| Carnéade est un philosophe grec, fondateur, à Athènes, de la Troisième Académie, né à Cyrène vers 218 avant l'ère commune (140e olympiade). Socrate avait introduit dans la philosophie la méthode destructive, et, par une douce moquerie et une dialectique pressante, avait combattu avec succès les philosophes dogmatiques. Au lieu de fonder une doctrine, il s'était attaché à enseigner une morale pratique noble et élevée. Ce fut dans cette voie que marcha Platon, y ajoutant de sublimes et poétiques imaginations, plutôt qu'un système complet et général. Arcésilas, chef de la Seconde académie, ne prit dans l'héritage de Socrate que l'art de détruire les fondements de toute doctrine, de toute théorie. Il érigea en précepte un doute absolu, et professa qu'il n'y avait pas de vérités. Carnéade, à proprement parler, ne différait guère de cette Seconde académie; en examinant ses opinions et celles d'Arcésilas, telles que nous les transmet Cicéron, on trouve que ce sont presque les mêmes. Arcésilas disait. « Il n'y à point de vérité »; Carnéade : « On ne peut pas la connaître ». Ce qui établit quelque diversité entre les deux philosophes, c'est plutôt le caractère personnel que la doctrine; Arcésilas se précipitait impétueusement dans un doute universel, s'exposant aux critiques qu'ont dû essuyer les Pyrrhoniens; Carnéade appuyait davantage sur les probabilités et les apparences de vérité qui doivent décider dans la conduite de la vie. Il permettait même au sage d'opiner en quelques rencontres, pourvu qu'il ne prononçât jamais. En tout, il semblerait que le doute de Carnéade était une sorte de jeu d'esprit, et qu'il avait fort bien compris que c'était un puissant moyen d'attaque; mais rien de plus. Aussi la célébrité de Carnéade est-elle surtout fondée sur son éloquence destructive. « Elle était si forte que jamais il ne soutint rien sans le prouver, que jamais il n'attaqua rien sans le détruire de fond en comble. Il charmait tellement ses auditeurs, qu'il les amenait captifs à l'obéissance de ses sentiments, et que, par force ou par adresse, il subjuguait les personnes mêmes qui avaient pris contre lui les précautions les plus exactes. Aucun de ses adversaires ne pouvait lui résister. Lui seul triomphait. Toutes ses opinions prenaient pied, toutes celles des autres étaient rejetées. Le parti contraire fondait devant son éloquence comme la cire devant le feu. » Telle est la vive peinture que fait Bayle, d'après Cicéron et Numénius, de l'éloquence de Carnéade, se complaisant sans doute à peindre les effets d'un talent qui, comme le sien, s'employa toujours à renverser les assertions et à semer le doute. Ce fut surtout contre les Stoïciens que Carnéade exerça ses redoutables attaques; il disait lui-même que s'il n'y avait pas eu de Chrysippe, il n'y aurait pas eu de Carnéade. Il ne s'agit pas ici de la morale pratique des Stoïciens et de l'esprit général du Portique; mais de leurs dogmes philosophiques et physiques. Il les réduisit à l'absurde sur le chapitre de la religion, leur prouvant qu'il n'y avait pas plus de raison pour admettre un dieu qu'un autre. Il se déclara aussi contre les oracles, leur opposant la nécessité du libre arbitre de l'humain. Il combattit le sentiment des Stoïciens et des Péripatéticiens sur le souverain bien. Les premiers disaient que la suprême félicité consistait à se conformer à l'harmonie générale de la nature, et que tous les avantages extérieurs, richesse, fortune, etc., étaient des choses commodes, mais qui, ne pouvant donner un bonheur solide, n'étaient dignes d'aucun attachement; les Péripatéticiens et l'ancienne Académie définissaient le souverain bien, la jouissance honnête des choses qui sont les premières dans l'ordre de la nature, et rangeaient les biens matériels dans une classe inférieure. Carnéade leur faisait voir que leurs controverses n'étaient qu'une dispute de mots, puisque tous deux convenaient que les avantages matériels n'étaient pas dignes de nos désirs. Lui, par contradiction, et sans doute pour échapper au danger de rien affirmer de positif, se renfermait dans une définition vague, faisant consister le souverain bien à jouir des principes naturels, ce qu'on peut interpréter, exercer librement ses facultés; ainsi, il ne faisait entrer aucune notion explicite de l'honnête dans sa définition. Il remporta aussi une autre victoire sur les Stoïciens, en les faisant convenir, contre leurs opinions précédentes, que la bonne renommée était digne d'être recherchée, indépendamment de son utilité positive. Le chef des Stoïciens était alors Antipater, et ce fut lui qui défendit le Portique avec le plus de succès contre Carnéade; mais son infériorité était grande. « Il n'osa jamais paraître devant lui, ni dans des leçons publiques, ni dans des promenades, ni dans des conversations; il se taisait, pas un mot ne sortait de sa pauvre bouche. Il l'attaquait seulement de loin et en cachette, par quelques livres qu'il composait. La postérité les a vus; ils n'étaient pas même capables de se soutenir contre Carnéade mort, tant s'en faut qu'ils eussent pu lui résister quand il florissait environné de gloire. » C'est ainsi que Bayle représente la faiblesse de l'adversaire de Carnéade. L'an de Rome 598 (155e olympiade ), les Athéniens ayant saccagé la ville d'Orope, furent condamnés par le sénat à 500 talents d'amende: Ils envoyèrent en ambassade, à Rome, Carnéade, Diogène de Babylonie le Stoïcien, et Critolaüs le Péripatéticien, pour obtenir quelque diminution à ce tribut. Les trois philosophes, pendant que l'on discutait leurs demandes au sénat, voulurent donner au peuple romain une idée de leurs talents. Ils ouvrirent, des espèces de conférences philosophiques, et prononcèrent des harangues. C'était alors que les Romains, vainqueurs de l'univers, commençaient à connaître et à rechercher le luxe, les arts, les lettres et toutes les jouissances dont le loisir et la civilisation apportent le besoin. Quand cette jeunesse, qui commençait déjà à rougir de la noble barbarie des vieilles moeurs, entendit ces hommes habiles à manier le langage, qui traitaient des questions auxquelles on n'avait jamais songé dans Rome, qui examinaient et discutaient ce qui avait toujours passé pour certain, qui répandaient à volonté le doute sur toutes choses, qui renfermaient un raisonnement dans les formes de la dialectique, elle se porta en foule à ce nouveau spectacle, abandonnant tous les autres divertissements. Carnéade surtout les surprenait par sa force et sa rapidité. Il prononça deux harangues, l'une pour la justice, l'autre contre la justice. Le vieux Caton s'alarma de la présence de ces habiles parleurs, à ses yeux des Sophistes, qui venaient faire germer avant le temps, parmi une nation jeune et sincère, la philosophie d'un peuple vieilli. « Donnons-leur réponse au plus tôt, représenta-t-il, et les renvoyons chez eux; ce sont des gens qui persuadent tout ce qu'ils veulent, et l'on ne saurait démêler la vérité à travers leurs arguments. » (Voy. Pline, liv. VII, ch. 30). Un siècle après, Cicéron écrivant son Traité des lois, et posant en principe qu'il existe un droit naturel, après s'être promis l'approbation des Stoïciens, des disciples d'Aristote, et de l'Académie de Platon s'écrie : « Mais pour cette Nouvelle académie perturbatrice de toutes choses, fondée par Arcésilas et Carnéade, nous implorons son silence; car si elle se précipitait sur les principes qui nous semblent à nous assez bien établis , elle les battrait en ruines. Je n'ai garde de la provoquer; je désire plutôt l'apaiser. » C'est ainsi qu'il parle de la philosophie du doute, comme d'une divinité infernale, qu'il faut conjurer, et qui réduit tout en poussière. Il faut remarquer cependant que la grandeur et la gravité des temps antiques se retrouve dans cette idée de terreur qu'inspire l'éloquence de Carnéade et sa puissance destructive. Dans les Temps modernes, le doute n'a pas su se donner cette apparence solennelle; ses armés ont été la moquerie frivole qui, au plus, ouvre la porte au relativisme; il n'a jamais déployé, comme dans la philosophie ancienne, cette force qui frappe l'imagination, et qui nous fait voir Carnéade comme un ange exterminateur. Il ne paraît pas qu'il ait jamais écrit de livres. Sa doctrine ne fut connue, après sa mort, que par les ouvrages de Clitomaque, son disciple et son successeur. Plusieurs de ses paroles, de ses arguments, se perpétuèrent dans l'Académie, avec le souvenir de son éloquence. Il vécut quatre-vingt-dix ans, selon Cicéron et Valère-Maxime, et l'on ne sait pas bien la date de sa mort, qu'on place cependant vers la 162e olympiade. Il était fort studieux, et l'on raconte qu'il était souvent tellement enfoncé dans ses occupations, que sa servante était obligée de le faire manger. Cette servante était aussi sa maîtresse. Un jour, il la surprit avec Mentor, son principal disciple. « Carnéade ne disputa point alors sur la probabilité, ni sur l'incompréhensibilité; il prit pour une chose assurée, et qu'il comprenait fort bien, ce que ses yeux lui montraient. » Bayle s'amuse à traduire cette raillerie de Numénius, que l'on n'a jamais manqué de lancer aux Pyrrhoniens, et qui est toujours plaisante, bien qu'elle ne soit pas un argument. On rapporte que Carnéade craignait la mort, et disait souvent : « La nature a rassemblé, elle dissipera.» Ayant appris qu'Antipater le stoïque s'était empoisonné, il s'écria, en le parodiant : « Hé bien donnez-moi donc aussi du vin doux. » L'on conçoit assez que sa philosophie l'eût amené à jouir le plus longtemps possible des douceurs de la vie, et eût détruit en lui cette espèce de force assez commune chez les Anciens, qui les portait à prévenir les maux de la vieillesse par une mort volontaire. On cite de lui un mot spirituel : « Le manège est la seule chose que les jeunes princes apprennent exactement; leurs autres maîtres les flattent; ceux qui luttent avec eux se laissent tomber; mais un cheval renverse par terre tous les maladroits, sans distinction de pauvre, ni de riche, de sujet, ni de souverain. » Une autre parole fort belle de Carnéade est venue jusqu'à nous : «Si l'on savait en secret qu'un ennemi doit venir s'asseoir sur l'herbe où serait caché un aspic, il faudrait l'en avertir, quand bien même personne ne pourrait savoir que vous avez gardé le silence. » (A.). | |