| Le hatti-chérif de Gülhané L'entrée de Rachid Pacha aux affaires amena la promulgation d'un édit pour remédier à la concussion et la conclusion de traités de commerce avec l'Angleterre, la France et l'Autriche, par lesquels l'ancien droit de douane de 3 % ad valorem fixé par les capitulations était sensiblement augmenté. Un règlement sur les quarantaines permit de restreindre le domaine dévasté par les épidémies. Abd-ul-Medjid, fils et successeur de Mahmoud, promulgue, dès son avènement, le Hatti-chérif de Gulhané (3 novembre 1839) qui pose des règles générales pour la réforme de l'administration, et établit l'égalité des ressortissants des divers cultes. Hatti-Chérif. - Le terme désigne un écrit noble, on s'utilisait dans l'empire ottoman à propos des ordonnances où le sultan avait apposé sa signature, ou qui renfermaient quelques mots de son écriture. Celui que le sultan Abdul-Medjid, proclama solennellement le 3 novembre 1839, à Gulhané (jardin du sérail), en présence de tous les hauts fonctionnaires de la Porte est sans doute le plus célèbre. Voici la traduction de l'acte de Gul-Hâné qui devait être le point de départ d'une ère nouvelle pour la Turquie : « Tout le monde sait que, dans les premiers temps de la monarchie ottomane, les préceptes glorieux du Coran et les lois de l'Empire étaient une règle toujours honorée. En conséquence l'Empire croissait en force et en grandeur, et tous les sujets, sans exception, avaient, au plus haut degré, acquis l'aisance et la prospérité. Depuis cent cinquante ans, une succession d'accidents et des causes diverses ont fait qu'on a cessé de se conformer au code sacré des lois et des règlements qui en découlent, et la force et la prospérité antérieures se sont changées en faiblesse et en appauvrissement. C'est qu'en effet un empire perd toute sa stabilité quand il cesse d'observer ses lois. Ces considérations sont sans cesse présentes à notre esprit, et, depuis le jour de notre avènement au trône, la pensée du bien publie, de l'amélioration de l'état des provinces et du soulagement des peuples, n'a cessé de l'occuper uniquement. Or, si l'on considère la position géographique des provinces ottomanes, la fertilité du sol, l'aptitude et l'intelligence des habitants, on demeurera convaincu qu'en s'appliquant à trouver les moyens efficaces, le résultat, qu'avec le secours de Dieu nous espérons atteindre, peut être obtenu dans l'espace de quelques années. Ainsi donc, plein de confiance dans le secours du Très-Haut, appuyé sur l'intercession de notre Prophète, nous jugeons convenable de chercher, par des institutions nouvelles, a procurer aux provinces qui composent l'empire ottoman le bienfait d'une bonne administration. « Ces institutions doivent principalement porter sur trois points qui sont : 1° les garanties qui assurent à nos sujets une parfaite sécurité, quant à leur vie, leur honneur et leur fortune; 2° un mode régulier d'asseoir et de prélever les impôts; 3° un mode également régulier pour la levée des soldats et la durée de leur service. Et en effet la vie et l'honneur ne sont-ils pas les biens les plus précieux qui existent? Quel homme, quelque soit l'éloignement que son caractère lui inspire pour la violence, pourra s'empêcher d'y avoir recours et de nuire par là au gouvernement et au pays, si sa vie et son honneur sont mis en danger? Si au contraire il jouit à cet égard d'une sécurité parfaite, il ne s'écartera pas des voies de la loyauté, et tous ses actes concourront au bien du gouvernement et de ses frères. S'il y a absence de sécurité à l'égard de la fortune, tout le monde reste froid à la voix du prince et de la patrie; personne ne s'occupe du progrès de la fortune publique, absorbé que l'on est par ses propres inquiétudes. Si, au contraire, le citoyen possède avec confiance ses propriétés de toute nature, alors plein d'ardeur pour ses affaires, dont il cherche à élargir le cercle afin d'étendre celui de ses jouissances, il sent chaque jour redoubler en son cour l'amour du prince et de la patrie, le dévouement à son pays. Ces sentiments deviennent en lui la source des actions les plus louables. Quant à l'assiette régulière et fixe des impôts, il est très important de régler cette matière, car l'État qui est, pour la défense de son territoire, forcé à des dépenses diverses, ne peut se procurer l'argent nécessaire pour ses armées et autres services que par les contributions levées sur ses sujets. Quoique, grâce à Dieu, ceux de notre empire soient depuis quelque temps délivrés du fléau des monopoles, regardés mal à propos autrefois comme une source de revenus, un usage funeste subsiste encore, quoiqu'il ne puisse avoir que des conséquences désastreuses; c'est celui des concessions vénales connues sous le nom d'iltizâm. Dans ce système, l'administration civile et financière d'une localité est livrée à l'arbitraire d'un seul homme, c.-à-d. quelquefois à la main de fer des passions les plus violentes et les plus cupides; car si ce fermier n'est pas bon, il n'aura d'autre soin que son propre avantage. Il est donc nécessaire que désormais chaque membre de la société ottomane soit taxé pour une quantité d'impôts déterminée en raison de sa fortune et de ses facultés, et que rien au delà ne puisse être exigé de lui. Il faut aussi que des lois spéciales fixent et limitent les dépenses de nos armées de terre et de mer. Bien que, comme nous l'avons dit, la défense du pays soit une chose importante et que ce soit un devoir pour tous les habitants de fournir des soldats à cette fin, il est devenu nécessaire d'établir des lois pour régler les continents que devra fournir chaque localité, selon les nécessités du moment, et pour réduire à quatre ou cinq ans le temps du service militaire. Car c'est à la fois faire une chose injuste et porter un coup mortel à l'agriculture et à l'industrie que de prendre, sans égard à la population respective des lieux, dans l'un plus, dans l'autre moins d'hommes qu'ils n'en peuvent fournir; de même que c'est réduire les soldats au désespoir et contribuer à la dépopulation du pays, que de les retenir soute leur vie au service. En résumé, sans les diverses lois dont on vient de voir la nécessité, il n'y a pour l'Empire ni force, ni richesse, ni tranquillité; il doit au contraire les attendre de l'existence de ses lois nouvelles. « C'est pourquoi désormais la cause de tout prévenu sera jugée publiquement, conformément à notre loi divine, après enquête et examen, et, tant qu'un jugement ne sera point intervenu, personne ne pourra, secrètement ou publiquement, faire périr une autre personne par le poison ou par tout autre supplice. Il ne sera permis à personne de porter atteinte à l'honneur de qui que ce soit. - Chacun possédera ses propriétés de toute nature et en disposera avec la plus entière liberté, sans que personne puisse y porter obstacle; ainsi, par exemple, les héritiers innocents d'un criminel ne seront point privés de leurs droits légaux et les biens du criminel ne seront point confisqués. - Ces concessions impériales s'étendent à tous nos sujets, de quelque religion ou secte qu'ils puissent être, ils en jouiront sans exception. Une sécurité parfaite est donc accordée par nous aux habitants de l'Empire, dans leur vie, leur honneur et leur fortune, ainsi que l'exige le texte sacré de notre loi. Quant aux autres points, comme ils doivent être réglés par le concours d'opinions éclairées, notre conseil de justice (augmenté de nouveaux membres autant qu'il sera nécessaire), auquel se réuniront à certains jours que nous déterminerons nos ministres et les notables du l'Empire, s'assemblera à l'effet d'établir des lois réglementaires sur ces points, de la sécurité, de la vie et de la fortune et sur celui de l'assiette des impôts. Chacun, dans ces assemblées, exposera librement ses idées et donnera son avis. Les lois concernant la régularisation du service militaire seront débattues au conseil militaire, tenant séance au palais du Seraskier. Dès qu'une loi sera finie, pour être à jamais valable, elle nous sera présentée; nous l'ornerons de notre sanction, que nous écrirons de notre main impériale. Comme ces présentes institutions n'ont pour but que de faire refleurir la religion, le gouvernement, la nation et l'Empire, nous nous engageons à ne rien faire qui y soit contraire. En gage de notre promesse, nous voulons après les avoir déposées dans la salle qui renferme le manteau glorieux du Prophète, en présence de tous les ulémas et des grands de l'Empire, faire serment, par le nom de Dieu et faire jurer ensuite les ulémas et les grands de l'Empire. Après cela celui d'entre les ulémas ou grands de l'Empire, ou tout autre personne que ce soit, qui violerait ces institutions, subira, sans qu'on ait égard au rang, à la considération et au crédit de personne, la peine correspondante à sa faute bien constatée. Un code pénal sera rédigé à cet effet. Comme tous les fonctionnaires de l'Empire reçoivent aujourd'hui un traitement convenable, et qu'on régularisera les appointements de ceux dont les fonctions ne seraient pas encore suffisamment rétribuées, une loi rigoureuse sera portée contre le trafic de la faveur et des charges (richvet) que la loi divine réprouve, et qui est une des principales causes de la décadence de l'Empire. Les dispositions ci-dessus arrêtées étant une altération et rénovation complète des anciens usages, ce rescrit impérial sera publié à Istanbul et dans tous les lieux de notre Empire et devra être communiqué officiellement à tous les ambassadeurs des puissances amies résidant à Istanbul, pour qu'ils soient témoins de l'octroi de ces institutions qui, s'il plaît à Dieu, dureront à jamais. » Puis parut un règlement créant un conseil chargé d'élaborer les nouvelles lois, et un recueil de lois pénales qui interdisait l'application de la peine de mort sans formalités judiciaires, dont les autorités administratives et politiques avaient abusé jusqu'alors, et défendait la confiscation et l'usurpation des biens des particuliers. Une réaction suivit la destitution de Réchid Pacha; la perception des revenus fut rendue aux chefs militaires, les percepteurs supprimés (février 1842). Néanmoins le ministère de Riza Pacha reprit l'oeuvre des réformes, organisa l'armée (6 septembre 1843) par la conscription de soldats réguliers (cinq ans service actif; sept ans réserve), démonétisa l'ancien numéraire qu'on remplaça par des medjidiés établis sur la base du titre européen, et créa les écoles laïques. Le grand vizir Méhémet-Ali, beau-père du sultan, fait signer le firman du 28 novembre 1852 sur l'administration des provinces, qui supprime l'affermage des impôts, place sous l'autorité du gouverneur général les divers agents de la police, établit en matière criminelle la poursuite d'office par la désignation d'un représentant de l'autorité chargé de jouer le rôle du plaignant exigé par la procédure, interdit d'appliquer la torture aux accusés. L'organisation militaire de 1843 commença à produire son effet pendant la guerre d'Orient (1854) qui montra que la Turquie possédait des généraux et des soldats, s'il lui manquait des officiers subalternes et des sous-officiers capables et instruits. Le Hatti-Hûmayum Les préliminaires de paix rappelèrent au gouvernement ottoman les engagements qu'il avait pris à Gulhané. Le Hatti-humayoum (18 février 1856) essaya de répondre aux désirs exprimés par les puissances européennes. Il reconnaît formellement l'égalité devant la loi et l'impôt, la sécurité des particuliers, le respect de la propriété, l'admission de tous aux emplois publics et au service militaire (ce dernier point ne fut réalisé en pratique que dans des limites fort restreintes), la liberté des cultes; il prescrit la perception directe de l'impôt par l'État, l'égalité des témoignages en justice, l'institution de tribunaux mixtes pour toutes les causes où une partie est étrangère, la suppression, dans les actes officiels, de toute appellation injurieuse pour les non musulmans. Le congrès de Paris (30 mars 1856) se borna à constater « la haute valeur de la communication » qui lui fut faite de cet acte. Les années qui suivirent furent marquées par la constitution de conseils civils dans le sein des communautés grecque-orthodoxe, arménienne-grégorienne et israélite, et par la loi sur les vilayets (1864) qui divisa les gouvernements en sandjaks, cazas et communes, avec des conseils d'administration et des tribunaux civils et criminels élus par listes, avec triage opéré par les soins de l'administration. Le 18 juin 1867, les étrangers sont autorisés à posséder des propriétés territoriales, à la condition que celles-ci resteront en tout soumises aux lois du pays. Le 1er septembre 1868, on inaugure le lycée turc-français de Galata-Séraï destiné à donner l'enseignement secondaire à des enfants de cultes différents. La création d'un conseil d'État et d'une haute cour de justice chargée de prononcer sur la cassation des jugements qui lui étaient soumis, fut destinée à assurer le fonctionnement des rouages qui se perfectionnaient. La loi sur la nationalité ottomane (19 février 1869) définit les conditions auxquelles celle-ci s'acquiert et se perd et met fin aux abus qu'avait engendrés l'empressement des nationaux à se soustraire à leurs autorités naturelles en se faisant naturaliser à l'étranger; elle exige pour cela l'autorisation préalable de la Sublime-Porte. Une commission de jurisconsultes rédige un code civil applicable aux obligations et aux contrats (1869-76). La constitution ottomane de Midhat Pacha (23 décembre 1876), qui marque le début du règne du sultan Abd-ul-Hamid II, continue l'impulsion donnée aux réformes, par les actes de ses prédécesseurs. Elle établit deux corps délibérants, un Sénat et une Chambre des députés, chargés de coopérer avec le souverain pour la confection des lois. En pratique, les effets politiques de la Constitution ont été dès le départ virtuellement suspendus. Néanmoins son impulsion s'est fait notablement sentir dans l'administration de la justice, car les années suivantes virent l'établissement d'un ministère public suivant des principes empruntés au droit français (25 juin 1879), d'une procédure pénale à trois degrés, sans assistance du jury, d'un règlement sur l'exécution des jugements qui attribue celle-ci à l'autorité judiciaire elle-même par la suppression du kitabet de la Sublime-Porte. Enfin des réformes financières relevèrent le crédit de l'empire ottoman, ruiné par la suspension des paiements en 1873; une administration internationale de la Dette publique (décret du 28 moharrem 1299 / 20 décembre 1881) fut chargée de percevoir certaines contributions publiques qui lui furent abandonnées (sel, spiritueux, timbre, pêcheries et soies) et d'assurer un revenu (de l'ordre de 1%) aux porteurs (bondholders) de titres de la dette extérieure, réduite de plus de moitié. La création d'une régie coïntéressée des tabacs (février 1882), la jonction des lignes de chemins de fer de Roumélie avec les lignes européennes et l'extension du réseau d'Anatolie sont parmi les mesures financières les plus remarquables de la fin du XIXe siècle. (Cl. Huart). | |