la tragédie, puisque Horace écrit en grande partie sur cette matière son épître aux Pisons Sur l'Art poétique.

Pour compléter cette histoire sommaire de la poésie latine pendant la première période, et avant le siècle de César, il nous reste à parler de deux genres, la comédie et la satire, tous deux considérables à des titres divers; le premier, par le talent des poètes, le second par sa conformité parfaite avec le caractère et les goûts des Romains. Dans la comédie, deux grands écrivains s'immortalisent entre beaucoup d'autres; ce sont Plaute et Térence, imitateurs et traducteurs des comiques grecs l'un comme l'autre, mais avec des qualités bien différentes. Nous n'hésitons pas à donner de beaucoup la supériorité à Plaute, le seul de tous les poètes comiques dont la verve originale et entraînante, le dialogue joyeux et mordant rappellent ceux de Molière. Trop de bouffonnerie et l'exquise élégance de son successeur lui ont fait tort auprès de tous les modernes; mais, malgré la faveur accordée par Bossuet à Térence, l'élégance ne supplée pas à la gaieté, et nous adoptons sans réserve le jugement de César, qui se connaissait en matière de goût, et regrettait, dans de fort jolis vers, de ne pas trouver chez ce demi-Ménandre la puissance comique unie au talent de l'écrivain. 

Citons encore, parmi les auteurs de comédies, Cécilius, le protecteur de Térence, recommandé au souvenir de l'histoire par l'admiration des Romains, et n'oublions pas, en voyant la poésie dramatique, et principalement la comédie, cultivées par des gens d'humble condition, des esclaves, des affranchis, des étrangers, que les citoyens auraient dérogé à se permettre publiquement la culture des lettres; ils les protégeaient par amusement, par orgueil aristocratique, et aussi par une supériorité naturelle de l'intelligence et du goût, comme les Scipions; mais ils n'avaient garde de s'exposer au surnom de méchant Grec (Graeculus). La vie politique les absorbait tout entiers; ils laissaient aux vaincus et aux affranchis la satisfaction d'écrire pour le plaisir et pour la gloire de leurs maîtres. Aussi la tragédie prétexte et la comédie à toge, c.-à-d. à sujets romains, ne furent-elles que des essais passagers et promptement abandonnés. Les Romains ne tenaient pas à s'attendrir sur leur histoire, ni à laisser les poètes comiques les railler de leurs travers. Ils aimaient mieux (ceux du moins qui goûtaient les oeuvres dramatiques : car le petit peuple préférait volontiers des combats d'ours et de gladiateurs), ils aimaient mieux pleurer sur les infortunes de Télèphe et de Pélée, et dépayser leurs ridicules et leurs vices, en se transportant, avec Plaute, en Épire ou en Etolie

Ils goûtaient cependant ce genre de plaisanterie satirique; ils lui ont donné même sa forme propre, celle de la satire didactique, telle que l'ont adoptés les modernes; et les Grecs ne les avaient pas devancés là comme dans toutes les créations littéraires. Les immortels moqueurs de Paros et d'Athènes, Archiloque, Aristophane, toute l'ancienne comédie enfin, avaient épanché leur impitoyable malignité dans la poésie lyrique et sur le théâtre. Un chevalier romain, Lucilius, a l'idée de se mettre à leur école; il change le mètre, le rythme, les conditions dramatiques qu'il trouvait dans ses modèles (il en coûtait cher pour railler au théâtre) : il reprend la vieille forme latine de la satire (pot-pourri), et attaque hardiment les vices, à l'abri de sa naissance et de ses hautes relations. Ainsi comprise, la satire tenait encore de la vie publique. Morale et générale sans être personnelle, du moins au même degré que la comédie grecque, elle gardait quelque chose du grand air des magistratures romaines, de la censure, par exemple. Nous n'avons de "Lucile, appuyé de Lélie," que des fragments très courts, ainsi que de presque tous les poètes de cette époque. Mais, quand on voit l'esprit satirique si commun à Rome, si approprié aux habitudes rustiques, militaires, politiques, oratoires, on comprend comment Quintilien a pu dire, avec un orgueil  justifié : 

"La satire est toute à nous."
Lucilius était, dit-on, l'oncle du grand Pompée. La date de sa mort (105 av. J.-C.) nous amène presque au siècle de Cicéron et de César. Mais, en suivant le développement de la poésie durant cette première période, nous avons laissé derrière nous et nous devons reprendre les orateurs et les historiens, depuis Caton et les Guerres puniques. Cicéron nous a transmis, dans le Brutus, une magnifique histoire de l'éloquence latine. On y voit le progrès rapide des orateurs importants et célèbres qui se succédèrent à Rome : Servius Sulpicius Galba, abondant, pathétique à la tribune, flasque et mou la plume à la main; Scipion Émilien et Lélius, représentants de l'éloquence patricienne et aristocratique; Carbon, plus harmonieux que fort, mais le meilleur avocat de son temps; les Gracques, orateurs populaires élevés par des maîtres grecs, mais dont le second seul a l'honneur d'être caractérisé en détail par Cicéron, qui loue son éloquence, la vigueur et l'abondance de son style, auquel, dit-il, a manqué la dernière main; enfin, parmi beaucoup de noms secondaires, les deux glorieux précurseurs de Cicéron, Crassus et Antoine, le premier plein d'abondance, de force, de sel, concis et orné tout ensemble, pathétique et sublime, écrivain distingué, le plus parfait de tous les orateurs, au jugement de Cicéron, qui se plaît, dans ses Dialogues, à le substituer à sa propre place, et à le prendre pour interprète de ses opinions et de ses principes; le second, improvisateur admirable, inférieur pour la langue, incomparable dans l'action oratoire, qui était comptée pour une si grande partie de l'éloquence sur le vaste théâtre du Forum et avec la vivacité des impressions populaires. Tous deux malheureusement ne sont connus que par les belles analyses de Cicéron et les allusions perpétuelles qu'il fait à leurs discours; car ceux de Crassus sont perdus, et Antoine n'écrivait pas les siens, pour éviter la responsabilité gênante des contradictions si ordinaires dans la profession d'avocat. Crassus mourut à la veille des guerres civiles; Antoine fut une des plus déplorables victimes de Marius; c'est dire que le siècle de Cicéron était commencé.

Un autre genre de la prose, qui convenait également à l'esprit positif et à la gravité des Romains, c'est histoire; et cependant, de Caton à Salluste, elle présente peu d'intérêt. On en a vu plus haut les sources et la forme première, dans les Annales des Pontifes. II n'est pas sûr que Fabius Pictor, le premier  historien dont le nom se soit conservé, ait écrit en latin; et il est certain que Cincius Alimentus écrivit en grec l'histoire de Rome jusqu'à son époque, fait assez singulier, qui se reproduit chez le fils du premier Africain et chez beaucoup d'autres. Les Origines de Caton, que nous n'avons pas, étaient au moins une histoire latine, d'autant plus précieuse qu'elle contenait les origines de toutes les villes d'Italie. De nombreux historiens, à peu près inconnus, se livrèrent après lui à ce genre de composition, depuis Calpurnius Pison "l'homme de bien" (frugi), jusqu'à Lutatius Catulus, le collègue et la victime de Marius. Les hommes célèbres commençaient aussi à écrire leurs Mémoires. pour se reposer de la vie et des fonctions publiques, et donnaient un exemple qui fut suivi pendant toute la durée de l'Empire. Mais ici encore, nous ne rencontrons guère que des regrets et des pertes irréparables, Mémoires de Sylla, Mémoires de Cicéron, Mémoires de la seconde Agrippine, Mémoires d'Hadrien. Les Commentaires de César nous apprennent comment les Romains parlaient d'eux-mêmes et de leurs actions. 

Le siècle de Cicéron, et de César jusqu'au règne d'Auguste. 
Le rhéteur Apollonius Molon disait à un jeune homme qui écoutait ses leçons à Rhodes-:

"Je te loue et t'admire; mais je plains le sort de la Grèce, en voyant que la seule supériorité qui nous reste, celle du savoir et de l'éloquence, va par toi passer du côté des Romains." 
Ce jeune homme était Cicéron, qui, après une victoire sur Hortensius et une cause gagnée malgré Sylla, parcourait la Grèce et l'Asie pour compléter son éducation : il avait alors vingt-huit ans, et César en avait vingt-deux. Nous n'avons pas à raconter sa vie; à peine même pouvons-nous esquisser les plus grands traits de cette histoire de son oeuvre, qui est celle de l'éloquence et de la philosophie romaines. Compatriote de Marius, il n'appartenait pas à ces familles patriciennes où les jeunes gens s'élevaient au milieu des affaires, et se formaient, presque à leur insu, par l'habitude des conversations politiques. II n'aborda la tribune qu'à près de quarante ans, et ses discours politiques datent de son consulat, qu'il obtint peu de temps après (l'an 690 de Rome, 63 av. J.-C.). Mais il avait déjà plaidé, parmi bien d'autres causes, le grand procès contre Verrès, où il revendiquait hardiment sa qualité d'homme nouveau, comme un titre à la faveur populaire, et traçait, dans les pages immortelles des Verrines, ces peintures tour à tour plaisantes ou pathétiques des rapines et des cruautés d'un préteur. Le discours pour la loi Manilia n'était encore qu'une sorte de harangue d'apparat, à la louange de Pompée, plus harmonieuse ou du moins plus intéressante que les panégyriques d'Isocrate. Le consulat lui fournit l'occasion des quatre discours sur la loi agraire, où il tourna si habilement les volontés du peuple contre elles-mêmes, et des Catilinaires, qui sont demeurées, avec les Philippiques de Démosthène, le type presque proverbial de l'éloquence agressive et militante. Bientôt, en plaidant pour le poète Archias, il donne un modèle exquis du genre démonstratif, où il excellait. Exilé par l'influence de Clodius, et ramené à Rome sur les bras de l'Italie tout entière, il marque un nouveau point de sa carrière d'avocat, par la célèbre Milonienne, un autre par la défense de Ligarius, sous la dictature de César, et atteint, dans le remerciement pour le rappel de Marcellus, la perfection de l'éloquence tempérée. Rappelé à la tribune par les guerres civiles, il prononce ou publie quatorze Philippiques contre Antoine et paye de sa tête son dévouement à la liberté expirante et sa haine contre le triumvirat. 

Cette grande vie avait encore été occupée de compositions poétiques estimées, telles que le poème de Marius et la traduction des Phénomènes d'Aratus; d'une immense Correspondance, dont nous n'avons que la moindre partie, environ neuf cents lettres, infiniment précieuses pour l'histoire politique et intérieure de la société d'alors. On y fait connaissance avec des hommes  supérieurs, le spirituel et prudent Atticus, Caton d'Utique, Brutus, le vif et mordant Célius, Q. Cicéron, le frère de l'orateur; plusieurs de leurs lettres se soutiennent dignement à coté de celles de Cicéron. Enfin, l'illustre consulaire, l'avocat par excellence, avait encore trouvé le temps d'écrire quantité d'ouvrages de rhétorique et de philosophie, dont un seul eût suffi à son immortalité. Citons, parmi les premiers, les trois Dialogues, De l'Orateur, le Brutus ou Dialogue sur les orateurs célèbres, et l'Orateur, et disons en un mot que Cicéron apporta, dans la critique et l'histoire de l'art qui faisait sa gloire, une éloquence peut-être égale à celle de ses plus beaux discours.

Amoureux. de la gloire pour sa patrie autant que pour lui-même, Cicéron veut lui donner une philosophie, et enlever à la Grèce le monopole de cette science. Les philosophes enseignaient depuis longtemps à Rome, cachés sous le nom de rhéteurs, méprisés comme Grecs, mal vus depuis Carnéade, qui avait payé du bannissement sa popularité de mauvais aloi. Et cependant, épicuriens et stoïciens, avec leur philosophie positive et pratique, avaient trouvé des partisans : le stoïcisme avait même fait des disciples parmi les Scipions. Nous retrouverons Épicure chez les poètes, dans les vers de Lucrèce. Cicéron, stoïcien tempéré en morale, admirateur de Platon et élève de la nouvelle Académie, consacra à ces grandes doctrines les loisirs que lui avaient faits les révolutions, et, dans la République, les Lois, les Tusculanes, la Nature des dieux, les Devoirs, les traités de l'Amitié et de la Vieillesse, il enseigna aux Romains la seule science qui pût un jour consoler les âmes élevées de la liberté perdue. Lui-même avait dû à ces nobles efforts le plus précieux délassement des chagrins politiques et un rang des plus élevés, sinon parmi les inventeurs, au moins parmi les écrivains philosophiques, dernier trait d'une vie si complète, qu'avait remplie tout entière la double passion des lettres et de la gloire.

Si le nom de Cicéron est, comme le dit Quintilien, le nom même de l'éloquence, l'histoire du genre se réduit singulièrement après lui. Hortensius, qui l'avait précédé dans la carrière, et mourut sept ans avant lui, n'a laissé qu'une grande réputation éclipsée d'ailleurs dans la seconde moitié de sa vie, et un de ces nombreux exemptés du talent, qui se survit à lui-même. Son heureux rival, qui le fait connaître dans le Brutus, caractérise en lui une des écoles oratoires de son temps. Rome avait vu déjà des orateurs antiques, par goût d'archaïsme; des orateurs stoïciens, c.-à-d. logiciens vigoureux, et trop secs pour être populaires : Caton d'Utique en était un; des épicuriens, peu élégants, mais très habiles à discuter nettement les intérêts positifs. A ces diverses catégories, il faut ajouter les deux grandes écoles asiatique et attique, l'une abondante jusqu'à la diffusion, et souvent déclamatoire : Hortensius en était le représentant le plus accrédité; l'autre, élégante et pure dans l'expression, mais sèche, froide, maussade par système, outrant la simplicité de Lysias, et accusant Démosthène d'affectation; le stoïcien Brutus n'était pas éloigné de comprendre ainsi l'atticisme. Mais ces différentes écoles, à l'avénement d'Auguste, allaient inévitablement s'éteindre dans le silence qu'imposait le nouveau régime. L'éloquence, bannie de la vie publique, était condamnée à s'altérer et à se corrompre dans l'ombre des écoles, au stérile exercice des déclamations.

Pendant que l'éloquence politique et judiciaire jetait un si grand éclat, l'histoire s'élevait aux qualités littéraires qui devaient en faire prochainement un dédommagement de la tribune muette. On a vu qu'elle avait été préparée à Rome par une étude grave et approfondie; seulement, elle s'attachait au point de vue romain, et s'occupait uniquement des guerres et de la politique romaines; encore celle-ci lui échappait-elle souvent; les historiens ne regardaient guère que l'extérieur des affaires au Forum, et n'étudiaient pas ces grandes traditions du Sénat dont Bossuet et Montesquieu ont si éloquemment expliqué le secret. Nous pouvons croire le progrès littéraire accompli dans l'histoire, au moins en partie, vers le temps de Cicéron, malgré ses plaintes sur l'insuffisance des auteurs. Ne faut-il pas supposer une certaine valeur à Cornélius Sisenna, à Coelius et à bien d'autres, parmi lesquels Luccéius, auquel est adressée la fameuse lettre de Cicéron sur son consulat? Tous les genres historiques existaient, histoire religieuse et politique, mémoires, biographie; enfin, trois écrivains supérieurs en donnèrent les modèles : 

Salluste, moins original qu'imitateur, car son goût affecté pour l'archaïsme n'est tout au plus qu'une singularité, a tout à fait le caractère romain; il ne voit les choses qu'au point de vue national. La vie publique était tout alors; aussi ne trouve-t-on, chez lui que les choses de la vie publique; par exemple, les événements politiques et militaires de la guerre de Jugurtha, qui intéressaient le Forum, la topographie des combats, mais presque rien sur les moeurs et la géographie d'un pays si curieux, qu'il avait cependant gouverné. II ne fait pas comprendre l'influence, ni connaître la politique de Catilina; il accueille facilement toutes les imputations odieuses qui plaisent à ses préventions d'homme de parti. Mais il se montre grand écrivain : ses portraits, empruntés au genre oratoire, sont traités supérieurement; son style est plein, rapide, concis, avec quelque gêne et quelque, obscurité; enfin, il a porté dans l'histoire deux qualités de premier ordre, l'intelligence politique et le talent littéraire. 

César, grand écrivain, grand orateur, poète élégant, ami des lettres et des arts, a trouvé, dans cette vie si pleine et si agitée, le temps d'écrire beaucoup : des harangues, des lettres, des vers, des traductions, un traité de grammaire, un libelle contre Caton, titre fâcheux à la renommée : enfin, les Commentaires sur la guerre des Gaules et la guerre civile, écrits, a-t-on dit justement, avec le même esprit qui les avait conduites. Netteté, précision, simplicité, absence de toute préoccupation personnelle, élégance et pureté de style hautement louées par le meileur juge du temps, c.-a.-d. par Cicéron, toutes ces qualités font admirer César comme "un excellent maître pour faire de grandes choses et pour les écrire" (Bossuet, Lettre au pape Innocent XI sur l'éducation du Dauphin). 

Salluste avait écrit l'histoire générale de son temps, César ses Mémoires, Cornélius Népos composa des biographies : Un copiste nous a rendu le fâcheux service de les abréger presque toutes; au moins savons-nous que Cornélius y avait porté la pureté et l'élégance de César. Tous deux pourraient former comme une école attique parmi les historiens latins; il était réservé à Tite-Live de réaliser la manière dont Cicéron avait conçu l'histoire dans son traité des Lois.

Reste, pour compléter ce tableau de la prose au temps de César et de Cicéron, un genre bien secondaire, mais qui doit s'introduire de plus en plus dans les goûts et les habitudes des Romains, comme dans toute littérature, à mesure que s'useront, dans les genres supérieurs, l'inspiration et l'originalité; nous voulons parler des grammairiens. C'était le nom que les Anciens donnaient aux commentateurs, aux critiques, aux gens de lettres. Leurs études, introduites de bonne heure à Rome, plaisaient aux meilleurs esprits et aux plus grands personnages; César écrivit un traité sur l'Analogie, et l'on sait que Tibère et Claude se mêlaient de régler le langage. Un homme très savant, que Cicéron appela  "le plus grand des polygraphes," admirable d'activité et de patience, Varron, se distingua dans ce genre. Nous avons déjà rencontré son nom parmi les écrivains de la vie rustique. Ses Satires Ménippées furent probablement un mélange de philosophie d'observation de moeurs, et de plaisanteries; son traité de la Langue latine, plus utile que facile à lire, à cause de la pesanteur du style et de la bizarrerie des expressions, oeuvre pour la grammaire une époque de prospérité éclatante.

Poésie
L'histoire de la poésie latine ne se borne pas, heureusement pour nous, aux essais de Cicéron et de César, assez grands tous deux pour se passer de la gloire des vers. Ces divines régions de l'imagination et de l'idéal, où les Grecs dominaient en maîtres, n'étaient plus fermées au génie romain. Déjà depuis les Guerres puniques il avait cherché à quoi pouvaient servir Thespis, Eschyle et Sophocle. L'épopée et la poésie didactique, c.-à-d. l'histoire et la science en vers, ne devaient pas trouver moins de faveur. Le vieil Ennius est encore le père de la poésie didactique chez les Romains. Cependant, elle semble languir après lui. Rome, au fond, n'encourageait guère que ce qui se rattachait à la vie politique, l'épopée qui célébrait ses triomphes, le théâtre qui l'amusait, et, d'ailleurs, offrait un puissant moyen de candidature, la satire, qui était en quelque sorte oeuvre de censeur. 

Pour mettre en lumière ce genre didactique où les Grecs avaient si bien réussi, il fallait un homme de génie, Lucrèce, contemporain de Sylla, mort par un suicide le jour peut-être de la naissance de Virgile. Encore fut-il peu lu, peu goûté de ses contemporains. Cicéron lui trouvait beaucoup d'art, un génie médiocre; mais l'admiration d'Ovide et de Virgile l'a vengé de cette injustice. Physicien et naturaliste comme on pouvait l'être de son temps, philosophe matérialiste, sinon athée, parce qu'il soutient le système d'Epicure, il est poète, et poète de premier ordre, par le sentiment admirable des grandes choses, de la science, de l'humanité et de ses misères, par la peinture immortelle des sociétés et des révolutions. Il a le style didactique serré jusqu'à à la raideur et la sécheresse, mais d'une excellente précision, le style descriptif et le style oratoire poétiques et sublimes au plus haut degré. II est original par la conviction, par l'impression de son caractère personnel, si fortement marquée dans son poème; pour le reste, il est Grec; il aime Athènes de passion; il chante la paix et invoque Vénus au milieu d'hommes qui adoraient le dieu Mars, et lui offraient les affreuses hécatombes des guerres civiles. Atteint peut-être de folie, il a laissé un poème inachevé, et une langue philosophique, oeuvre laborieuse et forte, qui suffit à l'expression du sublime, mais n'est pas encore assouplie jusqu'à donner de l'intérêt et de la grâce aux détails arides et techniques, dernier terme de l'art où Virgile excellera. 

La poésie didactique, la poésie légère, l'épigramme florissaient à l'époque de Lucrèce, avec Hortensius, Cicéron, César, Calvus, Varron d'Atax; les personnages illustres formés par les grammairiens se divertissaient à ce genre d'exercice : mais Catulle est le seul qui soit parvenu à la postérité et qui ait mérité la gloire. Spirituel et brillant, facile et gracieux dans sa poésie comme dans sa conduite, il a surtout le sentiment exquis d'un artiste, dans la poésie érotique ainsi que dans l'épigramme. II essaye de la poésie lyrique, adresse à César de mordantes épigrammes, porte dans l'élégie plus d'esprit que de sentiment; il est peintre par excellence, dans des vers pleins d'élégance et de précision, de laisser-aller et d'harmonie. 

Catulle et Lucrèce, César et Cicéron nous ont conduits jusqu'au second triumvirat, et à l'établissement du pouvoir monarchique, où s'arrête la première période de l'histoire de la littérature latine. A ce moment nous voyons l'éloquence, arrivée à la perfection, et condamnée fatalement à la décadence; la philosophie, développée par Cicéron, et appelée à exercer une puissante influence sur quelques âmes d'élite; l'histoire, élevée, grâce à l'éloquence, au rang de composition littéraire; la poésie, enfin, oeuvre d'art plutôt que d'inspiration, mais préparée aux matières sérieuses et sublimes aussi bien qu'aux sujets légers, et à la veille d'enfanter des chefs-d'oeuvre. (A. D.)

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