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Il
est tout aussi impossible de ranger dans une seule catégorie, avec des
traits communs et caractéristiques ceux auxquels on a donné le nom de
sophistes
(de sophos = sage), que de déterminer un concept
exact et compréhensif de la sophistique. Le sophiste, pour les Anciens,
est une personne qui excelle dans un art, un chanteur, un devin, un musicien,
un poète, un philosophe et un sage, un maître de philosophie
et d'Ă©loquence, un charlatan et un imposteur. Pour HĂ©rodote,
Solon,
Pythagore
et les fondateurs des cultes dionysiaques
sont des sophistes. Cratinus
applique ce nom Ă Homère et Ă
HĂ©siode,
Ă Sophocle, Ă un joueur de cithare et Ă un
rhapsode, à ceux qui sont versés dans l'art de la musique, aux Sept
sages et aux anciens physiciens, à ceux qui enseignent les mathématiques.
Après Socrate et Platon,
qui rendent odieux les sophistes, ce nom est appliqué, par tous les philosophes,
Ă leurs adversaires. Eschine
s'en sert pour Socrate - qu'Aristophane avait déjà pris comme type du
sophiste; - Isocrate,
pour Platon; Aristote, pour Aristippe;
Timon, pour tous les dogmatiques. Dans les
temps modernes, La Harpe voit, dans les Encyclopédistes,
et Chateaubriand, dans les adversaires
du christianisme,
des sophistes. D'une façon générale, les sophistes deviennent des gens
dont le but unique et sciemment poursuivi est de donner Ă l'erreur
l'apparence de la vérité,
partant dédaignés et méprisables, et les sophismes
servent à désigner les raisonnements faux
et connus comme tels par leurs auteurs.
Philostrate, qui a écrit les Vies des sophistes, distingue une première sophistique, qui applique la rhétorique à la philosophie, après Gorgias, et une seconde sophistique, qui décrit les riches, les princes, les tyrans et a été fondée par Eschine à Rhodes; les anciens, ajoute-t-il, appelaient sophistes les orateurs et les philosophes. Dans la première sophistique, il range, sans tenir grand compte de l'ordre chronologique, Eudoxe de Cnide, l'Académicien; Léon de Byzance, disciple de Platon; Dias d'Ephèse; Carnéade, le représentant le plus autorisé de la nouvelle Académie; Philostrate l'Egyptien, Théomneste de Naucratis, Dion de Prusa, Phavorinos intermédiaire entre les sceptiques et les nouveaux académiciens; Gorgias et Protagoras, Hippias et Prodicus, Polus et Thrasymaque, Antiphon, Critias et Isocrate. Dans la seconde sophistique, Philostrate place Eschine, Nicétus de Smyrne, Isée, sophiste assyrien, Scopélianus, Denys de Milet, Lollianus d'Ephèse, qui fut chargé le premier de la chaire de sophistique à Athènes, Marcus de Byzance, Polémon de Laodicée, Secundus d'Athènes, Hérode Atticus et Théodote, Aristoclès de Pergame, Antiochus de Cilicie, Alexandre de Séleucie et Varus de Perga, Hermogène de Tarse et Philager de Cilicie, Aristide et Hadrien de Tyr, Chrestus de Byzance et Pollux de Naucratis, Pausanias de Césarée, Athénodore, Ptolémée de Naucratis, Euodianus de Smyrne, Rufus de Périnthe, Onomarchus d'Andros, Apollonios de Naucratis et Apollonius d'Athènes, Proculus de Naucratis, Phoenix de Thessalie, Damianus d'Ephèse, Antipater d'Hiérapolis, Hermocrate de Phocée et Héraclide de Lycie, Hippodromus de Thessalie et Varus de Laodicée, Quirinus de Nicomède, Philiscus de Thessalie et Aelianus de Rome, Héliodore et Aspasius de Ravenne. Cette seconde sophistique, à laquelle Croiset rattache Lucien et Maxime de Tyr, est avant tout soucieuse d'éloquence et de rhétorique. Si elle touche à la philosophie, elle se réclame de doctrines connues, scepticisme, cynisme, épicurisme et surtout platonisme, qu'elle affadit et parfois peut-être défigure, mais elle ne songe jamais à présenter un système original ou même des théories partielles qui lui soient propres. Dans la première, il faut écarter ceux qui, comme Isocrate, n'ont pas touché à la philosophie et ceux qui, comme Eudoxe, Léon de Byzance, Carnéade et Phavorinos, se rattachent à une philosophie déjà établie, pour ne conserver que les contemporains de Socrate dont l'oeuvre doit tenir une place dans l'histoire de la philosophie. Ces sophistes renoncent aux recherches physiques. Sans doute Hippias a des connaissances étendues en physique, en mathématiques et en astronomie, qu'il se plait à exposer à ses auditeurs. Mais il se vante, en le faisant, de sa mémoire extraordinaire et se borne ainsi à répéter ce qu'avaient pensé ses prédécesseurs. De même Antiphon, dans ses deux livres sur la vérité, Peri' tès alètheias, a bien pu toucher à quelques questions de physique, mais les opinions que lui attribuent Stobée, Galien et le pseudo-Plutarque viennent des penseurs antérieurs; son essai sur la quadrature du cercle, qu'Aristote donne comme une oeuvre d'amateur, montre qu'il ne s'en est pas sérieusement occupé. Prodicus, Thrasymaque, Gorgias et les autres sophistes semblent être danse même cas. Protagoras ne se contente pas de négliger l'étude de la physique, il se moque de la prétention d'Hippias à enseigner toutes les sciences, et s'il écrit un livre sur les mathématiques, on peut conjecturer qu'il avait surtout pour objet d'y combattre l'objection tirée de la valeur des propositions géométriques, indépendantes, disaient les adversaires de Protagoras, des opinions individuelles. Car il soutient, que les lignes, telles que nos sens les perçoivent, ne sont pas telles que le géomètre les considère; que, dans la réalité sensible, il n'y a pas une seule ligne absolument droite, pas une courbe absolument courbe; que le cercle ne touche pas la tangente, en un seul point; que les mouvements et les révolutions des cieux ne sont pas du tout les mêmes que les révolutions dont l'astronomie fait son étude, pas plus que les dessins qu'on fait des astres ne sont les astres eux-mêmes. On s'explique cet abandon des recherches spéculatives sur la nature, en examinant les théories des sophistes sur la connaissance. Protagoras semble se rattacher à Héraclite. Pour lui, un objet n'offre un caractère déterminé qu'en tant que, mis en rapport avec d'autres, il meut ou est mû lui-même; nous ne pouvons jamais dire d'une chose qu'elle est, mais seulement qu'elle devient. Si un objet entre en contact avec notre organisme, il en résulte pour nous une impression d'une nature spéciale, d'après laquelle nous attribuons à l'objet telle ou telle qualité déterminée. Supprimez l'action de l'objet, l'oeil devient aveugle; supprimez l'oeil, l'objet sera incolore; l'objet ne devient ce qu'il devient que par rapport au sujet percevant qui, de son côté, aperçoit différemment l'objet selon l'état où il se trouve. De là , la proposition célèbre qui résume la philosophie de Protagoras : « L'humain est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, en tant qu'elles sont, de celles qui ne sont pas en tant qu'elles ne sont pas ».Donc pas de science, mais des opinions variables selon les individus. Xéniade de Corinthe, Euthydème, et Dionysodore, d'après ce que nous en disent Sextus et Platon, suivent Protagoras, tout en introduisant, dans leur théorie de la connaissance, des éléments puisés à d'autres sources et notamment chez les Eléates. C'est aux Eléates que s'oppose et se rattache Gorgias. Dans le livre sur le non-être ou la nature, où il soutenait qu'il n'y a rien; que s'il y avait quelque chose, ce quelque chose ne pourrait être connu; que s'il pouvait être connu, on ne pourrait l'exprimer par le langage, Gorgias se servait d'une argumentation qui rappelle celle de Zénon et de Mélissus contre la multiplicité et le mouvement. Il concluait, comme Protagoras, à l'impossibilité de la science. De cette théorie de la connaissance, les sophistes tirèrent l'éristique : à toute affirmation, on peut opposer une affirmation contraire. Protagoras avait, selon Diogène Laërce, composé un traité sur l'éristique et prétendu le premier qu'il est possible, sur chaque sujet, de soutenir le pour et le contre. Et les autres sophistes, notamment Gorgias, semblent avoir procédé comme Protagoras, sans qu'on puisse cependant leur attribuer des arguments analogues au voilé, au cornu qui appartiennent à l'école de Mégare. A leurs théories spéculatives, les sophistes joignirent des théories morales. Protagoras veut faire de son disciple un bon père de famille et un citoyen vaillant. Il appelle la vertu ce qu'il y a de plus beau, et c'est dans la jouissance du beau que consiste pour lui le bien. Le mythe qui lui est attribué par Platon, et dont le fond tout au moins lui appartient, dit que les dieux ont donné à l'humain, comme moyens naturels de défense; le sens de la justice et le sentiment de l'honneur. L'instruction et la pratique doivent travailler concurremment au développement de ces germes. Mais pour que ce travail soit efficace, il faut que l'humain soit libre. Avant Aristote, Protagoras développe, dans un passage célèbre (Platon, Prot., 323), les arguments en faveur du libre arbitre et devenus classiques, que l'on tire du mérite et du démérite, de la louange et du blâme, dos récompenses et des peines. Et il en conclut que tous doivent participer à la vertu politique, sans quoi il n'y a point de Cité. Gorgias, devenu vieux, se défend d'être un professeur de vertu, mais il explique en quoi consiste la vertu de l'homme et de la femme, de l'humain libre et de l'esclave, du vieillard et du jeune ( Stoïcisme). Il proteste contre les difficultés dont la loi entoure l'admission d'un étranger au droit de cité et demande ironiquement si les premiers citoyens ont été fabriqués par des gens qui avaient déjà ce droit, comme les mortiers sont fabriqués par les fabricants de mortiers! Prodicus distingue le vouloir et le désir. Il vante, dans le mythe célèbre d'Heraclès, le prix et le bonheur de la vertu ; il décrit l'état misérable de l'âme qui s'abandonne à une vie molle et se laisse aller aux plaisirs des sens. Pour lui, la richesse n'est pas un bien par elle-même, et l'humain vicieux est malheureux d'avoir de quoi satisfaire ses passions. Hippias fait donner par Nestor des leçons de sagesse à Néoptolème. Aux lois qui changent à chaque instant et qui contraignent l'humain à faire beaucoup de choses contraires à la nature, il oppose les lois non écrites qui viennent des dieux et parmi lesquelles il place celles qui sont universellement acceptées, comme le respect des dieux et des parents. Les Grecs venus de tous les pays sont pour lui des parents, des alliés, des concitoyens selon la nature, sinon selon la loi. Lycophron déclare la noblesse un avantage purement imaginaire et demande que la loi vise la moralité et la justice personnelle, comme la protection des droits individuels. Un sophiste, qu'Aristote ne nomme pas (Pol., 1, 3, 1250 b. 20), combat l'esclavage comme une institution contraire à la nature, et Alcidamas soutient que l'opposition de l'esclave et de l'humain libre est inconnue à la nature. En matière religieuse, les sophistes sont plus encore des novateurs et des révolutionnaires. Protagoras est chassé d'Athènes pour avoir écrit qu'il ne dira des dieux ni qu'ils sont, ni qu'ils ne sont pas. Thrasymaque ne croit pas à là providence. Critias (Sextus, adv. Math., IX, 54) estime qu'un législateur ingénieux aa voulu prévenir les fautes secrètes, en parlant des dieux puissants et immortels auxquels rien n'échappe, et les a placés dans le ciel pour les rendre plus redoutables. D'autres sophistes établissent une thèse analogue, en invoquant la diversité des religions. Selon Prodicus, on a considéré comme des dieux le Soleil et la Lune, les fleuves et les sources, en général tout ce qui est utile à l'humain. Le Nil a été adoré par les Egyptiens. Chez les Grecs, le pain est devenu Déméter; le vin, Dionysos; l'eau, Poséidon; le feu, Héphaistos. Les sophistes - et c'est là ce qui explique l'extension donnée à ce nom - font à la rhétorique une place considérable. Protagoras, Hippias, Prodicus, Thrasymaque, peut-être Gorgias, avaient écrit sur des sujets de rhétorique. Tous étaient tenus pour des orateurs remarquables et d'excellents professeurs de rhétorique. Protagoras promet à ses disciples de leur enseigner à rendre plus forte la cause la plus faible. Gorgias, dit Platon, fait dans ses discours paraître petites les grandes choses et grandes les petites. Par suite les sophistes traitent des mots et sont, en une certaine mesure, les fondateurs, en Grèce, de la science du langage. Protagoras distingue les trois genres des substantifs, les temps des verbes et les diverses espèces de propositions : il recommande la correction et enseigne les moyens de l'atteindre. Prodicus fait un cours sur les synonymes; Hippias se vante de connaître la puissance des lettres et des syllabes, des rythmes et de l'harmonie. La pensée de Protagoras et de Gorgias d'après les auteurs anciens- Zeller a bien vu qu'on ne saurait historiquement accepter les différentes écoles de sophistes que distinguent Schleiermacher, Hermann, Wendt, Petersen, Brandis, Vitringa. La division qu'il propose et dans laquelle il oppose les sophistes anciens et les sophistes nouveaux, en disant que ceux-ci étaient en décadence, mais partaient des principes posés par les premiers, n'est pas suffisamment justifiée par l'étude impartiale des textes. On ne saurait davantage confondre, comme il le fait, la sophistique et le scepticisme, ni appeler les sophistes les Encyclopédistes de la Grèce, en supposant même qu'il soit possible et vrai de ranger en une seule école tous les collaborateurs, catholiques , déistes ou athées de Diderot et de d'Alembert. En fait, deux opinions diamétralement opposées demeurent en présence. Pour ceux qui s'en rapportent à Platon, les théories sophistiques sont immorales ou conduisent à l'immoralité. Pour Grote et Lewes, qui réhabilitent complètement la sophistique, Platon n'a attaqué les sophistes que parce qu'ils préparaient des citoyens à la république dont il voulait la réformation ou la transformation. Les deux opinions semblent excessives. Il est certain que des personnages estimés de leurs concitoyens, de Périclès, de Thucydide, d'Euripide, de Socrate même, qui leur envoyait des disciples se joindre à ceux qui leur venaient de toute la Grèce, ne furent pas des professeurs d'immoralité. Qu'ils aient demandé un salaire pour leurs leçons, c'est ce que personne ne songe plus à leur reprocher. Quant à leurs théories, telles que nous les avons présentées d'après les textes, elles n'offrent rien d'immoral en elles-mêmes. La formule de Protagoras - qu'on ne saurait défendre sous sa forme absolue et philosophique - demeure la règle, justifiable en bien des cas, des orateurs et des philosophes. La distinction entre les lois écrites et non écrites, entre la nature et la loi, est la condition essentielle du progrès social. Si l'on parle de conséquences immorales, on cesse de faire oeuvre historique, car en procédant ainsi, on a pu souvent rendre des philosophes ou des théologiens responsables de doctrines qu'on leur a imposées et qu'ils n'ont ni professées ni acceptées. Même on pourrait, des principes énoncés par les sophistes, tirer des théories qui seraient en accord avec celles de nos philosophes les plus soucieux de moralité ; on pourrait trouver en eux, comme l'a montré Espinas, les germes d'une morale vraiment scientifique. En résumé, la philosophie sophistique doit être uniquement cherchée chez Gorgias, Protagoras et leurs contemporains, tous antérieurs à Aristote. Elle constitue un moment important dans l'évolution de la pensée grecque, car elle établit la faiblesse des dogmatismes antérieurs ; elle déclare à ceux qui affirment tout savoir, que leur science est sans aucune valeur. Elle invite ainsi à de nouvelles recherches ; elle donne en ce sens, pour la poursuite de la vérité, de l'idéal moral et social, des indications nouvelles, parfois dangereuses, mais souvent aussi suggestives et de nature à être utilisées par les contemporains ou les successeurs, Socrate, Platon et Aristote, les mégariques, les épicuriens, les stoïciens, les sceptiques et les représentants de la nouvelle Académie. Elle n'a pas construit
de système; elle ne forme pas une philosophie et elle doit être considérée,
en définitive, - abstraction faite du rôle considérable joué par ses
représentants au milieu de leurs contemporains - comme ayant surtout servi
à ruiner le passé et à préparer l'avenir. (François
Picavet).
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