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Espèce

Espèce vivante. - La notion de l'espèce, en histoire naturelle, ne date véritablement que de Tournefort et Linné, les fondateurs de la nomenclature et de la classification. Ces auteurs considéraient l'espèce, animale ou végétale, comme fixe et comme se reproduisant sans cesser d'être semblable à elle-même. Cette idée de la fixité de l'espèce se trouve exprimée par A.- P. de Candolle et par Cuvier dans les définitions suivantes : 
« L'espèce, dit de Candolle, est la collection de tous les individus qui se ressemblent plus entre eux qu'ils ne ressemblent à d'autres; qui peuvent, par une fécondation réciproque, produire des individus, fertiles et qui se reproduisent par la génération, de telle sorte qu'on peut, par analogie, les supposer tous sortis originairement d'un seul individu. » 
Cuvier résumait la même opinion en cette formule :
« L'espèce est la réunion des individus descendus l'un de l'autre et de parents communs, et de ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se ressemblent entre eux. »
Cependant, Buffon avait admis déjà que l'espèce est modifiable, conception théorique qui fut reprise et appuyée de preuves nombreuses, quoique de valeur bien inégale, par Lamarck, dans sa Philosophie zoologique; mais l'influence exercée par Cuvier sur le mouvement scientifique de son époque empêcha l'essor de cette doctrine, qui pourtant était la seule admise aujourd'hui et qui ne se trouva définitivement établie qu'en 1859, quand Charles Darwin publia son célèbre ouvrage De l'Origine des espèces.

Avant que la théorie évolutionniste n'eût été admise par les naturalistes, on avait assurément des notions précises sur la variabilité des espèces : la constitution purement artificielle des races de chiens, des variétés roses et d'un grand nombre d'autres animaux ou plantes était trop fidèlement soumise aux caprices de l'industrie humaine pour qu'on pût douter de cette variabilité; mais on pensait que cette propriété était un résultat de la domestication ou de la culture, ce qui revient au même. Les théories de Lamarck et de Darwin ont démontré, au contraire, l'universalité de la variabilité des espèces et ont ainsi jeté une lumière aussi vive qu'inattendue sur l'essence même des êtres vivants qui, bien loin d'être fixes et immuables, comme cristallisé. dans leur forme et dans leurs fonctions, sont, en réalité, dans un perpétuel devenir.

Malgré ces notions, dont la justesse n'est plus à démontrer, l'ancienne conception de l'espèce n'a jamais été abandonnée : elle est la base de nos classifications et, par conséquent, présente une valeur théorique considérable. Ajoutons que la notion d'espèce continue de véhiculer d'autres difficultés. Ainsi, la grande divergence de vues des naturalistes descripteurs, qui, suivant leurs conceptions personnelles et l'importance inégale attribuée par eux aux caractères de classification, multiplient ou réduisent au contraire le nombre des espèces, nous prouve déjà d'une façon frappante l'insuffisance de cette conception. Par exemple, Haeckel distinguait 24 genres et 111 espèces ou 39 genres et 289 espèces parmi les Éponges calcaires, suivant qu'il invoque tel ou tel caractère comme base de sa classification. De même, différents botanistes allemands répartissaient à la même époque un même nombre de plantes du genre Hieracium entre 300, 106, 52 ou moins de 20 espèces. Plus récemment ce sont des espèces de moustiques, que l'on distinguait jadis, et que l'on a fini par réunir en une seule espèce. 

On était donc loin de s'entendre sur les limites de l'espèce quand celle-ci s'aborde du seul point de vue morphologique. On ne peut cependant pas abandonner complètement cette approche qui est la seule envisageable la plupart du temps en paléontologie. Les fossiles fournissent des instantanés de traces diverses individus morts depuis longtemps. A combien de méprises cela donne-t-il lieu? On peut s'en faire une idée lorsque on songe aux grandes différences observées par exemple un chihuahua et un bouledogue d'aujourd'hui, et on peut aisément imaginer qu'un paléontologue du futur aurait du mal une seule espèce, comme c'est pourtant bien le cas? Mais comment faire autrement?

Il existe bien sûr un moyen, qui lorsqu'il est applicable - c'est-à-dire lorque qu'on a affaire à des spécimens vivants -  est connu depuis longtemps. L'idée de « fécondation réciproque » dont parlait déjà Candolle semble ainsi un critère bien préférable pour parvenir à une définition de l'espèce moins ambiguë : on dira ainsi qu'appartiennent à la même espèce deux individus dont capables de se reproduire ensemble, et dont le produit est lui-même fécond. (le dernier critère est nécessaire, pour exclure les cas d'hybrides : le cheval et l'âne, par exemple sont interféconds, mais le mulet qui en résulte est stérile). Cette définition de l'espèce introduit une dimension temporelle et une dimension collective. Elle invite à placer la notion espèce dans une perspective nouvelle où l'espèce relève plus de la comparaison d'images instantanées d'individus (morts ou vivants), mais d'une approche plus globale concernant l'histoire de populations d'êtres vivants, qui partagent un même patrimoine génétique. 

Bien plus satisfaisante, cette approche n'en a pas moins elle aussi ses limites, comme l'a montré en 1978, l'ichtyologiste Donn Rosen en étudiant certaines populations de poissons d'eaux douce en Amérique centrale. Le chercheur a constaté que des hybridation étaient possibles entre des populations plus éloignées historiquement, que d'autres, qui avaient un passé commun plus rapproché. Autrement dit, du point de vue de la fécondité réciproque, il y avait plus de proximité entre populations cousines qu'entre populations soeur. Il résulte de ce constat, qui fait éclater d'une certaine manière la notion d'espèce, que celle-ci ne représente pas comme on l'avait pensé jusque là la plus petite unité systématique - l'atome -, requise pour bâtir le portrait objectif des relations de parenté dans le monde vivant, mais un simple maillon de cette vaste construction; un maillon toutefois suffisamment petit pour être commode. 

Dérivée de la notion d'espèce utilisée antérieurement en philosophie, la notion d'espèce en biologie semble donc conduire aux mêmes interrogations, et aux mêmes types de débats entre l'attitude nominaliste, pour laquelle il n'y a que des individus, tous les autres regroupements étant artificiels, et l'attitude réaliste, qui considère que les regroupements que l'on fait entre individus, ont une certaine réalité. Simplement ici, une position médiane semble plus simple à adopter : on peut considérer l'espèce vivant d'un point de vue nominaliste en disant qu'en toute rigueur, elle n'existe pas dans la nature, et en même temps admettre que la notion reste un outil nécessaire pour construire une image utilisable de la diversité du vivant. (Raphaël Blanchard).

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