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Aristote  : approches de l'humain
Aperçu Epistémologie
et métaphysique
Les clés du monde concret Approches de
l'humain
L'aristotélisme

L'individu et la société

Psychologie.
Ce qui différencie l'humain des autres animaux, c'est le noûs ( = l'esprit, l'intelligence, l'intellect, la raison), qui chez lui s'unit à l'âme animale. Il a des facultés qui lui sont communes avec les animaux, et des facultés qui lui sent propres. En commun avec les animaux, l'humain a la sensation et les facultés qui en dérivent. La sensation est le changement qui est produit dans l'âme par l'objet sensible, comme par un contraire, au moyen du corps, et qui consiste en ce que la forme de l'objet senti est communiquée au sujet sentant. La sensation est ainsi l'acte commun du sensible et du sentant. Chaque sens nous renseigne exclusivement sur les propriétés des choses auxquelles il se rapporte spécialement; et ce qu'il nous dit de ces propriétés est toujours vrai. 

Les propriétés générales sont connues par le sensorium commune, où se réunissent toutes les impressions sensibles. C'est aussi là que les sensations sont comparées et rapportées aux objets comme causes et à nous-mêmes comme sujets conscients. L'organe du sensorium commune est le coeur. Ses données peuvent être vraies ou fausses. La sensation est la base de la vie psychique animale. Elle est capable, au double point de vue théorique et pratique, d'un développement qui donne naissance à plusieurs autres facultés. Quand le mouvement dans l'organe du sens se maintient au delà de la durée de la sensation, se propage à l'organe central, et, arrivé là, provoque une nouvelle apparition de l'image sensible, c'est l'imagination. Les produits de cette faculté peuvent être vrais ou faux. Si une image est reconnue comme la reproduction d'une perception passée, c'est la mémoire. 

Aristote joint à l'étude de ces facultés des recherches sur la nature du sommeil, de la mort et des rêves au point de vue psychologique. Considérée au point de vue pratique du bon et du mauvais, la sensation comporte un développement parallèle. Par cela seul qu'un animal est doué de sensation, il est capable de plaisir et de douleur. Quand son activité se déploie sans obstacle, c'est le plaisir; dans le cas contraire, la douleur. Plaisir et douleur sont, en définitive, chez les êtres qui en sont pleinement capables, des jugement sur la valeur des choses. Les êtres capables de plaisir et de douleur ont, en conséquence, le désir, lequel n'est que la recherche de ce qui est agréable. Ils ont de même les passions. Toutes ces fonctions appartiennent déjà aux animaux, quoiqu'elles ne soient réalisées parfaitement que chez l'humain. 

L'humain a en outre l'intelligence. Jusqu'ici nous avons assisté à un développement, à un progrès continu : entre l'âme animale et le noûs, au contraire, il y a solution de continuité. Le noûs est la connaissance des premiers principes. Il n'a pas de naissance, il est éternel. Il est exempt de passivité, il existe en acte. Il n'a pas d'organe. Il ne suit donc pas du développement de la sensation, il vient du dehors et il est séparable. Mais l'intelligence humaine n'est pas seulement ce noûs. Elle apprend; elle connaît les choses périssables, les choses qui peuvent être ainsi on autrement. Donc le noûs, en l'humain, se mélange avec l'âme : il y a une intelligence inférieure intermédiaire entre le noûs; absolu et l'âme animale. 

Cette intelligence peut être appelée noûs pathètikos, intelligence passive. Ce noûs inférieur est sujet, mais non objet; son objet, ce sont les choses périssables. Il dépend du corps et périt avec lui. De cette intelligence il y a des rudiments chez les bêtes, par exemple, chez les abeilles ; mais elle n'existe pleinement que chez l'humain. Le noûs pathètikos a deux sortes de fonctions: des fonctions théoriques et des fonctions pratiques. Considéré au point de vue théorique, le noûs pathètikos, à l'origine, n'est noûs qu'en puissance. C'est une table rase sur laquelle rien n'est encore écrit. Le noûs pathètikos ne pense qu'à l'aide des images, et sous l'influence du noûs supérieur. Sous cette influence, il dégage de la sensation le général qui y est contenu, et que la sensation n'atteint que par accident: il se détermine peu à peu grâce à ces essences générales. Mais la science parfaite n'appartient qu'au noûs théorètikos; ou nous supérieur, lequel procède a priori, en partant des causes. Le nous, dans son usage pratique, n'a pas de principes propres : cet usage ne consiste que dans l'application immédiate des idées théoriques. Cette application a lieu de deux manières : 

1° par la production (poiein);

 2° par l'action (prattein). 

A propos de l'action, Aristote donne une théorie de la volonté d'où elle procède. La volonté est la combinaison de l'intelligence et du désir.

En tant que désir, elle pose des fins à réaliser; en tant qu'intelligence, elle détermine les moyens qui correspondent à ces fins, Les objets de la volonté sont déterminés gar rapport à deux fins principales: le bien et le possible. A l'existence de la volonté est lié le libre arbitre. Dans les êtres sans raison, le désir ne peut nature que de la sensation. Dans l'humain, il peut être engendré soit par la sensation, soit par la raison. Quand il est engendré par la sensation, c'est l'appétit; quand il est engendré par la raison, c'est la volonté. Entre l'appétit et la volonté se tient le libre arbitre, on faculté de se déterminer par soi-même. Vertu et vice dépendent de nous; nous sommes le principe de nos actions. La réalité du libre arbitre est prouvée par l'imputabilité morale, que supposent la législation, la louange et le blâme, l'exhortation et la défense. L'essence du libre arbitre, c'est la spontanéité, et plus précisément cette spontanéité qui est la préférence; car les enfants et les bêtes ont la spontanéité : l'humain seul est vraiment libre, parce que seul il est capable de choisir.

Morale.
Chez les êtres dépourvus d'intelligence, les fins sont atteintes immédiatement et nécessairement. L'humain a une fin plus relevée, qui ne se réalise pas par le seul jeu des forces naturelles, mais par l'action de sa liberté. II s'agit de savoir comment il doit organiser sa vie pour réaliser l'idée de l'humaine, pour agir suivant son essence propre, et non sous l'influence de la nécessité ou du hasard. De là l'idée de la philosophie, pratique ou philosophie des choses humaines. Cette philosophie recherche la fin et les moyens de l'activité propre à l'humain. La philosophie pratique comprend trois parties correspondant aux trois sphères d'action qui s'offrent à l'humain. Ces trois parties sont : l'éthique, on règle de la vie individuelle; l'économique, ou règle de la vie de famille; et la politique, ou règle de la vie sociale. Selon l'ordre chronologique, l'éthique précède l'économique qui précède elle-même la politique. Selon l'ordre de la nature et de la perfection, le rapport est inverse. La politique en effet est l'achèvement de l'économique, qui elle-même détermine l'activité humaine avec plus de précision que l'éthique pare et simple. Nous commencerons par l'éthique ou morale. La morale se divise en morale générale et morale particulière. 

Le bien moral, le bonheur.
Chez Aristote, la morale n'est pas avec la physique dans le même rapport que chez Platon. Le bien n'est pas transcendant; la nature n'est pas hostile ou purement passive en face de l'idéal. Comme la forme est en puissance dans la matière, ainsi la nature est disposée à la vertu, qui n'est que le développement normal des tendances naturelles. Sans doute nous ne naissons pas vertueux, mais nous tendons à le devenir : la culture et l'art sont l'achèvement de la nature. Il faut d'ailleurs distinguer entre le bien en soi et le bien pour l'humain. Le bien que considère la morale n'est pas le bien en soi, mais seulement le bien dans ses rapports avec la nature humaine.

Qu'est-ce que le bien moral? Toute action ayant un but, il doit y avoir un but suprême, et ce but suprême ne peut être que le bien supérieur à tous les autres biens, le meilleur. Qu'est-ce que ce meilleur? On s'accorde généralement à dire que c'est le bonheur, mais on n'est pas d'accord sur la définition du bonheur. Nous devons chercher en quoi il consiste véritablement. Pour tout être vivant le bien consiste dans In perfection ou pleine réalisation de l'activité qui lui est propre. Pour l'humain donc la félicité résidera dans la perfection de l'activité proprement humaine. Tel est le signe distinctif du bonheur véritable. Dès lors on ne peut placer ce bonheur, ni dans la jouissance sensible, qui est commune à l'humain et à l'animal, ni dans le plaisir, lequel n'est pas fin en soi, mais n'est poursuivi qu'en vue du bonheur, ni dans l'honneur, qui n'est pas en notre pouvoir et vient du dehors. Peut-être même la vertu seule ne donne-t-elle pas le bonheur, car on ne saurait appeler heureux un homme vertueux empêché d'agir et accablé de souffrances. 

Le bonheur consiste dans la constante activité de nos facultés proprement humaines, c'est-à-dire intellectuelles. Le bonheur, c'est l'action guidée par la raison, au sein de circonstances favorables à cette action même. S'il en est ainsi, l'élément constitutif du bonheur est sans doute la vertu ou réalisation de la partie supérieure de notre âme : la vertu remplit à l'égard du bonheur le rôle de forme et de principe. Mais le bonheur a en même temps pour matière ou condition la possession des biens extérieurs : santé, beauté, naissance, fortune, enfants, amis; encore qu'il soit certain que les plus grands malheurs ne peuvent rendre l'humain vertueux véritablement misérable. 

Quant au plaisir, considéré comme fin, il n'est pas un élément intégrant du bonheur; mais, attendu qu'il accompagne naturellement l'action, dont il est le complément, il est intimement lié à la vertu. Il s'ajoute à l'action comme à la jeunesse sa fleur. C'est la conscience de l'activité. La valeur du plaisir se mesure ainsi sur celle de l'activité qu'il accompagne. La vertu porte avec elle une satisfaction spéciale que possède nécessairement, l'humain vertueux. Les plaisirs sont admissibles dans la mesure où ils découlent de la vertu ou se concilient avec elle, Quant aux plaisirs grossiers on violents qui troublent l'âme, ils doivent être rejetés. En un mot, le plaisir, comme résultat, non comme fin, est présent dans le bonheur. Enfin, le bonheur implique le loisir, qui est une condition de l'activité. Celle-ci en effet a besoin de relâche ; mais le loisir n'est Vas la fin du travail, c'est le travail qui est la fin du loisir. Le loisir doit être consacré à l'art, à la science, de préférence à la philosophie.

La vertu, les vertus.
Qu'est-ce maintenant que la vertu, principe du bonheur, et quelles sont les vertus principales? La vertu est une habitude caractérisée par la réalisation parfaite des puissances de l'humain. Or la nature humaine est double, intellectuelle et morale. La partie intellectuelle a pour objet le nécessaire, et est immobile; la partie morale désire, agit, en tant qu'elle est en rapport avec le contingent. Il y a par suite deux sortes de vertus : les vertus dianoétiques ou intellectuelles, et les vertus éthiques ou morales. Les vertus dianoétiques sont les plus élevées ; elles ne s'acquièrent pas par un effort de la volonté, mais par l'instruction. La vertu qui donne la plus haute félicité est la science en contemplation. Elle est la plus noble des occupations de l'humain, parce que le noûs qui en est l'organe est ce qu'il y a de plus divin. Elle est l'activité la plus désintéressée, celle qui fatigue le moins et admet le plus la continuité. Elle est la plus calme, celle qui se suffit le mieux à elle-même. 

C'est par la science que l'humain se rapproche le plus de la divinité. Il ne faut done pas suivre les conseils de ceux qui veulent que l'on n'ait que des sentiments humains, parce qu'on est humain, et que l'on n'aspire qu'à la destinée d'une créature mortelle, parce qu'on est mortel. Nous devons nous appliquer autant qu'il est en nous à nous rendre dignes de immortalité. Mais la félicité suprême liée à la possession de la science parfaite n'est donnée à l'humain qu'à de rares instants. Ce qui lui convient véritablement, ce qui est proportionné à sa condition d'esprit uni à un corps, ce sont les vertus éthiques on morales. La vertu éthique est une disposition on habitude de l'âme, tendant à choisir en toutes choses la juste milieu qui convient à notre nature, et que détermine la jugement pratique de l'homme intelligent. C'est une habitude, une manière d'être de la volonté. Socrate, en en faisant une science, oubliait que, dans la question de la vertu, il ne s'agit pas de la connaissance des règles morales, mais de leur réalisation. Il faut, pour constituer la vertu, non seulement une détermination de la volonté, mois une manière d'être durable, une habitude.

Toute vertu, de plus, est un milieu entre deux vices, milieu qui est d'ailleurs relatif à l'individu. Autre est la vertu d'un homme, autre celle d'une femme, ou d'un enfant ou d'un esclave. Il faut également tenir compte du temps et des circonstances. Le courage est en ce sens un milieu entre la témérité et la lâcheté; la magnanimité est un milieu entre l'insolence et la bassesse, et ainsi de suite. Enfin, c'est l'homme de bien qui est la règle et la mesure du bien dans chaque cas particulier. Les règles en effet ne déterminent que le bien en général. Dans chaque cas qui se présente, il y a quelque chose de singulier qu'elles n'ont pu ni n'ont dû prévoir. Le jugement vivant et universel de l'homme d'élite supplée à leur insuffisance.

Aristote étudie en détail toutes les différentes vertus dianoétiques et morales. Les vertus dianoétiques sont toutes les habitudes parfaites de la partie intelligente de l'âme. Or l'intelligence a deux degrés : l'intelligence scientifique et l'intelligence logistique. 

Les vertus de l'intelligence scientifique sont : 

1° le noûs, qui connaît les principes des choses;

2° la science, qui déduit de ces principes les vérités particulières. La réunion du noûs et de la science constitue là sagesse (sophia). 

Les vertus de l'intelligence logistique sont : 
1° l'art ou capacité de produire en vue d'une fin; 

2° le jugement en intelligence pratique.

Les vertus morales sont aussi nombreuses qu'il y a de relations différentes dans la vie humaine. Ces relations étant en nombre indéterminé, il n'y a pas de liste complète possible des vertus morales; à plus forte raison ces vertus ne sauraient-elles se réduire à un seul principe, comme chez Platon. Aristote étudie les vertus morales les plus importantes; ses dissertations sont très remarquables, pleines de fines observations de psychologue et de moraliste. 

Ses analyses de la justice et de l'amitié méritent particulièrement d'être citées. La justice est, selon lui, le rétablissement de l'égalité proportionnelle ou vraie dans la vie sociale. L'équité est plus parfaite que la justice, parce que, tandis que celle-cine considèreles actions qu'à un point de vue général et abstrait, l'équité tient compte de ce qu'il y a de propre à chaque action particulière. C'est un achèvement nécessaire de la justice, la loi ne pouvant prévoir tous les cas. C'est la justice concrète et actuelle, superposée à la justice abstraite et encore indéterminée. L'amitié est la suprême justice, une justice délicate et accomplie, où la règle aveugle et morte est entièrement remplacée par l'intelligence vivante de l'homme de bien. Il y a trois sources d'amitié : le plaisir, l'intérêt et la vertu. La vertu seule fait les amitiés stables.

Economique.
L'humain par la vie de famille, atteint un degré de perfection supérieur à celui que comporte la vie individuelle. La famille est une société naturelle. Elle comprend trois sortes de relations : la relation d'homme à femme, celles de parents à enfants, et celle de maître à esclave.

Le rapport familial de l'homme à la femme est un rapport moral d'amitié et de services réciproques. La femme a sa volonté propre, sa vertu, qui n'est pas celle de l'homme : elle doit être traitée, non en esclave, mais en personne libre. Toutefois, la perfection de la femme étant moins grande que celle de l'homme, celui-ci doit avoir autorité sur elle. La famille est une aristocratie, ou communauté d'êtres libres chargés d'attributions différentes. La femme, libre compagne de l'homme, doit avoir dans la maison son domaine où l'homme ne s'ingère pas. Le rapport des parents aux enfants est un rapport de roi à sujets. Parents et enfants forment une monarchie. L'enfant n'a, vis-à-vis du père, aucun droit, car il est encore une partie du père; mais le père a le devoir de veiller au bien de son enfant, car l'enfant a, lui aussi, sa volonté et sa vertu, bien qu' imparfaites. Le père doit communiquer sa perfection au fils, et le fils s'approprier le perfection du père.

L'esclavage est de la part d'Aristote l'objet d'une étude particulière. Il en démontre la nécessité et la légitimité, et détermine la manière dont on doit traiter les esclaves. L'esclavage est nécessaire, car la maison a besoin d'ouvriers vivants intelligents. L'esclavage est légitime. En effet, étant donné un être qui n'est propre qu'aux travaux corporels, cet être est la possession légitime de celui qui est capable des fonctions intellectuelles : le rapport du premier au second est celui de la matière à la forme. Or, un tel rapport existe, en fait, entre les Barbares et les Grecs. Ainsi, l'homme libre est la propriétaire de l'esclave; il n'en doit pas moins considérer que l'esclave est un humain, et le traiter comme tel.

Politique.
De l'Etat en général.
La politique est la fin et l'achèvement de l'économique, comme celle-ci est la fin prochaine de la morale. L'individu ne peut arriver par lui-même à la vertu et au bonheur. Or dans la nature même de l'humain gît le penchant à la vie sociale. Ce genre de vie, qui est pour l'homme une condition d'existence, est aussi un moyen de perfectionnement moral. La politique, qui trace l'idéal et les règles relatifs à la communauté humaine, est ainsi étroitement liée à la morale : elle est le tout dont la morale et l'économique sont les parties, l'acte dont elles sont la puissance. Politique est le vrai nom de toute science pratique. La philosophie doit tracer l'idéal de la politique; mais, de même que la morale, dans l'application, tient compte des individus, ainsi la politique appliquée tiendra compte des circonstances.

Comment se forme la société politique? Selon l'ordre du temps, la première société qui se forme est la famille. Puis, se produit l'union de plusieurs familles, ou kômè. L'Etat, ou cité (polis) vient enfin : c'est la plus haute des sociétés. Tel est l'ordre chronologique; mais, au point de vue de la nature, l'Etat est avant les individus, la famille et le village comme le tout est avant les parties : celles-ci ont dans celui-là leur cause finale et leur réalisation la plus haute. La fin de l'Etat est la plus élevée qui se puisse concevoir, puisque l'Etat est la plus parfaite expression du penchant social. Cette fin ne peut être ni la simple satisfaction des besoins physiques, ni l'acquisition de la richesse, ni le commerce, ni même la protection des citoyens par les lois. Cette fin doit être le bonheur des citoyens. L'Etat a pour mission de veiller à ce que les citoyens possèdent, d'abord les biens intérieurs ou la vertu, ensuite les biens extérieurs. L'Etat achève le progrès de la nature humaine s'élevant de la puissance à l'acte. Bien qu'il soit ainsi d'accord avec Platon, quant au but final de la politique, Aristote n'en est pas moins amené à critiquer son maître en ce qui concerne les droits et les devoirs de l'Etat.

Il combat la doctrine platonicienne de la plus grande unité possible de I'Etat, d'où résultait la nécessité de lui sacrifier la propriété et la famille. L'unité n'appartient qu'à l'individu. Déjà la famille n'est plus une unité. La cité est, par nature, une pluralité, et une pluralité hétérogène. Les théories platoniciennes de la propriété et de la famille sont inadmissibles. Non seulement elles sont inapplicables, mais elles méconnaissent, et la tendance de la nature, et l'intérêt de l'Etat. La propriété et la famille ne sont pas choses artificielles, mais objets de tendances naturelles. De plus, elles sont utiles à l'Etat, à qui elles procurent des avantages qu'il ne pourrait réaliser par d'autres moyens. L'État doit donc réglementer la propriété et la famille, non les anéantir. Sans doute, dans la pratique, Aristote se rapproche bien souvent de Platon, qu'il combat en théorie; mais ce serait exagérer que de dire qu'il n'y a presque pas de différence entre la politique platonicienne et la politique aristotélicienne. La part faite à la nature imprime à cette dernière une direction tout autre.

Voici les principales dispositions de la politique aristotélicienne. Comme le souverain bien réside dans le loisir intellectuel, les professions utiles sont incompatibles avec le titre de citoyen : agriculteurs, commerçants, ouvriers ne peuvent être citoyens. C'est là du moins l'idéal. L'Etat a, vis-à-vis des citoyens, le rôle d'un éducateur. Il travaille à régler leurs actions. Le pire des Etats est celui qui laisse chacun vivre comme il lui plait. L'Etat règle l'âge et la saison de la procréation, fixe le chiffre de la population, ordonne l'avortement pour les grossesses qui conduiraient à dépasser ce chiffre, et l'exposition pour les enfants estropiés. L'éducation doit être publique et commune. Elle doit constamment avoir en vue l'intelligence dans les soins qu'elle donne à la sensibilité, et l'âme dans les soins qu'elle donne au corps. Elle comprend la grammaire, la gymnastique, la musique et le dessin. Elle vise en toutes choses à former les habitudes morales de l'enfant. Elle est essentiellement libérale : les sciences et les arts qui ont un caractère mécanique et utilitaire sont exclus. La vertu de l'Etat c'est la justice, c'est-à-dire l'ordre en vertu duquel chacun a, dans l'Etat, la place et la condition qui lui conviennent, chacun est investi de la fonction qu'il est capable et digne de remplir.

Les constitutions.
Le principe général qui règle les constitutions, c'est que la réalisation de la fin de l'Etat suppose deux choses les lois et le magistrat. Le vrai souverain, le seul, c'est la raison, c'est l'ordre. Mais ce souverain est invisible. La raison est donc, dans la pratique, représentée par les lois. Mais les lois sont nécessairement énoncées dans des formules générales. Or, si compréhensive que soit une formule, elle laisse nécessairement échapper à travers ses mailles une infinité de cas particuliers. De là la nécessité du magistrat. Il est souverain, là où la loi n'a rien pu disposer, par suite de l'impossibilité où l'on est de préciser tous les détails dans des règlements généraux.

En ce qui concerne la forme du gouvernement, Aristote, n'en pose pas, comme Platon, une seule comme bonne, toutes les autres comme mauvaises. Il dit que les constitutions doi-vent se régler sur le caractère et les besoins des peuples pour qui elles sont faites, que la plus mauvaise en soi peut étre la meilleure dans certains cas. Et il examine les moyens de tirer le meilleur parti des mauvais gouvernements quand ils sont seuls possibles. C'est sous ces réserves qu'il classe les formes de gouvernement. II y a trois sortes de gouvernements, d'après le nombre des gouvernants : le pouvoir peut être entre les mains, soit d'un seul, soit de plusieurs, soit du plus grand nombre. Chacun de ces gouvernements a deux formes, l'une juste, l'autre corrompue, selon que les gouvernants ont en vue l'intérêt général ou leur intérêt propre. 

Aristote donne aux formes justes les noms de royauté, aristocratie, politie; aux formes corrompues, les noms de tyrannie, oligarchie, démocratie. La meilleure forme de gouvernement est une république réunissant l'ordre et la liberté. C'est une aristocratie. Tous les citoyens sont admis à prendre part aux fonctions publiques ; mais ne sont citoyens que ceux qui, par leur situation et parleur culture, sont aptes à remplir les devoirs civiques. Tout travail corporel, notamment l'exercice de l'agriculture et de l'industrie, doit être accompli par des esclaves ou des métèques. Au-dessous de cette forme idéale de gouvernement sont des formes moins parfaites, et néanmoins légitimes, selon les circonstances. La plus pratique dans les conditions ordinaires est une république tempérée, tenant le milieu entre la démocratie et L'oligarchie. La démocratie est caractérisée par la liberté et l'égalité et par ce fait que le gouvernement est entre les mains de la majorité des hommes libres et des pauvres. Dans l'oligarchie, le gouvernement appartient à la minorité des riches et des nobles. La république tempérée donne le pouvoir à la classe moyenne. Elle est l'équivalent politique de la vertu morale, laquelle est un milieu entre deux extrêmes. Il est clair que les idées politiques d'Aristote ne sont souvent que la mise en théorie des faits qu'il a sous les yeux, mais ce serait exagérer que de n'y pas voir autre chose. Si les moyens qu'il préconise sont souvent empruntés à une expérience forcément restreinte, les fins qu'il assigne sont déterminées par la raison et la philosophie;  et la politique d'Aristote fournit aujourd'hui encore des enseignements aux hommes d'État, comme des documents aux historiens.

L'art et le langage

Esthétique.
Aristote distinguait trois parties de la philosophie : la partie théorique, la partie pratique, et la partie poétique ou relative à l'art. Il n'a pas traité de cette dernière avec développement. Il n'en est pas moins, par les indications et les exemples qu'il fournit, le fondateur de l'esthétique. L'esthétique aristotélicienne part moins du concept du beau que de celui de l'art; une théorie du beau y est toutefois esquissée. Les caractères essentiels du beau sont la coordination, la symétrie et la précision. La manifestation sensible n'est pas un élément essentiel du beau, car c'est surtout dans les sciences mathématiques qu'il se trouve réalisé. Le beau réside dans le général. La poésie, qui porte sur le général, est plus philosophique, plus sérieuse et plus belle que l'histoire, qui porte sur le particulier.

Avec Platon, Aristote place l'essence de l'art dans l'imitation. L'art résulte du penchant de l'humain à l'imitation et du plaisir qu'elle lui procure. Ce que l'humain imite, c'est la nature, c'est-à-dire, selon la philosophie aristotélicienne, non pas seulement l'apparence extérieure, mais l'essence interne, idéale des choses. L'art peut représenter les choses telles qu'elles sont ou telles qu'elles doivent être. La représentation est d'autant plus belle que l'artiste a mieux su achever, dans le sens de la nature même, l'oeuvre que celle-ci laisse nécessairement incomplète. Tout art tend à représenter le général et le nécessaire. Cela est vrai même de la poésie comique, dont le vrai but est la représentation des caractères. 

Les arts comportent plus d'un genre d'utilité. Ils produisent le délassement, la culture morale, la jouissance intellectuelle, et cet effet particulier qu'Aristote appelle purgation (katharsis). La purgation est le propre des arts les plus élevés, notamment de la poésie sérieuse. Qu'est-ce que cette fameuse purgation? Ce n'est pas précisément une amélioration morale, mais la suppression d'une passion qui domine et trouble l'âme, par le moyen d'un traitement homéopathique. Il importe d'ailleurs de remarquer que toute excitation à la passion n'est pas capable de produire cet effet curatif. L'excitation salutaire, c'est celle qui procède de l'art, celle qui est soumise à une mesure et à une loi, et qui, agrandissant l'objet des passions, détache celles-ci des circonstances de la vie individuelle, pour les appliquer à la destinée commune à tous les humains.

Aristote ne donne pas de classification systématique des arts. Les plus élevés sont la poésie et la musique.

Poétique.
La poésie est née du penchant à l'imitation. Une tragédie est l'imitation d'une action sérieuse et complète; d'une certaine étendue, en un beau langage, sous forme dramatique et non narrative, imitation qui excite la terreur et la pitié, et qui, par là, purge l'âme de ces mêmes passions. Le poète tragique nous présente, dans ses héros et dans leur destinée, des types généraux de la nature et de la vie humaine. Il nous montre des lois immuables dominant et réglant les événements en apparence accidentels. De là l'efficacité de la tragédie pour purger l'âme de ses passions. 

La partie la plus importante de la tragédie est action. L'action doit être naturelle. Non que l'auteur doive dire ce qui est arrivé, mais il doit montrer ce qui aurait pu arriver, ce qui est possible, soit d'après les lois de la vraisemblance, soit d'après celles de la nécessité. L'action doit être une et complète. Il doit être impossible de déranger ou de retrancher une partie quelconque de l'ouvrage sans disjoindre et altérer l'ensemble. Car ce qui peut, dans un tout, être ajouté ou retranché sans qu'il y paraisse, ne fait pas partie du tout. 

L'unité d'action est la seule dont Aristote fasse une règle. De l'unité de lieu, il ne parle pas. Quant à l'unité de temps, il se borne à constater que la tragédie s'efforce en général de renfermer l'action dans un seul jour ou de ne dépasser que de peu cette durée. Il détermine les règles relatives aux parties de l'action, aux caractères, lesquels doivent être plus achevés et plus beaux qu'ils ne sont dans la réalité, à la composition, à l'élocution. Comparant la tragédie à l'épopée, il donne l'avantage à la première, parce qu'elle a une unité plus rigoureuse, une unité fermée, tandis que l'épopée comporte des parties dont chacune pourrait faire une tragédie.

Rhétorique.
En rhétorique, Aristote n'a pas eu, nous dit-il, à créer. Cette science avait été développée avant lui par Tisias, Thrasymaque, Théodore, et beaucoup d'autres. Mais ces auteurs restaient enfermés dans le particulier et ne dépassaient pas le point de vue empirique. C'est à Aristote qu'appartient l'idée d'une rhétorique scientifique, et particulièrement la détermination d'un rapport étroit entre la rhétorique et la logique. Platon avait cherché, mais sans y réussir, à fonder la rhétorique sur la science. Aristote, grâce à ses théories logiques, trouve dans la dialectique, distinguée de l'apodictique, le tonds même de la rhétorique. La rhétorique est l'application de la dialectique aux fins de la politique, c.-à-d. à certaines fins pratiques. La dialectique est logiquement antérieure à la rhétorique: elle est le tout dont la rhétorique n'est qu'une partie. Selon l'ordre du temps, la rhétorique est antérieure à la dialectique; mais, selon l'ordre de la science, c'est l'inverse qui est vrai. La rhétorique enseigne à persuader par des raisons vraisemblables. La partie essentielle de la rhétorique est ainsi la doctrine des moyens oratoires. 

Ces moyens sont de trois sortes : 1° Ceux qui se rapportent à l'objet; 2° ceux qui se rapportent à l'orateur; 3° ceux qui se rapportent à l'auditeur. 

1°) Le premiers consistent à faire apparaître ses affirmations comme vraies. Ils reposent sur la preuve. La preuve est ainsi l'élément principal de la rhétorique; c'est aussi celui sur lequel Aristote insiste le plus. Comme la dialectique prouve par syllogisme et induction, ainsi la rhétorique prouve par enthymème ou démonstration imparfaite, et exemple ou induction imparfaite. II n'y a rien, pour ainsi dire, en dehors de ces deux arguments. 
• L'enthymème est un syllogisme où l'on raisonne d'après des vraisemblances ou des signes.

• L'exemple consiste comme l'induction à juger d'une chose par d'autres choses particulières semblables à celle qui est en question; mais l'exemple ne va pas de la partie au tout; il ne va que de la partie à la partie.

La rhétorique détermine les points de vue d'où se tirent les enthymèmes et les exemples : cette détermination est l'objet de la topique oratoire. 

Aristote distingue trois genres de discours : le délibératif, le judiciaire et l'épidictique; et il trace les règles propres à chaque genre. Tels sont les moyens oratoires relatifs à l'objet. 

2°) En ce qui concerne l'orateur, son rôle est de faire en sorte qu'on le considère comme doué d'intelligence, de probité et de bienveillance. 

3°) Enfin, les moyens relatifs à l'auditeur consistent à savoir exciter et calmer les passions. Aristote insiste longuement sur cette partie et y déploie une psychologie très fine. Il fait une étude intéressante de l'influence qu'ont les âges et les situations sur le caractère et les dispositions. 

A la suite de ces théories qui constituent le fonds de la rhétorique viennent des études sur l'élocution et la disposition qui dénotent une connaissance approfondie de la question, et beaucoup de justesse et de sagacité.

Grammaire.
Aristote était considéré dans l'Antiquité comme le fondateur de la grammaire et de la critique. Il avait écrit, pour l'explication et la critique des poètes, des ouvrages qui sont perdus. Les indications relatives à la grammaire que nous possédons ne sont pas données pour elles-mêmes, mais à propos d'autre chose : elles n'en ont pas moins une grande importance en ce qui concerne la formation de la science grammaticale. Aristote s'est occupé de grammaire avec son esprit d'observation habituel; mais la théorie du langage était alors dans l'enfance. De là le vague et l'obscurité que présentent souvent ses assertions. Aristote admet trois parties du discours : le nom, le verbe et la conjonction. Le verbe et le nom sont soumis à la flexion. Les noms se divisent en masculins, féminins et neutres. Les mots sont plutôt fondés sur un accord des humains entre eux que sur la nature. Par suite, dans leur formation, c'est moins le principe de l'analogie que l'arbitraire qui domine. (Emile Boutroux).



Sources. - Psychologie :De anima; Morale : Ethique à Nicomaque; Economique : Ethique et Politique, 1er livre (il existe sous le nom d'Aristote des Oikonomika qui ne sont sans doute pas authentiques); Politique :  la Politique; Esthétique : Poétique; Poétique : ce qui nous reste de la Poétique d'Aristote se borne presque à l'étude de la tragédie. Mais Aristote avait traité de la poétique d'une manière complète. Rhétorique : Rhétorique; Grammaire : De interpretatione, chapitre Ier; Rhétorique; Poétique, chapitres XX et XXI).
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Dictionnaire biographique
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