| Lucrèce, T. Lucretius Carus, est un poète latin, né selon toute vraisemblance en 97, mort en 53 av. J.-C. On ne sait rien de certain sur sa vie. La familiarité du ton dont il se séert vis-à-vis de Memmius, qui il dédia son oeuvre, fait supposer qu'il était de naissance distinguée, et son oeuvre même semble indiquer qu'il a volontairement renoncé aux affaires publiques et aux honneurs. Saint Jérôme rapporte qu'à la suite de l'absorption d'un philtre amoureux, il perdit la raison, qu'il écrivit une partie de son ouvrage dans les intervalles lucides, qu'il se tua de sa propre main. Il est impossible de démêler ce qu'il y a de vrai dans cette légende. Son poème de La nature des choses, De Rerum natura, écrit en hexamètres, nous est parvenu en six livres, et il est manifeste qu'il n'y a pas mis la dernière main. Saint Jérôme affirme que Cicéron l'a corrigé dans quelle mesure le fait est-il vrai? S'agit-il du grand orateur ou de son frère Quintus? Du premier probablement; mais la question, peu importante d'ailleurs, ne peut se trancher. Le poème de Lucrèce est la plus belle oeuvre qui existe dans le genre didactique. L'auteur espérait en y défendant des thèses matérialistes détruire la superstition et les vaines terreurs qu'elle engendre.On y découvre aussi qu'il croit avec Démocrite que le mouvement propre des planètes vient de ce que, plus voisines de la Terre, elles ne peuvent égaler la vitesse de la sphère étoilée. Inferior quam sol, tanto magis omnia signa Haud adipiscuntur, circum praeterque feruntur. C'est surtout une oeuvre philosophique d'une haute portée morale et d'une puissance poétique incomparable. Le fond n'en est pas original. Lucrèce expose simplement le système d'Epicure. Mais il faut remarquer que la partie de la canonique n'est pas développée par le poète latin, qui répète seulement ce principe de son maître que les sens ne peuvent se tromper. De même l'éthique n'est pas reproduite méthodiquement; mais les réflexions relatives à la morale sont dispersées dans l'ouvrage. Lucrèce, en effet, diffère d'Epicure parce qu'il poursuit un but essentiellement pratique et n'emprunte à la doctrine de l'école que ce qui lui fournit des arguments pour sa polémique. - La liberté humaine Enfin, si tous les mouvements sout enchaînés dans la nature, si un ordre nécessaire les fait naître les uns des autres, si la déclinaison des éléments ne produit pas une nouvelle combinaison qui rompe la chaîne de la fatalité et trouble la succession éternelle des causes motrices, d'où vient cette liberté dont jouissent tous les animaux, cette liberté arrachée aux destins, ce pouvoir d'aller où nous appelle le plaisir? D'ailleurs, nos mouvements ne sont affectés ni à des temps ni à des lieux déterminés; c'est notre volonté qui en est le principe et la source d'où ils se répandent dans tout le corps. Ne remarques-tu pas, au moment où s'ouvre la barrière, les coursiers frémissant de ne pouvoir s'élancer assez tôt, au gré de leur bouillante ardeur? Il faut que toutes les molécules éparses dans les membres se soient rassemblées et mises en jeu pour obéir aux déterminations de l'âme : ce qui te fait voir que le principe du mouvement est dans le coeur, qu'il part de la volonté, et de là se communique à tout le corps et dans les membres. Il n'en est pas de même quand une force étrangère nous pousse et cous force d'aller en avant; il est évident qu'alors la masse de nos corps est emportée malgré nous, jusqu'à ce que la volonté ait su s'en rendre maîtresse. Tu vois donc que, malgré les causes extérieures qui agissent souvent sur l'homme et malgré lui le meuvent et l'entraînent, il y a au fond de son coeur une puissance qui combat ces impressions involontaires, et qui sait à son gré détourner le cours de la matière, mettre un frein à ses transports, et la faire retourner sur ses pas. Il faut donc reconnaître aussi dans les principes de la matière une force motrice différente de la pesanteur et du choc, de laquelle naisse la liberté : sans quoi tu admettrais un effet sans cause. La pesanteur empêche à la vérité que tous les mouvements ne soient l'effet d'une force étrangère; mais, si l'âme n'est pas déterminée dans toutes ses actions par une nécessité intérieure, et si elle n'est pas une substance purement passive, c'est l'effet d'une légère déclinaison des atomes dans des temps et des espaces indéterminés. » (Lucrèce, De Natura rerum, II, 290 et ss.; trad. Lagrange). | Son livre est une oeuvre de combat il veut contribuer au bonheur des humains on les délivrant des terreurs superstitieuses : c'est pour cela qu'il établit d'une part que l'humain disparaît tout entier par la mort et de l'autre que les dieux existent, mais sont indifférents aux choses humaines : c'est l'objet qu'il ne perd jamais de vue, et pour cette raison il met en lumière avec une singulière persistance (ce que n'avait pas fait Epicure) la fixité des lois de la nature. C'est là le côté personnel de la philosophie de Lucrèce. Mais sa grande originalité, c'est l'ardente passion qu'il apporte dans sa lutte contre la superstition, son amour de la nature et de l'humanité, l'éclat d'une langue poétique, originale, énergique, colorée, à laquelle il ne manque, pour être parfaite, que d'être parfois plus souple et plus dégagée de la rudesse et de la lourdeur archaïques. Mais on ne peut se lasser d'admirer la puissance de cet écrivain qui crée d'une pièce une langue capable de rendre pour la première fois en latin les idées abstraites et non seulement de les exprimer avec précision et clarté, mais de les revêtir des plus éclatantes couleurs. Partout la vie et la poésie circulent à pleins bords; partout, on se sent, à sa lecture, pénétré de la chaleur et de la mélancolie de son âme; ses éloges répétés d'Epicure, sa peinture des maux causés par l'amour, par l'ambition, par la crainte de la mort et des dieux; ses tableaux des progrès de l'humanité, de la pesté, le placent, malgré ce fini qui lui manque trop souvent, au premier rang des poètes, et ce ne sont pas là de purs ornaments, des digressions comme quelques épisodes des Géorgiques de Virgile; il ne décrit pas pour décrire, mais pour prouver : ses descriptions, ses tableaux constituent avec les expositions techniques le tissu serré de son argumentation :elles en font la force en même temps que le charme et l'éloquence. La fortune du poème de la Nature a eu des phases diverses. Les allusions et les citations innombrables de Virgile, d'Horace, d'Ovide prouvent l'admiration du siècle d'Auguste. Mais il est trop simple dans sa grandeur pour plaire aux beaux esprits de l'époque suivante; Quintilien est frappé surtout de sa difficulté; Stace seul le caractérise d'une façon concise dans ce vers : Et docti furor arduus Lucreti. Puis, après avoir été en faveur auprès des amateurs de vieux poètes, il tomba dans l'oubli : ni les chrétiens, ni les païens ne pouvaient trouver d'armes dans un livre qui nie le surnaturel et l'intervention des dieux. La Renaissance le rendit à la lumière. En 1417, Poggio rapporta d'Allemagne en Italie un manuscrit, d'ailleurs en fort mauvais état; c'est la source des 15 manuscrits italiens existants. Il dérive du même archétype que les deux manuscrits de Leyde, les plus anciens que nous possédions, et dont l'un, l'Oblongus, est le meilleur qui existe. Les premières éditions furent très incorrectes. Le texte fut corrigé d'abord par Lambin (1564), puis par Bentley et Creek (1695). La première édition véritablement critique est celle de Lachmann dont les travaux ont ouvert en quelque sorte au texte de Lucrèce une ère nouvelle (1835-1840). Grâce à ce savant et à ses successeurs, il a repris le rang qui lui revient de droit. Après avoir, au XVIIIe siècle, personnifié le matérialisme par les philosophes qui l'admirent plus qu'ils ne le lisent, et par Polignac qui appelle Anti-Lucrèce son poème latin contre l'athéisme, il a donné lieu à partir de la fin du XIXe siècle à de nombreux travaux où l'on étudie ses théories scientifiques, sa philosophie, sa langue, sa versification et sa valeur littéraire. (A. Waltz).
| Editions anciennes - Les meilleures éditions classiques de Lucrèce sont celles de Lambin, 1563; d'Havercamp, 1725; de Bentley et Wakefield, 1796; d'Auguste Lemaire, 1835; de Lachmann, 1850 et 1860-66; de Bernays, 1852, et de Munro 1866. Il a été traduit en prose par Lagrange, 1768; par Pongerville, 1836 par Chaniol, par Blanchet 1861; par Lavigne 1870; enfin par L. Crouslé, 1871. Pongerville en avait donné dès 1828 une traduction en vers fort estimée. En librairie -- Lucrèce, De la Nature des choses, Le Livre de Poche, 2002. - De la Nature, Les Belles Lettres (Série Latine), 1984, 2 vol. M. Conche, Lucrèce et l'expérience, Fides, 2003. - Pierre-François Moreau, Lucrèce, l'âme, PUF, 2002. - Alain Gigandet, Lucrèce, atomes, mouvement, physique et éthique, PUF, 2001. - André Comte-Sponville, Lucrèce, poète et philosophe, La Renaissance du Livre, 2001. - Pascal Levoyer, Lucrèce, Quintette, 2000. - Jean Salem, Démocrite, Epicure, Lucrèce, la vérité du minuscule, Encre Marine, 2000. - Du même, L'atomisme antique, Démocrite, Epicure, Lucrèce, Le Livre de Poche, 1997. - Pierre-Marie Morel, Atome et nécessité, Démocrite, Epicure, Lucrèce, PUF, 2000. - Claude Gaudin, Lucrèce, la lecture des choses, Encre Marine, 1999. - Alyette Plumail-Girard, Sur les traces de Lucrèce, tourbillons et empyrée, Lettres modernes Minard, 1988. - Michel Serres, La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, fleuves et turbulences, Minuit. | |