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Aristote  : épistémologie et métaphysique
Aperçu Epistémologie
et métaphysique
Les clés du monde concret Approches de
l'humain
L'aristotélisme

Epistémologie d'Aristote

L'universalité, tel est bien, ainsi que l'indiquent déjà les titres mêmes des ouvrages, le premier caractère de l'oeuvre d'Aristote. Théorie et pratique, métaphysique et science d'observation, érudition et spéculation, la philosophie d'Aristote embrasse tout. Elle est, ou elle veut être, le savoir, dans sa totalité. Plus nette que chez Platon, plus générale que chez Anaxagore et Démocrite se dégage chez Aristote l'idée de la science, considérée comme le plus haut objet de l'activité. Ce n'est pas une curiosité futile, c'est l'ambition de pénétrer jusqu'à l'essence et à la cause des choses. Tout ce qui est, tout sans exception, même ce qui paraît vil et insignifiant, provoque en ce sens les recherches du philosophe. Dans toutes les productions de la nature, et jusque dans les plus humbles en apparence, il sait qu'il trouvera de l'intelligible et du divin. C'est ainsi qu'il aborda tous les objets accessibles à l'intelligence humaine; et, pourvu de toutes les connaissances positives que l'on pouvait alors acquérir, aussi pénétrant dans ses intuitions que rigoureux dans ses raisonnements, il créa ou constitua la plupart des sciences entre lesquelles devait, par la suite, se partager l'intelligence humaine.

La liste des sciences qu'il a ainsi organisées est la liste même des sciences qu'il a cultivées : histoire de la philosophie, logique, métaphysique, physique générale, biologie, botanique, éthique, politique, archéologie, histoire littéraire, philologie, grammaire, rhétorique, poétique et philosophie de l'art. Dans chacune de ces sciences Aristote est chez lui : pour chacune il pose des principes spéciaux et appropriés. Pur éthicien quand il traite de la justice et de l'amitié, il est naturaliste de profession quand il traite de zoologie.

Entre les différents travaux d'Aristote, il y a tout d'abord communauté d'esprit et de méthode. Ce fonds commun pourrait être défini un mélange harmonieux d'idéalisme, d'observation et de formalisme logique. Partout Aristote cherche l'idée dans le fait, le nécessaire et le parfait dans le contingent et l'imparfait; partout il travaille à substituer aux données fuyantes de l'observation sensible des conceptions fixes et des définitions. Mais ce n'est pas tout les différentes parties du savoir sont entre elles, selon Aristote, dans un rapport déterminé qu'il définit très nettement. D'une manière générale, le supérieur n'est connu qu'après l'inférieur et à l'aide de la connaissance de cet inférieur même; mais en même temps c'est dans le supérieur que se trouve la raison d'être et la cause véritable de l'inférieur. Ainsi, l'âme n'est connue qu'après le corps, qui en est la base et la condition d'existence. Mais le corps n'existe que pour l'âme; et c'est d'elle qu'il tient la mouvement réglé qui le fait être. C'est en nous inspirant de ce principe d'Aristote que nous allons classer les diverses formes de son activité philosophique.

Classification des sciences.
Sans être arrivé à la précision ni même à l'uniformité dans le détail, Aristote n'en est pas moins le premier qui ait conçu la science à un point de vue encyclopédique, et qui ait cherché un principe de classification complète des connaissances. La science, d'abord, se distingue nettement des choses mêmes auxquelles elle se rapporte. Elle consiste dans la conception des choses comme nécessaires; et elle comporte des degrés, selon que l'objet qu'elle considère comporte lui-même Ia nécessité, ou seulement la probabilité. La science, dans son ensemble, suit une double direction, selon que l'esprit humain prend pour point de départ ce qui est premier à son point de vue, ou ce qui est premier absolument. Ces deux marches sont exactement l'inverse l'une de l'autre : car ce qui est premier pour nous, ce sont les faits, et les faits, selon l'ordre interne de la nature, sont ce qui vient en dernier lieu; réciproquement, ce qui est premier en soi, ce sont les principes, et les principes sont la dernière chose que nous puissions atteindre. 

La philosophie, au sens large du mot, est la science en général. Elle comprend, en premier lieu, la philosophie première ou science des principes inconditionnés; en second lieu, l'ensemble des sciences particulières, dont les principales sont : la mathématique, la physique, l'éthique et la poétique. La philosophie est une, grâce à la philosophie première qui est le réservoir commun où toutes les sciences particulières puisent leurs principes. Cette division, quoique fondamentale, ne reparaît pas toujours dans les classifications des sciences que l'on trouve chez Aristote. En certains endroits il divise les propositions, à la manière des platoniciens, en éthiques, physiques et logiques, ces dernières comprenant les propositions mêmes qui se rapportent à la philosophie première. Le plus souvent il divise les sciences en théoriques, pratiques (ou relatives à l'action) et poétiques (ou relatives à la production au moyen d'une matière), en mettant, au point de vue logique et absolu, la théorie avant la pratique, la pratique avant la poétique. Puis il divise les sciences théoriques en théologie, mathématique et physique. 

La théologie peut être rapprochée de la philosophie première : elle en forme le sommet. Les mathématiques s'occupent d'essences stables encore, mais non séparables d'avec la matière, si ce n'est par abstraction. La physique s'occupe des substances sensibles, c'est-à-dire mobiles et périssables. Les sciences pratiques ou sciences des choses humaines se subdivisent si l'on va de la puissance à l'acte, c'est-à-dire de ce qui est premier pour nous à ce qui est premier en soi, en éthique, économique et politique. L'économique, à vrai dire, est souvent donnée par Aristote comme rentrant dans la politique. La rhétorique est surtout présentée comme une science auxiliaire de la politique. La poétique comprend tous les arts, parmi lesquels la poésie et la musique tiennent le premier rang. Dans cette classification il n'est pas fait mention de la logique. C'est sans doute que cette classification n'embrasse que les sciences portant sur des réalités, tandis que la logique porte sur les concepts.

La méthode d'Aristote.
L'objet qu'Aristote a en vue est essentiellement théorique. Savoir pour savoir, comprendre, ajuster les choses à l'intelligence, telle est la fin de tous ses efforts. Tous les humains, dit-il, ont un désir naturel de connaître. Nous aimons la science, en  dehors de tout intérêt. La sagesse est indépendante de l'utilité : elle est même d'autant plus haute qu'elle est moins utile. La science la plus haute est celle du but ou de la fin en vue de laquelle les êtres existent. Cette science est seule vraiment libre, parce que seule elle n'existe qu'en vue du savoir même. Elle est la moins nécessaire de toutes les sciences, et, par là même, la plus excellente. La science nous fait connaître les raisons intelligibles des choses. L'ignorant qui observe s'étonne que les choses soient comme elles sont, et cet étonnement même est le commencement de la science : le sage s'étonnerait que les choses fussent autrement qu'il ne les connaît.
 

Principes méthodologiques

« Dans tout sujet qui se prête à des recherches régulières, parce qu'il s'y trouve des principes, des causes et des éléments, on ne croit comprendre et savoir quelque chose que quand on est remonté jusqu'à ces causes premières, à ces premiers principes et à ces éléments premiers, dont la connaissance constitue toujours le véritable savoir. Il n'en sera pas autrement pour la science de la nature; et le soin qu'on y doit prendre d'abord, c'est de déterminer ce qui regarde les principes. La marche la plus naturelle, c'est de commencer par les choses qui sont pour nous les plus claires et les plus faciles à connaître, et de passer ensuite aux choses qui par leur propre nature sont en soi plus notoires et plus claires. Ces deux ordres de connaissances ne sont pas identiques; et c'est là ce qui fait qu'il est nécessaire de débuter par les connaissances qui sont relativement à nous plus claires et plus notoires, afin de nous élever de là aux notions qui le sont en soi. Or, ce qui tout d'abord semble pour nous le plus clair et le plus facile à connaître est cependant le plus composé et le plus confus; mais en analysant ces composés, pour faire cesser leur confusion, on arrive aux éléments et aux principes, qui sont alors d'une parfaite clarté. On peut dire, en un certain sens, que c'est procéder du tout à la partie, du général au particulier; car c'est le tout que nous donne la sensation, qui est d'abord le plus connu ; et en décomposant ce tout complexe, on y découvre une foule de parties qu'il contient dans son vaste ensemble. Il y a ici quelque chose d'analogue au rapport qu'on peut établir entre les noms des choses et la définition de ces choses. Le nom est une sorte de généralité confuse et indéterminée ; par exemple, le mot Cercle, qui comprend bien des idées; mais en le définissant et en le résolvant dans ses éléments premiers, on l'éclaircit et on le précise. Une autre comparaison achèvera de faire comprendre cette pensée. Dans les premiers temps de la vie, les enfants appellent indistinctement Papa, Maman, tous les hommes, toutes les femmes qu'ils voient; mais plus tard ils les discernent fort bien et ne les confondent plus."
 

(Aristote, Physique, I,1; 
trad. B. Saint-Hilaire).

Comment procède Aristote pour acquérir la science, telle qu'il l'entend? Aristote n'est ni l'idéaliste dogmatique que suppose Bacon, fabriquant le monde avec les seules catégories, ni l'empiriste qu'ont vu en lui beaucoup de modernes. II est observateur et il est constructeur; d'une manière générale, il allie et combine intimement l'étude scrupuleuse des faits et l'effort pour les rendre intelligibles. Les faits sont pour lui le point de départ, mais il ne s'y tient pas : il cherche à en extraire les vérités rationnelles qu'il croit a priori y être contenues. Le terme qu'il a en vue, c'est la connaissance des choses sous la forme démonstrative, c'est-à-dire sous la forme d'une déduction où les propriétés de la chose se connaissent par son essence même. Le plus souvent, et surtout quand il s'agit de choses métaphysiques ou morales, avant d'aborder l'étude des choses en elles-mêmes, il recherche et discute toutes les opinions qui existent sur la matière. C'est la méthode dialectique, laquelle, tirant ses arguments, non de l'essence même de la chose, mais de ce qui est admis par l'interlocuteur, ne dépasse pas la vraisemblance. Dans l'emploi de cette méthode, Aristote part fréquemment des conceptions populaires : il en dégage un sens philosophique, qu'il utilise pour l'établissement de sa théorie. Il part aussi du langage, qui est pour lui comme un intermédiaire entre les choses et la raison. Surtout il a égard aux doctrines de ses devanciers, il énumère soigneusement toutes les opinions qu'ils ont soutenues; et lors même qu'il rejette ces opinions, il en cherche la raison et la vérité relative. Ses dissertations philosophiques sont d'ordinaire composées de la manière suivante :

1° Il détermine l'objet de la recherche, afin de n'être pas exposé aux malentendus, comme il arrive à Platon.

2° Il énumère et apprécie les indications et les opinions existant sur la matière.

3° Il recherche et examine, de la manière la plus complète, les difficultés ou aporiai que présente la question posée. 

4° Considérant les choses en elles-mêmes, et utilisant dans ses raisonnements les résultats des discussions précédentes, il cherche la solution du problème dans la détermination de l'essence une et éternelle de l'objet en question.

L'histoire, premier moment de la méthode. 
Il résulte de la méthode mise en oeuvre par Aristote dans ses écrits qu'il doit d'abord se faire historien.  L'histoire n'est pas pour lui une fin dernière, quoiqu'il ait au plus haut degré la curiosité des faits, mais elle est un moyen indispensable. Elle fournit à l'esprit des matériaux sans lesquels il s'agiterait dans la vide. Aussi Aristote s'est-il livré à des études historiques approfondies dans tous les domaines de la science.

Histoire de la philosophie.
 II avait écrit notamment sur les pythagoriciens et sur le platonisme. Tout le premier livre de la Métaphysique est historique : c'est un exposé critique des principes mis en avant depuis Thalès jusqu'à Platon. Mais comme l'objet qu'il a en vue est dogmatique, il fait rentrer les systèmes antérieurs dans les cadres de sa propre philosophie. Il en recherche l'idée, la forme parfaite, le terme et l'achèvement; il veut les comprendre plus profondément que ne les ont compris leurs auteurs eux-mêmes; et il les résume en des formules créées par lui, qui en font des acheminements à son propre système. 

S'il classe les doctrines, c'est d'après les ressemblances et différences qu'elles présentent à son point de vue, non d'après leur dépendance historique. C'est ainsi que le résumé contenu dans le premier livre de la Métaphysique est destiné à préparer la théorie aristotélicienne des quatre causes. Aristote montre qu'avant lui on a connu les principes matériel, moteur et formel, mais qu'on n'a parlé de la cause finale que d'une manière accessoire et accidentelle. Anaxagore ayant entrevu la cause finale apparut, nous dit Aristote, comme un homme sensé parmi des gens qui parlaient au hasard. 

Les recherches chronologiques tiennent peu de place dans ces considérations. De même Aristote s'occupe peu des relations de maître à disciple. Il note les services rendus par chacun de ses devanciers à la philosophie telle qu'il la conçoit; il relève ce que chacun a trouvé de durable; il signale les inventeurs et les avocats des idées qui ont joué un rôle dans le développement de la science, et qui lui paraissent mériter examen. En un mot, il ne recherche pas les origines historiques des systèmes, il dégage de la masse informe des faits la formation logique de la philosophie définitive.

Histoire politique.
Dans ses politeiai, qui ne nous ont pas été conservées, il avait réuni les constitutions de 158 cités grecques et barbares (= non-grecques). Cet ouvrage rentrait apparemment dans ce que nous appelerions archéologie et histoire de la civilisation. On y trouvait jusqu'aux proverbes et aux chants populaires des différents peuples. L'ordre des matières, selon certains commentateurs grecs, était alphabétique. Selon Diogène Laerce, les constitutions étaient classées, d'après leurs ressemblances, en démocratiques, oligarchiques, aristocratiques et tyranniques.

Histoire de la rhétorique et de la poésie.
Cette histoire, qui ne nous a pas été conservée, est grandement louée par Cicéron.

« Aristote, dit-il, y avait noté tous les préceptes donnés par les rhéteurs, et cela avec tant de perfection que l'on trouvait ces préceptes mieux exposés par lui que par leurs auteurs mêmes, et que, quand on voulait les connaître, c'est chez lui que l'on les cherchait. »
Chronologie.
Aristote avait aussi dressé des listes chronologiques des représentations dramatiques, et des listes des vainqueurs aux jeux olympiques et pythiques. Tous ces ouvrages sont perdus. Ainsi la curiosité d'Aristote est insatiable et s'étend à tout. Mais Aristote veut savoir et comprendre, non s'amuser au récit des faits : l'histoire n'est pour lui qu'un instrument de la science, les faits n'ont de valeur que comme véhicules de l'idée.

Logique.
Aristote veut connaître les faits, non seulement en tant qu'ils sont, mais en tant qu'ils doivent être; il veut résoudre le contingent au nécessaire. Il lui faut donc, tout d'abord, rechercher les conditions sous lesquelles l'esprit conçoit quelque chose comme nécessaire; en d'autres termes, il lui faut premièrement envisager la science dans sa forme, abstraction faite de son contenu : c'est l'objet de la logique

La logique est la détermination des lois du raisonnement et des conditions de la science. Aristote distingue, dans la connaissance, la forme et la matière, et considère la forme comme ayant une existence et des lois propres. Son existence consiste dans la réalité des concepts, ou idées générales unes, exactement déterminées quant à leur compréhension et quant à leur extension. Sa loi fondamentale est le principe de contradiction

« II est impossible qu'un même attribut appartienne et n'appartienne pas à un même sujet, considéré sous un même rapport. »
Il y a d'ailleurs, selon Aristote, proportion et accord entre la pensée et l'être; et, par suite, notre philosophe ne se fait pas faute d'admettre dans sa logique maint élément d'un caractère métaphysique. La logique aristotélique est une analyse rationnelle des conditions auxquelles doit satisfaire un raisonnement pour que la conclusion en soit conçue comme nécessaire. II ne s'agit pas de savoir comment, en fait, nous raisonnons, mais comment doit être construit un raisonnement pour que la nécessité de la liaison qu'il établit apparaisse immédiatement et irrésistiblement comme évidente. C'est pourquoi le problème de l'analyse psychologique du raisonnement naturel, qu'a indiqué Locke, ne saurait être substitué à celui d'Aristote que si l'on admet la réduction du nécessaire au contingent, de l'idéal au réel, du précepte au fait, de l'art à la nature.

Les instruments de la pensée.
Les instruments de la pensée sont les notions, les propositions et le raisonnement.

Les notions. - Sous le titre général de notions se rangent les catégorèmes ou prédicables, les catégories ou prédicaments, et les notions de rapports logiques. Les catégorèmes sont les notions universelles qui présentent les modes généraux suivant lesquels une chose peut être énoncée relativement à une autre. C'est ce qu'on appelle les universaux, à savoir : le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident.

Les catégories sont les genres irréductibles des mots et, par suite, des choses, car les classes des mots sont les classes mêmes des choses. Ce sont les genres suprêmes. Elles sont au nombre de dix : 

1° Essence, ex.: homme, cheval; 2° quantité, ex.: long de deux aunes; 3° qualité, ex.: blanc; 4° rapport, ex.: double, moitié; 5° lieu, ex.: au lycée 6° temps, ex.: hier ; 7° situation, ex.: être couché, assis; 8° manière d'être, ex.: être chaussé, armé ; 9° action, ex.: couper, briller; 10° passion, ex.: être coupé, brûlé. 
Les catégories se divisent en deux classes, l'essence constituant la première, et les neuf autres catégories la seconde. Cette table des catégories paraît dressée empiriquement par la comparaison des mots entre eux. Elle diffère entièrement de celle de Kant, qui présente les différentes manières de lier a priori et nécessairement le divers d'une intuition en général, c'est-à-dire de ramener ce divers à l'unité de l'aperception transcendentale. Les rapports logiques des termes entre eux sont : l'identité et l'opposition, cette dernière comprenant la contrariété, la contradiction, et le rapport de privation à possession. Le principe relatif à l'opposition est que deux termes opposés entre eux relèvent toujours d'une seule et même science.

Les propositions. - Les propositions résultent de l'assemblage des concepts. Elles sont affirmatives ou négatives, universelles ou particulières. Seules, elles comportent vérité ou erreur, tandis que les concepts isolés ne sont ni vrais ni faux. La conséquence n'est pas la même, si deux jugements sont entre eux contradictoires, ou simplement contraires. Deux jugements contraires ne peuvent être vrais l'un et l'autre, mais ils peuvent être faux. De deux jugements contradictoires, l'un est nécessairement vrai, l'autre faux : cela résulte du principe du milieu exclu, expression particulière du principe de contradiction. Les propositions comportent des conversions dont Aristote détermine les règles.

Le raisonnement. - Le raisonnement consiste essentiellement dans le syllogisme. La théorie du syllogisme et de la démonstration ou syllogisme parfait est appelée par Aristote analytique. Cette théorie a été créée par lui. Il affirme, en effet (peut-être en pensant tout d'abord à la dialectique, mais en étendant certainement son assertion à toute la théorie du raisonnement), qu'avant lui sur ces matières il n'existait rien, qu'il n'a pas eu seulement à perfectionner, mais à créer, et que c'est à force d'essais laborieux qu'il est arrivé à son but. 

Kant a dit de la théorie du syllogisme que depuis Aristote elle n'avait pas fait un pas, soit en avant, soit en arrière. Le syllogisme est un raisonnement dans lequel, étant posées certaines choses, quelque chose d'autre s'ensuit nécessairement. Le propre du syllogisme, c'est de mettre en évidence la nécessité de la liaison. Ce résultat est obtenu par l'emploi d'éléments adaptés à une application exacte du principe de contradiction. Ces éléments sont des termes considérés comme étant entre eux dans le rapport de la partie au tout. Soit A contenant B et B contenant C, il s'ensuit, nécessairement, d'après le principe de contradiction, que A contient C. Tel est le type du syllogisme, et les trois termes qu'il implique s'appellent pour cette raison grand, moyen, petit. Cette relation de contenance est considérée par Aristote comme l'équivalent de la relation du général au particulier. Le genre est comme un cercle défini qui contient les espèces. Le syllogisme est parfait ou imparfait, selon qu'il est immédiatement conforme au type que nous venons d'indiquer, on qu'il n'y devient conforme qu'à l'aide de réductions. L'origine de cette théorie se trouve dans les mathématiques. Elle consiste dans une adaptation aux notions qualitatives des rapports de grandeur. 

Il était naturel qu'Aristote cherchât, dans une imitation analogique des mathématiques, le moyen de démontrer nécessairement en matière qualitative; car les mathématiques réalisaient, de l'aveu de tous, cette nécessité dans l'enchaînement des termes, qu'il avait en vue. Parmi les cas particuliers du syllogisme, le plus important est l'induction, ou raisonnement qui va du particulier au général. 

Voici un exemple de ce raisonnement : 

« L'homme, le cheval et le mulet vivent longtemps. Or, l'homme, le cheval et le mulet sont des animaux sans fiel. Donc, tous les animaux sans fiel vivent longtemps. » 
La condition de la légitimité de la conclusion, c'est la convertibilité de la mineure. Ici, par exemple, il faut qu'à la proposition « L'homme, le cheval et le mulet sont des animaux sans fiel » il soit légitime de substituer : « Tous les animaux sans fiel sont l'homme, le cheval et la mulet. » La légitimité de cette substitution n'est plus une question de logique. En fait, la série des animaux sans fiel est infinie. Mais l'essence de l'animal sans fiel est tout entière dans chaque animal sans fiel. La question est de discerner cette essence, de dégager le type de l'animal sans fiel, de manière à distinguer les caractères qui appartiennent aux animaux sans fol en tant qu'ils sont sans fiel, d'avec les caractères qui leur appartiennent indépendamment de cette condition. Pour y parvenir, on considère un certain nombre d'animaux sans fiel, on les compare entre eux, on cherche ce qu'ils ont de commun, ce qui, en eux, est essentiel et nécessaire. En d'autres termes on considère les êtres de la nature, non seulement avec les sens, mais avec le noûs, lieu des essences et capable de les retrouver, de les reconnaître dans les données des sens. 

L'induction d'Aristote vise ainsi à la classification des êtres et des faits, et à une classification naturelle. En tant qu'elle s'applique à discerner les rapports nécessaires des rapports contingents, elle rend possible la prédiction, et ainsi elle fournit de véritables lois, au sens moderne du mot. Mais cette possibilité de prédiction est restreinte aux faits qui découlent immédiatement d'une essence déterminée, elle ne s'étend pas aux faits qui résultent du mélange de plusieurs essences. Car le mélange des essences n'a pas de raison, est chose purement contingente. Les genres, selon
Aristote, sont radicalement séparés les uns des autres, chacun d'eux est un absolu. Par cette doctrine de l'indépendance des genres, la théorie aristotélicienne de l'induction est en opposition, tant avec le cartésianisme, qui ramène les lois physiques aux déterminations mathématiques, qu'avec l'évolutionnisme, qui admet l'existence des espèces, mais en leur attribuant une genèse dans le passé à partir d'une origine commune. 

Le syllogisme proprement dit et l'induction sont entre eux, selon Aristote, comme l'ordre de la nature et l'ordre de la connaissance humaine. En soi, le syllogisme est plus intelligible : pour nous, l'induction est plus claire. Le syllogisme part du général. Or, il est impossible de prendre connaissance du général, sinon par induction. Non que les principes généraux reposent sur la sensation et l'induction comme sur leur fondement; mais c'est l'induction qui nous présente ces principes, c'est elle qui nous fournit les éléments intelligibles que le noûs reconnaît comme nécessaires et vrais.

Le rôle et la valeur de ces instruments dans la constitution de la science. 
La science est la connaissance des choses en tant que nécessaires. Une chose est connue scientifiquement quand nous savons qu'elle ne pouvait être autrement. Or cette connaissance existe quand nous réussissons à rattacher une chose à sa cause. Il y a dans la nature trois sortes de liaisons :

1° Les conjonctions d'événements qui se réalisent toujours, ex.: les relations des phénomènes astronomiques;

 2° les conjonctions d'événements qui ne se réalisent que d'ordinaire, ex.: les relations des choses physiques, et, davantage encore, des choses morales; 

3° le hasard, c'est-à-dire les coïncidences qui ne se reproduisent que peu ou point. 

La première espèce de liaison comporte la science parfaite, la seconde une science imparfaite ornée à la probabilité; la troisième reste en dehors de la science. Il n'y a pas de science de ce qui se passe. Ni l'opinion, ni la sensation ne peuvent produire la science, parce qu'aucune d'elles ne peut nous faire connaître les choses comme nécessaires. La dialectique platonicienne, elle aussi, est impuissante à fournir la science, parce que, comme elle consiste en demandes et réponses, elle ne s'appuie que sur le consentement de l'adversaire, non sur le vrai en soi. Partie de l'hypothèse, elle ne dépasse pas la conséquence purement logique et formelle. C'est par la démonstration que s'obtient la science.

La démonstration se fait par syllogisme direct de la première figure. La réduction à l'absurde et les syllogismes de la seconde et de la troisième figure ne sont pas encore la démonstration. La démonstration prend son point de départ dans un principe non seulement accordé par l'adversaire, mais nécessaire en soi. C'est ainsi que raisonnent les mathématiques. La démonstration comprend trois éléments :

1° le sujet

2° l'attribut, qu'il s'agit de rattacher au sujet par un lien de nécessité;

3° les principes généraux sur lesquels se fonde la démonstration. Ces derniers sont le principe de contradiction et ses dérivés. Indispensables, ils sont, en eux-mêmes, vides et insuffisants. C'est dans la nature du sujet que réside la base de la démonstration. Il y a des principes propres au sujet, et ce sont ces principes spéciaux qui ont un contenu et sont féconds. C'est sur ces principes qu'il faut s'appuyer; l'on ne doit jamais, dans la déduction, passer d'un genre à un autre, excepté quand l'un est proprement subordonné à l'autre. La géométrie, par exemple, ne saurait s'expliquer par l'arithmétique: il est impossible d'adapter à des grandeurs étendues les démonstrations propres au nombre. Quand on viole cette règle, on n'a plus pour se guider que les principes communs à toutes les sciences; et alors les liaisons que l'on établit ne sont connues que comme accidentelles et contingentes, non comme essentielles et nécessaires : on a procédé par analogie, non par démonstration. 

L'impossibilité que voit ici Aristote sera levée par Descartes et Leibniz. Les principes propres sont indémontrables comme les principes communs. Prétendre tout démontrer serait se condamner, ou au progrès à l'infini, ou au cercle vicieux. Chaque science a, de la sorte, ses principes spéciaux irréductibles. D'où viennent ces principes? Ils ne sont ni innés, ni reçus du dehors purement et simplement. Il y a en nous une disposition à les concevoir; et, par l'effet de l'expérience, cette disposition passe à l'acte. C'est en cela, en définitive, que consiste l'induction, et ainsi c'est par induction que nous connaissons les premiers principes propres à chaque science. La démonstration suppose la définition. Il faut qu'il y ait des définitions indémontrables : autrement on irait à l'infini. Il n'y a de définition, ni de l'individu, ni de l'accident, ou général indéterminé, mais seulement des espèces intermédiaires entre le général et l'individu. La définition se fait par l'indication du genre prochain et des différences spécifiques. Pour arriver à constituer une définition, il faut aller du particulier au général, et contrôler cette induction par une déduction allant du genre aux espèces. En résumé, une chose est connue comme nécessaire, quand elle est rattachée, par voie de déduction, à une essence spécifique. 

Au-dessous de l'apodictique ou théorie de la démonstration, laquelle montre comment ou peut arriver à connaître une chose comme nécessaire, se trouve la dialectique, ou logique du probable : elle est exposée dans les Topiques. Le domaine de la dialectique est l'opinion, mode de connaissance susceptible de vérité ou de fausseté. Le dialecticien prend pour point de départ, non des définitions nécessaires en soi, mais les opinions ou les thèses proposées par le sens commun ou par les philosophes; et il cherche quelle est, de ces diverses opinions, la plus vraisemblable. Il procède par questions et réponses, il examine contradictoirement le oui et le non sur chaque question. Ainsi il conduit ses questions de manière à poser d'abord une thèse, puis une antithèse; et il discute l'une et l'autre proposition. Cette discussion consiste à examiner les difficultés qui surgissent, lorsque l'on veut appliquer la proposition à des cas particuliers. Le dialecticien raisonne syllogistiquement, en partant du vraisemblable. Et ce vraisemblable initial, c'est en définitive l'essence simplement générique, non encore déterminée par la différence spécifique. L'addition du principe spécifique au principe générique est indispensable pour que la conclusion à laquelle on aboutit soit nécessaire. Or les principes spécifiques ne se peuvent déduire des principes génériques. Tout genre comporte également différentes espèces. Le rôle de la dialectique est considérable : elle est le seul mode de raisonnement possible dans les matières qui ne comportent pas de définitions nécessaires. Et, dans la recherche des vérités nécessaires elles-mêmes, elle est l'introduction indispensable à la démonstration.

Ce qu'est la dialectique en matière logique, la rhétorique l'est en matière morale. Si la première cherche le vraisemblable, la seconde le persuade. La rhétorique est ainsi le pendant de la dialectique, ou plutôt, comme la pratique est à la théorie ce que le particulier est au général, la rhétorique est une partie de la dialectique. Le mode de raisonnement propre à la rhétorique est l'enthymème, syllogisme où l'on sous-entend l'une des trois propositions, et ou les raisons se tirent, non de l'essence même des choses. mais de vraisemblances et de signes. Le lieu principal de l'enthymème qu'emploie la rhétorique est l'analogie, ou induction qui va du particulier au particulier.

Enfin, de la dialectique se distingue l'éristique. Tandis que celle-là se meut dans le domaine de ce qui est général, ordinaire, sans être nécessaire, l'éristique se meut dans le domaine du pur accident, et cela, volontairement. L'éristique se contente d'une vraisemblance acceptée par l'auditeur. Aussi les raisonnements éristiques sont-ils des sophismes, qu'Aristote décrit et dévoile minutieusement.

Au-dessous des choses qui arrivent toujours, lesquelles dépendent d'une essence à la fois générique et spécifique et peuvent être connues comme nécessaires, au-dessous mètre des choses qui arrivent d'ordinaire, lesquelles dépendent d'une essence simplement générique et peuvent être connues comme probables, il y a les choses qui arrivent accidentellement, sans aucune règle. Comme les choses qui arrivent ordinairement résultent du mélange des espèces, ainsi les phénomènes isolés résultent du mélange des genres; mais, tandis que ce qui n'est pas déterminable par l'espèce l'est encore, dans une certaine mesure, par le  genre, fonds commun de plusieurs espèces, ce qui n'est pas même déterminable par le genre ne l'est plus du tout, vu qu'au-dessus des genres il n'y a plus que les principes universels qui s'appliquent absolument à tout, qui, par conséquent, ne déterminent rien. Du hasard donc, comme tel, de la rencontre des deux genres, il n'y a pas de science. Seuls, les éléments du phénomène fortuit peuvent être connus comme nécessaires ou possibles en tant qu'on les rattache à leurs essences spécifiques ou génériques respectives: l'assemblage de ces éléments, qui constitue le phénomène fortuit, est sans raison, parce que les genres sont sans lien entre eux.

La logique aristotélicienne a régné sans conteste jusqu'à Bacon et Descartes. A partir des commencements de la philosophie moderne elle a été battue en brèche de divers côtés, soit qu'on lui reprochât de n'être que la logique de l'exposition, non celle de l'invention, soit même qu'on la considérât comme factice et illégitime. La discussion roule principalement sur la valeur du concept on idée générale, qui en est la base. Les empiristes notamment, qui ne voient dans les idées que des traces de l'expérience, mesurent la valeur des généralités au nombre de faits constatés dont elles sont, selon eux, l'enregistrement pur et simple, et soutiennent que, d'une manière générale, la vérité de la majeure d'un syllogisme suppose celle de la conclusion, d'où il suit que le syllogisme est un cercle vicieux. 

La question est de savoir si un concept n'est qu'une idée collective, ou si c'est une unité, statique on dynamique, valable pour un nombre indéfini de faits passés, présents et à venir. Mais lors même que le concept aristotélicien ne coïnciderait pas exactement avec la nature des choses, comme il arriverait si la continuité était la loi fondamentale de l'être, la logique aristotélicienne n'en conserverait pas moins une réelle valeur : non seulement elle subsisterait comme analyse des conditions de la connaissance idéale pour l'esprit humain; mais elle serait légitime dans la mesure où il existe des espèces dans la nature. Or, il en existe, sinon d'une manière éternelle et primitive, du moins en fait et actuellement. Les êtres supérieurs, surtout, forment des groupes relativement stables. Lors même que la continuité serait la loi fondamentale, il n'en faudrait pas moins reconnaître dans la nature une tendance à la discontinuité et à la spécification. La logique aristotélicienne répondrait à cette partie on à ce côté de la nature, qui est gouverné par la loi de spécification. Destituée de la valeur métaphysique et absolue que lui attribuait son fondateur, elle conserverait une valeur relative et expérimentale.

Mathématiques
Les mathématiques considèrent les rapports de grandeur, la quantité et le continu, en faisant abstraction des autres qualités physiques. Elles traitent ainsi des choses qui sont immobiles sang exister à part, essences intermédiaires entre le monde et le divin. Le mathématicien isole par abstraction, dans les choses sensibles, la forme de la matière. La mathématique est pure ou appliquée. La géométrie et l'arithmétique constituent la mathématique pure. La mathématique peut être appliquée, soit aux arts pratiques, ex. : la géodésie; soit aux sciences naturelles, ex.: l'optique, la mécanique, l'harmonique, l'astrologie. Dans ce dernier cas, la question de fait est l'affaire du physicien, le pourquoi est l'affaire du mathématicien. La mathématique fait usage des notions du bon et du beau, parce que l'ordre, la symétrie, la détermination, objets mathématiques par excellence, comptent parmi les éléments les plus importants du bon et du beau.

Les ouvrages mathématiques d'Aristote ne nous ont pas été conservés. Il avait composé notamment un traité de mathématique, un traité de l'unité, un traité d'optique, un traité d'astronomie. Dans les ouvrages que nous possédons il donne souvent des exemples tirés des mathématiques.

 Métaphysique

Tandis que chaque science spéciale considère quelque espèce particulière d'êtres, la physique, par exemple, l'être en tant qu'il y a en lui matière et mouvement, les mathématiques, la forme de l'être mobile en tant qu'on l'isole par abstraction de la matière où elle est réalisée, la philosophie première, ainsi que l'appelle Aristote, considère l'être en tant qu'être, et en recherche, en ce sens, la nature.

La métaphysique aristotélicienne s'est constituée en opposition avec la métaphysique platonicienne. Aristote commence donc par critiquer son maître. Platon, dit-il, cherche à la fois l'objet de la science et l'absolu de l'être dans les essences générales conçues comme existant à part, en dehors des choses et en dehors les unes des autres. Or, le vrai est ici mélangé avec le faux. Platon a bien vu que le général seul peut être objet de science, et qu'ainsi le monde sensible comme tel ne peut être connu scientifiquement. Mais il s'est trompé en crevant que les. genres peuvent exister à part et qu'ils peuvent être principes et substances. Les genres n'existent que dans les individus. On s'engage dans d'inextricables difficultés si l'on veut qu'ils existent à part. 

Quel est alors, par exemple, le rapport des choses aux genres? Un rapport de participation? mais qu'est-ce que cette participation? Et puis, combien y aura-t-il de genres substantiels? Comment ridée, substance une, peut-elle se retrouver dans une infinité d'individus? Si l'idée générale est substance, il n'y a pas d individus, ou il n'y en a qu'un. De plus, le général ne peut être principe et substance, parce qu'il est destitué de force, parce qu'il ne peut être en soi. Le général est toujours un attribut : la substance, au contraire, est sujet et chose existant à part. Certes, donc, la général seul est objet de science, mais la substance ne peut être qu'individuelle. De là toutefois naît une difficulté. Si, d'une part, toute science porte sur le général, et si, d'autre part, la substance ne peut être que quelque chose d'individuel, comment y aura-t-il une science de la substance? Notre théorie n'aboutit-elle pas à ce résultat: une science dont l'objet n'est pas, un être qui ne peut être objet de science? 

Pour résoudre cette difficulté, il nous faut élargir la notion de la science. Toute science ne porte pas sur le général; mais la science a deux modes, deux degrés. Il y a la science en puissance et la science en acte. La science en puissance a pour objet le général, mais il n'en est pas de même de la science en acte : celle-ci a pour objet l'être parfaitement déterminé, l'individu. Dans cette doctrine se trouve l'idée maîtresse de l'aristotélisme. Le général n'est pas adéquat à l'être : il n'en est que la matière. Déterminé par un côté, il est, par un autre, indéterminé : tout type général peut être réalisé de diverses manières. Un être réel, une substance, est un être achevé qui, sous tous les rapports, est ceci et non cela : partant dans un être réel il y a quelque chose de plus que dans n'importe quelle idée générale. Toute la science du général n'arriverait pas à construire l'individualité de Socrate. Deux choses sont en dehors de cette science abstraite : les accidents parce qu'ils sont au dessous, les individus parce qu'ils sont au dessus. La connaissance des individus s'obtient par une intuition, laquelle immédiatement saisit l'unité substantielle qu'on ne pourrait déduire. Cette irréductibilité de l'individuel au général se retrouvera dans toutes les parties de la philosophie d'Aristote. En vertu de ce principe, la spéculation abstraite sera impuissante à nous faire connaître la nature; l'expérience y sera nécessaire. Et, dans l'ordre moral, les lois seront insuffisantes à faire régner la justice; il y faudra joindre le magistrat chargé d'appliquer judicieusement les règles générales à la diversité infinie des cas individuels.

Quels sont les principes de l'être? L'être qui nous est donné est soumis au devenir. Or, le devenir, en tant qu'il existe, suppose des principes non engendrés : il faut nécessairement s'arrêter dans la régression causale quand il s'agit de trouver les éléments intégrants de l'existence actuelle. Quels sont les principes requis pour l'explication du devenir? Ces principes sont au nombre de quatre : 

1° une matière ou substrat, théâtre du changement, c'est-à-dire de la substitution d'une manière d'être à une autre; 

2° une forme ou détermination; 

3° une cause motrice;

4° un but. 

Ainsi les principes d'une maison sont : le bois comme matière, l'idée de la maison comme forme, l'architecte comme cause motrice, et la maison à réaliser comme but. Ces quatre principes se ramènent à deux : la matière et la forme. En effet, la cause motrice n'est que la forme dans un sujet déjà réalisé; ainsi la cause motrice de la maison, c'est l'idée de la maison entant que conçue par l'architecte. Et la cause finale n'est encore que la forme, car la cause finale de chaque chose, c'est la perfection ou forme vers laquelle elle tend. 

La matière et la forme sont donc en définitive les deux principes non engendrés nécessaires et suffisants pour expliquer le devenir. La matière est le substrat. Elle n'est ni ceci ni cela; elle peut devenir ceci ou cela. La forme est ce qui fait de la matière une chose déterminée (tode ti) et réelle. Elle est la perfection, l'activité, l'âme de la chose. Le mot forme a, chez Aristote, un tout autre sens que chez nous. Ainsi, une main sculptée a, dans le langage d'Aristote, la figure non la forme d'une main, parce qu'elle ne peut accomplir les fonctions propres à la main. Il y a une échelle d'existences depuis la matière infime qui n'a aucune formé jusqu'à la forme suprême qui est sans matière. La matière infime n'existe pas. La forme sans matière est en dehors de la nature. Tous les êtres de la nature sont des composés de matière et de forme. L'opposition de la matière et de la forme est relative. Ce qui est matière à un point de vue est forme à un autre. Le bois de charpente est matière par rapport à la maison, forme par rapport au bois non coupé. L'âme est forme à l'égard du corps, matière à l'égard de l'intelligence. 

Aristote ne s'en tient pas à cette réduction des quatre principes à la matière et à la forme; il cherche à rapprocher l'un de l'autre ces deux principes mêmes. Pour cela, il les ramène à la puissance et à l'acte. La matière n'est plus une pure réceptivité, comme chez Platon : elle a une disposition à recevoir la forme, elle la désire. La forme n'est plus quelque chose d'hétérogène à la matière; elle en est l'achèvement naturel. La matière est puissance, et puissance capable de deux contraires déterminés. Le mécanisme logique de la substitution des formes dans une matière inerte se résout ainsi en un dynamisme métaphysique. Dans le passage de la puissance à l'acte, il y a une action interne. Ce n'est plus une juxtaposition ou séparation d'éléments inertes et préexistants; c'est une création spontanée d'être et de perfection. S'il faut, dit Aristote, une force d'une quantité déterminée pour produire un certain effet, la moitié de cette force, prise isolément, ne produit cet effet à aucun degré. Autrement, étant donné un navire que plusieurs hommes, réunissant leurs forces, mettent en mouvement, un seul homme pourrait déjà imprimer à ce navire une certaine quantité de mouvement, ce qui est contraire à l'expérience. Telle partie qui produit un mouvement dans son union avec le tout, prise isolément et agissant seule devient totalement impuissante. C'est que la partie, à vrai dire, n'existe pas en tant que partie dans ce qui est véritablement un tout: une partie n'existe qu'en puissance dans le tout dont on peut la tirer. Le concept aristotélicien de la puissance et de l'acte est, on le voit, très empirique. Aristote suppose que l'effort d'un seul homme est sans action sur un navire, parce qu'il ignore que le travail qui ne se manifeste pas sous forme de mouvement engendre du moins de la chaleur. Il n'en reste pas moins que la poussée d'un seul homme est effectivement sans effet aucun en ce qui concerne le mouvement de translation. 

Au XIXe siècle même, une école de chimistes, raisonnant à la manière d'Aristote, ne considéra pas l'hydrogène et l'oxygène comme existant en acte dans l'eau; mais, s'en tenant à l'expérience, ces savants disaient que l'hydrogène et l'oxygène existent dans l'eau en puissance, en ce sens qu'en soumettant l'eau à telles ou telles conditions on pourra obtenir de l'hydrogène ou de l'oxygène. En résumé, le devenir, selon Aristote, ne dérive, ni de l'être ni du non-être absolus; il dérive de l'être en puissance, intermédiaire entre l'être et le non-être.
De cet être en puissance ou matière dérive tout ce qui, dans le monde, est indétermination et imperfection. La matière est le principe de la nécessité brute ou anankè, qui est la causalité mécanique et aveugle, par opposition à la cause motrice agissant en vue d'une fin. S'il existe une telle nécessité, c'est que la nature est obligée d'employer, dans ses créations, des causes matérielles. Or la matière, en un sens, résiste à la forme. C'est pourquoi les créations de la nature sont imparfaites; il se produit même beaucoup de choses dépourvues de but, par la seule action des forces mécaniques. Ainsi des esclaves, dont on règle l'action, agissent néanmoins souvent par eux-mêmes, en dehors de la règle. La matière est le principe de la contingence des futurs. En ce qui concerne l'avenir, la position d'une alternative déterminée est seule nécessaire. La réalisation de l'un ou l'autre terme de cette alternative est indéterminée. 

Da la matière procède le hasard. Sont fortuits chez un être donné les phénomènes qui ne découlent pas de l'essence de cet être, mais qui résultent, soit de son imperfection, soit de l'influence des causes étrangères. Le hasard se manifeste par la rareté de l'événement. L'événement fortuit est nécessaire mécaniquement, mais il n'est nécessaire qu'à ce point de vue : sous le rapport de la finalité il est absolument indéterminable et inconnaissable. 

La matière est la cause de l'imperfection des êtres et du mal. Elle est cause aussi de la hiérarchie des espèces, car, à travers leur infinie variété, les êtres de la nature ne sont que des réalisations plus ou moins complètes d'un seul et même type. Les animaux ne sont que des humainss inachevés, fixés à un certain point de leur développement naturel. De la présence de la matière au sein des choses naturelles, il suit que ces choses ne peuvent être objet de science parfaite, c'est-à-dire ne peuvent être connues comme entièrement déterminées. L'élément matériel des choses, en lui-même, ne comporte pas la science.

Telles sont les causes prochaines de l'être soumis au devenir. Mais cet être ne serait pas complètement expliqué si l'on s'en tenait à la considération de ses éléments. L'être qui devient ne trouve son explication dernière que dans un être éternel. 

Déjà l'existence du divin se prouve d'une manière populaire, par la perfection graduelle des êtres, par la finalité qui règne dans la nature. Elle se prouve scientifiquement par l'analyse des conditions du mouvement. C'est ce qu'on appelle l'argument du premier moteur. Le mouvement, c'est le changement, c'est la relation de la matière à la forme. En ce sens, le mouvement du monde est éternel; en effet, le temps est nécessairement éternel, et sans le mouvement ou changement le temps ne peut exister. Or, qui dit mouvement, dit par là même mobile et moteur. Donc, le mouvement, en tant qu'éternel, suppose un mobile éternel et un premier moteur immobile. Le mobile éternel se meut suivant un cercle; c'est le premier ciel, le ciel des étoiles fixes. Le premier moteur immobile est ce qu'on appelle Dieu, le divin. Cette preuve peut être généralisée de la manière suivante. L'actuel est toujours avant le potentiel. Le premier, dans l'absolu, n'est pas le germe : mais l'être achevé. De plus, l'actuation ne saurait se réaliser si l'acte pur n'existait déjà. Le divin est cet acte pur. 

En somme, la démonstration de l'existence du divin se fonde sur ce double principe : 

1° l'acte est, au point de vue de la nature absolue des choses, antérieur à la puissance; 

2° le conditionné suppose l'inconditionné. 

Qu'est-ce que le divin? Sa nature se détermine par son rôle de premier moteur. Le divin est acte pur, c'est-à-dire qu'il est exempt d'indétermination, d'imperfection, de changement. Il est immobile et immuable. Il est la pensée ayant pour objet la pensée et elle seule. Il ne voit point le monde, car ne point voir les choses imparfaites est meilleur que de les voir: la dignité d'une intelligence se mesure à la perfection de son objet. Il est vie éternelle et excellente, et par là il est souverainement heureux. A cette pensée qui se pense est suspendu le monde, comme une pensée qui ne se pense pas et qui tend à se penser. Voici comment le divin meut le monde. Ce qui est désiré et pensé meut sans se mouvoir soi-même. C'est l'intelligible qui détermine l'intelligence, non l'intelligence qui détermine l'intelligible. Or, bien est le suprême désirable et le suprême intelligible. Le divin meut donc le monde comme cause finale, sans se mouvoir lui-même. Le divin n'est pas le dernier produit du développement du monde, il est logiquement antérieur au monde. Et il n'est pas immanent au monde, comme l'ordre est immanent à une armée: il est hors du monde, comme le général est distinct de son armée. 

Le produit immédiat de l'action divine, c'est le mouvement rotatoire de l'ensemble de l'univers, d'où résultent les mouvements ou changements des choses périssables. Le monde est un parce que le divin est un. Parce que le divin est intelligent, le monde est un tout harmonieux, un poème bien composé. Tout y est ordonné en vue d'une seule fin. Le rapport des êtres au tout y est d'autant plus étroit que ces êtres sont plus haut placés dans l'échelle de la nature, comme, dans une maison bien ordonnée, les actions des hommes libres sont plus réglées que celles des esclaves. Le divin, pour qui le monde est comme s'il n'existait pas, n'intervient pas dans le détail de ses événements. 

Cette théologie est un monothéisme abstrait. Tous les êtres et tous les faits de la nature sent ramenés entièrement à des causes naturelles. Ce n'est que la nature prise dans son ensemble qui est suspendue à la divinité. Il n'y a ni providence spéciale, ni rémunération surnaturelle dans une autre vie. De la religion populaire, Aristote n'admet comme vraie que la croyance générale à une divinité et à la nature divine du ciel et des étoiles. Le reste ne consiste, selon lui, que dans des additions mythiques, dont le philosophe trouve l'explication, soit dans la tendance des humains aux conceptions anthropomorphiques, soit dans les calculs des politiques. (Emile Boutroux).



Sources. - Logique : les textes relatifs à cette partie de la philosophie sont l'Organon,  c'est-à-dire : les Catégories, l'Hermeneia, les Analytiques premiers et derniers, les Topiques et les Arguments sophistiques. Métaphysique : la collection appelée Métaphysique).
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