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La France ,
qui paraissait ruinée et épuisée par les troubles de la Fronde
et par la guerre contre l'Espagne ,
se releva beaucoup plus vite que les autres Etats de l'Europe
continentale. Tout en conservant d'abord la paix avec ses voisins, Louis
XIV se plut à leur faire sentir sa suprématie. Il humilia le roi
d'Espagne Philippe IV et le pape Alexandre
VII qui avaient voulu contester à ses ambassadeurs des privilèges
de préséance (1661). Il affecta de se déclarer le protecteur de la chrétienté
en envoyant une armée au secours de l'empereur Léopold, un des ennemis
naturels de la France, alors gravement menacé par les Turcs.
On ne manqua pas d'exagérer beaucoup à la cour la part sans doute honorable
que prirent 6000 Français à la victoire de Saint-Gothard, qui sauva Vienne .
Dans le même temps, le roi rachetait Dunkerque
aux Anglais (1662) et, sur-le-champ,
employait toute une armée d'ouvriers aux travaux des fortifications et
du port. Richelieu, en temps de paix, n'entretenait
guère qu'une dizaine de mille hommes sous les armes. Louis XIV en eut
60,000. Aucune puissance ne pouvait faire
un tel effort. Aussi toutes attendaient avec inquiétude le moment où
le jeune roi mettrait en oeuvre ses ressources en hommes et en argent.
-
Louis
XIV (détail du tableau de Rigaud).
La Suède
et les princes allemands de la ligue du Rhin restaient à la solde du gouvernement
français plutôt comme mercenaires que comme alliés. La Hollande ,
malgré une guerre de tarifs, et l'Espagne
s'épuisaient en protestations d'amitié, l'une parce que son gouvernement
était essentiellement pacifique, l'autre par conscience de sa faiblesse.
Louis XIV avait déjà résolu de démembrer la monarchie
espagnole lorsque la guerre de la Hollande et de l'Angleterre
(1674-1667) vint à la fois retarder ses projets et favoriser sa politique
générale. Allié des Pays-Bas ,
il s'excusa sur le dépérissement de sa marine pour ne les défendre que
sur terre contre l'évêque de Munster. Quant à sa flotte, déjà en partie
reconstituée, il l'avait envoyée, dans la Méditerranée ,
châtier les pirates barbaresques. Pendant que la marine anglaise et la
marine hollandaise se ruinaient réciproquement, il faisait construire
à la fois soixante grands bâtiments, s'apprêtant à recueillir ce double
héritage.
Toutefois, il mit tous ses soins à maintenir
la guerre anglo-hollandaise dans ses premières limites, afin de ne pas
diviser de nouveau l'Europe
en deux ligues générales, ce qui l'eût gêné dans ses revendications
particulières. Arrivé à son but grâce à l'habileté de Lionne, dès
que fut mort son beau-père Philippe IV
(1665), il invoqua contre son beau-frère Charles
II, roi d'Espagne, la coutume civile des Pays-Bas méridionaux qui
dans une succession donnait la préférence à la soeur née d'un premier
mariage du père (c'était le cas de Marie-Thérèse, sa femme) sur le
frère issu d'un second mariage (c'était le cas de Charles II). Ce droit
de Dévolution ne pouvait évidemment s'appliquer à une souveraineté
politique, à un domaine d'Etat, et Louis XIV a reconnu lui-même plus
tard qu'il fut poussé à la guerre par le désir de s'agrandir, par l'impatience
belliqueuse de sa noblesse, plutôt que par la nécessité de revendiquer
les « droits de la reine ». Il avait la meilleure armée et les plus
grands généraux de l'Europe. Il marcha en personne à la tête de 35,000
hommes contre les Pays-Bas espagnols qui n'avaient qu'une garnison totale
de 8000 hommes, non soldés.
Lille
ne soutint le siège que pendant neuf jours. Les autres villes de Flandre
ou de Hainaut
ne se défendirent même pas (mai-septembre 1667). Ce fut une prise de
possession plutôt qu'une conquête. Bientôt, on apprit que le roi faisait
de nouveaux préparatifs plus considérables que pour la première campagne,
pendant la saison même où l'usage constant était de faire entrer les
troupes dans leurs quartiers d'hiver. L'orage allait-il tomber sur l'Allemagne ?
Sur l'Italie ?
Plus prudent, le roi ne songeait qu'à la Franche-Comté
alors espagnole, complément supposé naturel de la Bourgogne ,
dont le grand Condé, rentré en grâce, avait
le gouvernement. Philippe IV avait abandonné la Franche-Comté à ses
propres forces, non seulement par impuissance, mais surtout parce que cette
province, très attachée à ses coutumes et privilèges et horriblement
traitée par les Suédois alliés à la France
sous Louis XIII, avait plusieurs fois arrêté
d'elle-même l'invasion française. Mais, devant l'immense supériorité
de Louis XIV, toute idée de résistance devait
s'évanouir.
-
Lettre de
Louis XIV au comte d'Estrades
Ambassadeur du roi
en Angleterre
25
janvier 1662.
« Monsieur
le comte d'Estrades, j'ai reçu, par le courrier extraordinaire que vous
m'avez envoyé, votre lettre du 20 janvier. Ce que j'ai remarqué dans
la teneur de votre dépêche, c'est que le roi mon frère et ceux dont
il prend conseil ne me connaissent pas encore bien, quand ils prennent
avec moi des voies de hauteur et d'une certaine fermeté qui sent la menace.
Je ne connais puissance sous le ciel qui soit capable de me faire avancer
un pas par un chemin de cette sorte, et il me peut bien arriver du mal,
mais non pas une impression de crainte. Je pensais avoir gagné dans le
monde qu'on eût un peu meilleure opinion de moi; mais je me console en
ce que peut-être n'est-ce qu'à Londres qu'on fait de si faux jugements
: c'est à moi à faire par ma conduite qu'ils ne demeurent pas longtemps
en de semblables erreurs.
Je
suis assuré qu'à Madrid, ni en autre lieu de la terre, il ne serait pas
sorti de la bouche d'un ministre, parlant à mon ambassadeur, ce que le
chancelier Hyde a bien voulu vous dire. Cependant je prétends mettre bientôt
mes forces de mer en tel état que les Anglais tiendront à grâce que
je veuille bien alors entendre à quelques tempéraments, touchant un
droit
qui m'est dû plus légitimement qu'à eux. Le roi d'Angleterre et son
chancelier peuvent bien voir à peu près quelles sont mes forces, mais
ils ne voient pas mon coeur; mais moi, qui sens et connais l'un et l'autre,
je désire que, pour toute réponse à une déclaration si hautaine, ils
sachent par votre bouche, au retour de ce courrier, que je ne demande ni
ne recherche d'accommodement en l'affaire du pavillon, parce que je saurai
bien soutenir mon droit, quoi qu'il en puisse arriver; et que, pour ce
qui est de la garantie de la pêche, j'en userai comme il me plaira, sans
aucune relation à l'autre affaire du pavillon, parce que je saurai bien
soutenir mon droit, et suivant que je l'estimerai juste, et que je trouverai
le droit des Hollandais bien ou mal fondé. Je ne veux pas même que vous
les éclaircissiez, savoir si je suis engagé ou non à la dite garantie,
quoique à vous (pour votre information particulière, qui ne doit point
aller jusqu'à eux, puisqu'ils tiennent avec moi un si mauvais procédé)
je veuille bien vous dire que je n'ai encore là -dessus aucun engagement
avec les Hollandais.
Avec
des princes comme moi, qui regardent l'honneur et visent à la gloire préférablement
à toute sorte de considérations, il y avait de meilleurs chemins à prendre
pour le chancelier, s'il voulait parvenir à sa fin. Les affaires se font
ou se ruinent souvent par la bonne ou mauvaise manière de les porter;
et en celle-ci, je vous avoue que je ne sais pas moi-même ce qui serait
arrivé de la garantie de la pêche dont les Hollandais me pressent, si,
au lieu de me parler avec la hauteur qu'a fait le chancelier, il vous avait
dit bonnement qu'il fallait en toute façon empêcher que vos maîtres
ne se brouillassent ensemble; qu'en même temps il eût proposé des expédients
pour éviter les ruptures que peut causer le différend du pavillon, et
qu'ensuite il eût témoigné que le roi son maître espérait de l'amitié
dont je l'avais tant fait assurer que je ne voudrais pas lui donner le
déplaisir de me voir engager avec les Hollandais une garantie que l'Angleterre
ne peut souffrir sans préjudice : c'était presque la même chose en des
termes plus civils; et je doute que j'eusse pu me défendre : mais de la
hauteur qu'il l'a pris, je crois que la première chose que je ferai sera
d'entrer dans l'engagement sur lequel je vois qu'on me menace.
Je
ne doute pas qu'après ce coup le chancelier ne vous représente maintenant
les inconvénients de cette résolution, si je m'y porte, et qu'en traitant
il n'exagère le salut ou la perte du Portugal, dont ils sont sur le point
d'abandonner les intérêts, de rompre le mariage, et, au besoin, de se
joindre au Roi Catholique pour l'aider à cette conquête.
Je
crois que tout cela peut facilement arriver, et je vois aussi bien qu'eux
l'intérêt que j'ai qu'il n'arrive pas; et cependant tout cela ne m'est
rien à l'égard d'un point d'honneur où je croirais la réputation de
ma couronne tant soit peu blessée; car, en pareils cas, bien loin de me
soucier ni me mettre en peine de tout ce qui peut arriver des États d'autrui
comme du Portugal, je serai toujours prêt de hasarder les miens propres
plutôt que de commettre la moindre faiblesse qui ternît la gloire où
je vise en toutes choses.
Le
chancelier s'est donc fort mécompté en mon opinion, et je veux dire ainsi
que, quelque suite que cette affaire ait, il ne se mécomptera pas peut-être
moins en ses mesures; car s'il en faut venir à des extrémités avec son
maître pour un point d'honneur, j'espère, sans menacer personne, mettre
les affaires en état que mon parti, pour parler modestement, ne sera pas
le plus faible. Je dis même quand je serais seul à le soutenir, quoique
j'aie d'ailleurs tout sujet de croire qu'en un besoin je serai assez secondé
de divers endroits dont le roi d'Angleterre se doute le moins.
Aussitôt
que j'ai vu votre dépêche, j'ai donné incessamment des ordres pour mettre
ma flotte en état qu'elle n'ait pas beaucoup à craindre, et je crois
pouvoir dire avec vérité que, quand il lui arriverait un malheur, ce
serait peut-être la plus mauvaise affaire en toutes façons que le roi
d'Angleterre eût pu s'attirer sur les bras. Il en sera après cela ce
qu'il plaira à Dieu. Il me suffira de n'avoir rien fait de bas, ni que
je puisse me reprocher. »
(Louis
XIV).
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Des conquêtes aussi importantes, faites
aussi rapidement, stupéfièrent l'Europe. La Hollande
s'empressa de signer avec l'Angleterre
la paix de Bréda ;
l'Angleterre s'interposa entre l'Espagne
et le Portugal ,
en guerre depuis vingt-huit ans, et le traité fut conclu malgré Louis
XIV, envers qui le Portugal s'était engagé à ne pas faire de paix séparée.
Plusieurs princes allemands pensionnaires de la France, entre autres le
grand-électeur de Brandebourg ,
envoyèrent offrir leurs secours à Léopold. La Suède elle-même se sépara
de Louis XIV, espérant obtenir de la Hollande des subsides plus considérables.
Bref, trois Etats protestants, Hollande, Angleterre et Suède, s'armèrent
et se concertèrent (Triple Alliance) pour défendre le roi très catholique
contre le roi très chrétien : curieux événement, qui montre la distance
parcourue depuis le XVIe siècle et même
depuis la guerre de Trente Ans. Mais
Louis XIV s'était subordonné secrètement Charles
II d'Angleterre, en lui promettant l'argent que son Parlement lui refusait,
et dont il comptait se servir pour corrompre ce Parlement même et rétablir,
malgré l'opinion anglaise, le pouvoir absolu. Quant à Léopold, il fut
apaisé par un traité éventuel de partage de toute la monarchie espagnole
que Louis XIV lui faisait proposer et qui était tout a son avantage. Aussi
abandonna-t-il l'intérêt de l'équilibre européen pour le sien propre.
La Triple Alliance se rompit comme d'elle-même
par suite de la rapidité des négociations de la France avec l'Espagne,
et de la modération relative du vainqueur : au traité d'Aix-la-Chapelle
(1668), il restitua la Franche-Comté et garda dans les Pays-Bas la Flandre
dite française: Lille, Douai (conservées par la France), Charleroi ,
Ath ,
Tournai, Audenarde, Courtrai ,
Furnes
(actuellement en Belgique ).
Les Hollandais
avaient espéré que Louis XIV préférérait
la Franche-Comté. Ils se crurent avec raison menacés par l'établissement
si voisin de la puissance française. Beaucoup plus que leur orgueil national
- dont on a tort exagéré les démonstrations - leur suprématie
commerciale et leur esprit républicain et protestant ne pouvaient qu'irriter
au vif le roi de France : chose presque
unique, contre la Hollande, Colbert et Louvois
étaient d'accord. Mais Louvois était le plus zélé :
«
Le véritable moyen de parvenir à la conquête des Pays-Bas espagnols
est d'abaisser les Hollandais, de les anéantir s'il est possible. »
Le grand pensionnaire de Hollande ,
Jean de Witt, avait répondu aux tarifs protecteurs de 1667 de la France
par les tarifs presque prohibitifs de 1670. Tout en essayant de maintenir
la subordination de l'armée et du stathoudérat au pouvoir civil, il fit
tous ses efforts auprès des sept Etats pour fortifier L'armée de terre,
trop longtemps négligée, depuis 1650, pendant la longue minorité du
stathouder Guillaume d'Orange.
De son côté, Louis XIV, par ses promesses et par ses subsides, achète,
contre la Hollande, le roi d'Angleterre
et le roi de Suède; il prend à sa solde quelques princes allemands, entre
autres l'évêque de Munster, l'ennemi implacable des Hollandais. L'empereur,
occupé par les Hongrois, promet la neutralité.
Ces succès diplomatiques terminèrent,
en 1671, la carrière de Lionne, auquel succéda pour les affaires « du
dehors », Simon Arnauld, marquis de Pomponne. Henriette
d'Angleterre, soeur de Charles II
et belle-soeur de Louis XIV, comme duchesse
d'Orléans, avait servi d'intermédiaire pour le très secret traité de
Douvres, par lequel on peut dire, sans exagération, que le roi d'Angleterre
se vendait au roi de France. Quand toutes les trames furent terminées,
une armée de 122,000 hommes, dont 80,000
de marche, se jeta tout à coup sur la Hollande à travers l'évêché
de Liège. Ce fut « un coup de foudre dans un ciel serein». Louis XIV
commandait en personne avec Louvois pour administrer,
Condé et Turenne pour
commander les opérations militaires, Vauban pour
diriger les sièges.
La flotte anglo-française vint bloquer
les côtes de la Hollande .
Ses 25,000 soldats, peu exercés, ses forteresses
mal entretenues, en un mot, son état militaire trop longtemps sacrifié
à la crainte d'un despotisme possible et à de fausses idées d'économie,
n'étaient pas capables d'une longue résistance. Le peuple furieux contre
le parti républicain, excité d'ailleurs par les agents du prince d'Orange,
massacra Jean et Cornelius de Witt, et, malgré l'édit perpétuel de 1672,
Guillaume d'Orange reçut comme
stathouder un pouvoir dictatorial. Il avait
vingt-deux ans. Ce fut l'ennemi le plus acharné, le plus perspicace de
la politique de Louis XIV, le chef de toutes les coalitions qui se formèrent
contre lui. Cependant l'armée du grand roi, laissant derrière elle Maastricht,
occupait la Gueldre ,
la province d'Utrecht ,
l'Over-Yssel, et campait à quatre lieues d'Amsterdam .
Les riches songeaient à s'embarquer pour Batavia (Jakarta)
avec leur or, lorsqu'on apprit tout à coup que la guerre se ralentissait.
Sur le conseil de Louvois,
au lieu de surprendre Amsterdam, l'armée française était dispersée
en une foule de petites garnisons. Les Etats-Généraux prescrivirent la
rupture des digues qui préservent le sol de la Hollande contre le flux
marin. Ce moyen désespéré avait autrefois réussi contre le duc
d'Albe. Il fit aussi reculer le grand roi. Bientôt l'amiral Ruyter,
vainqueur sur mer des Anglo-Français, vint ranger sa flotte triomphante
dans les plaines inondées d'Amsterdam. L'Europe ,
d'abord déconcertée, reprit courage en apprenant que les Hollandais ne
s'abandonnaient pas eux-mêmes. Léopold, sur les instances des princes
allemands, surtout du grand-électeur, le Danemark ,
la Lorraine ,
l'archevêque de Cologne
et l'évêque de Munster lui-même, se déclarèrent pour la Hollande,
ou promirent la neutralité (1672 à 1674). En février 1674, Charles
II fut contraint par son Parlement de signer la paix avec les Hollandais,
mais non à se tourner contre celui dont il avait fait son maître. Cependant,
Louis XIV avait été forcé de faire revenir
son armée de la Hollande dans les Pays-Bas espagnols pour conserver ses
communications avec la France.
L'Espagne
épuisa ses dernières ressources pour lever une armée. Ce fut encore
elle qui supporta tout le poids de la guerre : non seulement, le pays belge
fut occupé, mais Louis XIV s'empara une seconde fois de la Franche-Comté
(mai-juin 1674). Enfin, par une faveur inattendue de la fortune, c'est
le moment que choisirent Messine et presque toute la Sicile
pour secouer le joug de l'Espagne et proclamer roi Louis XIV. Pendant cette
guerre continentale et maritime, les armées françaises furent presque
constamment victorieuses. Aux Pays-Bas ,
Condé, plus faible de 20,000
hommes, livra au stathouder cette furieuse bataille de Senef (11 août
1674) qui rappela trop celle de Fribourg : il l'emporta, mais ne put retirer
aucun fruit de cette sanglante victoire. Sur le Rhin, Turenne
« croissait d'audace en vieillissant » (Bonaparte); avec une petite armée,
il tenait en échec tout l'Empire. Deux fois il chassa les impériaux de
l'Alsace ;
deux fois, il pénétra dans la région de la Forêt-Noire .
L'électeur palatin s'étant ligué secrètement
avec l'empereur, Louvois fit procéder à l'incendie et à la dévastation
du Palatinat, avec L'intention avouée de donner à la France
un désert pour frontière. Turenne fut tué l'année suivante à Salzbach
(27 juillet 1675) au moment de livrer à Montecuculli une bataille décisive;
Condé, perclus de la goutte, sortit de son domaine de Chantilly
pour chasser de nouveau les Impériaux de l'Alsace, mais ce fut sa dernière
campagne. Créqui, vainqueur de Charles V de Lorraine,
garda victorieusement le Rhin. Dans les Pays-Bas espagnols, Condé, Bouchain,
Valenciennes, Cambrai,
Gand, Ypres,
succombèrent. Sur mer, l'amiral Duquesne envoyé
au secours de Messine, après une rencontre indécise près des îles Stromboli,
tint tête à la flotte hispano-hollandaise en vue de l'Etna; les alliés
perdirent 12 vaisseaux, 6 galères, 7000 hommes, 700 canons et, perte irréparable,
un chef comme Ruyter (1676). Une seconde victoire, en vue de Palerme, donna
la Sicile
à la France (juin 1676); mais cette île fut vite reperdue par l'incapacité
et les vexations du vice-roi français et de son entourage. Dans les Antilles ,
le comte d'Estrées prenait aux Hollandais Tobago
et le territoire de Cayenne .
Cependant la France s'épuisait en hommes
et en argent. L'équilibre financier rétabli par Colbert
périclitait. La Hollande, d'autre part, sûre de son indépendance, redoutait
de voir la conquête française s'étendre à tous les Pays-Bas
espagnols. Les Hongrois menaçaient l'Autriche .
Enfin, l'Angleterre ,
malgré Charles II, se préparait
à passer de la neutralité à l'hostilité ouverte. Ces circonstances
facilitèrent la paix signée à Nimègue (1678) entre Louis
XIV et les Etats-Généraux de Hollande, paix à laquelle accédèrent
successivement les autres coalisés, le Brandebourg
en dernier lieu (Ã Saint Germain ,
1679). La Hollande ne perdit rien de son territoire, et obtint l'abolition
du tarif de 1667. L'Espagne
céda à la France
la Franche-Comté, Aire et Saint-Omer,
Valenciennes, Bouchain, Condé, Cambrai, Ypres, Poperinghe, Bailleul, Cassel,
Bavay, Maubeuge. L'empereur, en échange
de Philippsbourg, céda Vieux-Brisachet Fribourg
(en Brisgau). L'électeur de Brandebourg et son allié le Danemark durent
restituer à la Suède ,
fidèle alliée de la France, tout ce qu'ils lui avaient pris. La France,
sortie plus puissante d'une lutte inégale (nec pluribus impar),
paraissait récompensée de ses fautes.
Un roi sage eût senti que l'Europe ne
pouvait rester malgré elle soumise à une telle fortune; pour la lui faire
supporter, la modération la plus scrupuleuse était nécessaire. Tout
au contraire, Louis XIV fut enivré de sa gloire, surnommé le Grand
par l'Hôtel de Ville de Paris, adoré
en effigie sur la place des Victoires,
par le duc de La Feuillade comme l'avaient été autrefois les empereurs
romains.
Il
« sembla rechercher les moyens de se précipiter, avec la France, du haut
de cette grandeur, en contraignant l'Europe de se délivrer de lui. La
France devait à son unité et à la toute-puissance de son gouvernement
cette force militaire qui avait triomphé de tous les obstacles. Mais elle
allait bientôt payer cher cette domination absolue d'un homme qui ne la
sauvait dans la guerre que pour la ruiner dans la paix [...]. Une gloire
éclatante et alors sans rivale, les flatteries les plus ingénieuses et
les plus séduisantes qui eussent jamais entouré un souverain, l'ivresse
même du plaisir facile et continuel ébranlèrent par degrés cette raison
sur laquelle reposait, sans autre appui, la destinée de la France. »
(Prévost-Paradol).
En 1681, les revenus n'atteignent que 90 millions,
et le roi en dépense 134, principalement pour les « folies » de Versailles
et de Marly .
Colbert meurt désespéré (1683) : Louvois
partage sa succession ministérielle avec le contrôleur général Claude
Le Peletier, « honnête homme court de génie » (Saint-Simon).
La même année, Louis XIV perdit Marie-Thérèse
« C'est le seul chagrin qu'elle m'ait jamais causé », déclara froidement
le roi. Les deux premières favorites en titre, Louise de La Vallière
et Mme de Montespan n'avaient eu d'action que sur ses sens; Mme
de Maintenon, qui avait mieux su « se ménager » par une « conduite
irréprochable », réussit à se faire épouser secrètement, un an après
la mort de la reine, dans la chapelle de
Versailles. La conduite privée du roi, dans la dernière moitié de son
règne, devint du moins régulière et décente.
Au dehors, Louis XIV considéra sa supériorité
comme tellement incontestée qu'il n'hésita pas à donner un exemple,
jusqu'alors inconnu, de conquêtes à main armée en pleine paix, contrairement
à tous les principes du droit des gens. Il s'attribua le droit de faire
interpréter, les traités qu'il avait signés par des tribunaux français
d'exception, nommés chambres de réunion, puis il réunit par la force
les villes ou territoires qui lui étaient adjugés, Luxembourg ,
Strasbourg, etc. En même temps (et quoiqu'il
traitât en secret avec la Turquie
contre l'Autriche
pour se venger de l'essai de ligue tenté à La Haye ),
le roi de France envoyait Duquesne contre
Tripoli (1681), contre Alger
(1682-1683), et le comte d'Estrées contre Tunis
(1684). C'est devant Alger que le marin Petit-Renaud essaya pour la première
fois, avec succès, les galiotes à bombes. Les Barbaresques qui avaient
en coutume jusqu'alors de vendre la paix à tous les Etats, même à la
France, se virent contraints de l'acheter, de restituer leurs prises et
leurs esclaves chrétiens. Gênes avait ouvertement
préféré le protectorat de l'Espagne
à celui de la France .
On accusait quelques-uns de ses marchands d'avoir vendu de la poudre aux
Algériens. Louis XIV l'aurait écrasée dans ses palais de marbre si le
doge lui-même ne fût venu demander grâce à Versailles.
Il acheta Casal ,
la porte de l'Italie ;
il bâtit Huningue, celle du Rhin supérieur. Il intervint dans l'Empire
et prétendit faire, de son autorité supérieure, un archevêque de Cologne .
Depuis 1685, il réclame au nom de sa belle-soeur, duchesse d'Orléans;
une partie du Palatinat, en invoquant dans cette affaire, comme dans celle
de Flandre ,
le droit civil contre le droit public.
L'absolutisme
de Louis XIV s'était dès le début étendu
au domaine de la conscience : là encore, il semble vouloir justifier la
célèbre devise nec pluribus impar. Car ses attaques sont tour
à tour dirigées contre le Jansénisme,
contre le Saint-siège
et contre le Protestantisme. De 1664
à 1667 une première persécution ferma les écoles des Jansénistes et
dispersa les religieuses de Port-Royal; Clément
IX eut le mérite d'y mettre un terme en modifiant, de façon à la
leur rendre acceptable, la déclaration imposée aux Jansénistes. Contre
Innocent XI, Louis XIV soutint par les armes
les funestes abus du droit d'asile dont jouissaient les hôtels des ambassadeurs
à Rome, et auxquels toutes les autres puissances
avaient aisément consenti à renoncer. Deux déclarations royales (1673-1675)
étendirent le droit de régale à tous les diocèses du royaume, malgré
l'usage contraire des provinces de Guyenne ,
Languedoc
et Dauphiné ,
et malgré les protestations des évêques d'Aleth
et de Pamiers .
L'assemblée du clergé de 1680, l'assemblée
extraordinaire de 1681 se prononcèrent pour le roi, tout en lui demandant
d'apporter quelque modération à l'exercice de son droit, et en le suppliant,
par la voix de Bossuet, de « tout supporter
plutôt que de rompre avec l'Eglise romaine ».
L'édit royal du 14 janvier 1682, qui réglementait la régale, n'en fut
pas moins repoussé par Innocent XI qui cassa
les décisions de l'Assemblée. C'est alors que fut signée la célèbre
Déclaration du clergé gallican sur la puissance ecclésiastique
(1682) qui dans ses quatre articles proclamait l'indépendance temporelle
et politique du roi à l'égard du Saint-siège et de l'Eglise, se référait
aux décisions du concile de Constance ,
affirmait les « règles, moeurs et constitutions » (et non les libertés)
de l'Eglise de France et proclamait la supériorité des conciles universels
en matière de foi. Un vague compromis, sous Innocent
XII, termina la lutte; mais aucun acte ne vint abroger la déclaration
de 1682, qui n'avait soustrait le clergé de France à l'omnipotence pontificale
que pour le livrer à l'omnipotence royale. Trois ans après, Louis XIV
révoquait l'édit de Nantes.
Cette faute et cette injustice énorme
qui d'ailleurs avait été préparée et annoncée de longue date et se
trouvait parfaitement dans la logique du règne, combla la mesure et tira
l'Europe
de sa torpeur. Une première et courte ligue, sur laquelle l'Espagne
avait trop compté, avait été dissoute par la trêve de Ratisbonne
(1684). Guillaume d'Orange n'eut pas de difficulté à former cette fois,
à Augsbourg, une coalition formidable
avec l'Espagne, la Suède, l'empereur, l'Empire, la Savoie, les princes
italiens et le pape lui-même (1686). Trahie par Jacques
II, l'Angleterre seule manquait à l'Europe. Guillaume d'Orange chassa
Jacques Il en 1688 et devint roi d'Angleterre sous le nom de Guillaume
III; l'Europe fut au complet contre le roi de France.
Toujours préoccupé de l'effet,Louis
XIV voulut ôter aux coalisés d'Augsbourg l'honneur de lui déclarer
la guerre il prit les devants. Il fit tous ses efforts pour rétablir son
allié Jacques Il. Il lui donna une flotte et une armée pour soulever
l'Irlande ,
qui était demeurée très catholique.
L'expédition réussit, mais les Protestants
restèrent maîtres de quelques places, et Jacques, au lieu de répondre
à l'appel de l'Ecosse ,
pays d'origine des Stuarts, s'opiniâtra au siège
de Londonderry. Guillaume eut le temps d'accourir avec toutes ses forces,
au premier rang desquelles il faut compter les Protestants français qui
avaient trouvé en Angleterre
un refuge pour leur foi et pour leurs personnes. Jacques revint en France ,
après s'être fait battre complètement près de la rivière de la Boyne
(1691). Sans se rebuter, Louis XIV lui fournit les moyens d'équiper 30,000
hommes et tenta d'en envoyer 20,000; Tourville
et d'Estrées devaient les escorter avec 75 vaisseaux. Le vent arrêta
d'Estrées : Tourville se trouva avec 44 vaisseaux
contre l'amiral Russel, qui en avait plus du double, entre le Cotentin
et l'île de Wight .
Tourville tint bon toute une journée (il en avait reçu l'ordre formel);
le lendemain, il dut se résigner à la retraite, qui fut désordonnée
faute d'un grand port de guerre en Normandie et qui coûta à la
France 17 vaisseaux, dont 7 capturés dans la rade de la Hougue-Saint-Wast
(1692). Mais la bataille « de la Hogue » ne ruina que les espérances
de Jacques II, et non pas la marine française, qui ne dépérit que plus
tard, faute d'argent.
La guerre continentale fut moins malheureuse.
Dans les Pays-Bas ,
le maréchal de Luxembourg battit le prince de Waldeck à Fleurus (30 juin
1690), ce qui facilita la prise de Mons et de Luxembourg par Louis XIV
(1691). L'année suivante, le maréchal se laissa surprendre à Steinkerque
par Guillaume III, mais le repoussa victorieusement (1692); nouvelle victoire,
beaucoup plus sanglante, en 1693, Ã Neerwinden, ou l'attaque eut lieu
à la baïonnette, arme nouvelle inventée par Vauban.
Mais après la mort de Luxembourg, l'incapacité de Villeroi, qui laissa
Guillaume reprendre Namur, nous ferma les Pays-Bas. Dans l'Allemagne
occidentale, le second et plus affreux incendie du Palatinat (1689) fit
éprouver à toute l'Europe un juste sentiment d'horreur et de pitié.
En Italie, le « plébéien » Catinat dut le bâton de maréchal à ses
victoires de Staffarde (1690) et de La Marsaille (1693) sur Victor-Amédée
II : le duc de Savoie
se sépara de ses alliés et consentit à signer la paix de Turin
(1696); il donna sa fille Marie-Adélaïde au duc de Bourgogne ,
fils aîné du dauphin, mais recouvra tous ses Etats, y compris Casale
et Pignerol. La paix générale fut signée en 1697 à Ryswick. Le roi
de France reconnut Guillaume III nomme roi d'Angleterre. La Hollande obtint
le droit de tenir garnison en territoire espagnol, dans les villes frontières
surnommées places de la barrière. Courtrai ,
Charleroi ,
Mons et Luxembourg
furent rendues à l'Espagne, Kehl ,
Vieux-Brisach
et Fribourg
à l'Empire. Le duc de Lorraine rentra dans son duché, occupé par les
garnisons françaises depuis la guerre de Trente ans. (H.
Monin). |
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