| Les idées générales ont été d'abord divisées en cinq classes, parce que les choses, d'après leur degré de compréhension, c'est-à-dire d'après le nombre de notes diverses qu'elles contiennent, peuvent être attribuées à d'autres comme genre, espèce, différence, propre, accident. Ce sont ces modes généraux d'attribution qui ont été nommés universaux. On les appelle encore Prédicables, parce que, dans toute proposition, les diverses manières, dont les choses sont attribuables (en latin, praedicabilia) au sujet, se ramènent à cinq classes. Ces cinq classes, suivant ce que les termes généraux qui les expriment nous font connaître de la nature ou des propriétés des choses. Dans la nature des choses, les termes généraux se peuvent rapporter : 1° soit à ce qu'elles ont d'essentiel en commun avec d'autres choses: il est essentiel au triangle d'être une figure rectiligne; mais cela lui est commun avec beaucoup d'autres figures; à l'humain d'être animal, mais cela lui est commun avec les poissons et les oiseaux, etc.; c'est le genre; 2° soit à ce qu'elles ont d'essentiel et de propre à la fois, comme d'être une figure rectiligne à trois cotés, ou un animal raisonnable; c'est l'espèce; 3° dans leurs propriétés, soit à celles qui distinguent l'espèce du genre, et empêchent qu'elle ne soit confondue avec les autres espèces du même genre; dans les exemples précédents, raisonnable, avoir trois côtés; c'est la différence, appelée quelquefois plus précisément différence spécifique; 4° soit à quelque manière d'être, qui est une dépendance intime de la différence; par exemple, pour l'humain, parce qu'il est doué de raison, avoir la notion du beau dont les animaux sont privés, et, pour le triangle, avoir la somme des angles égale à trois droits : c'est le propre; 5° soit enfin à quelque manière d'être fortuite, nullement essentielle à l'espèce, et faute de laquelle elle ne laisserait pas de subsister; pour l'humain, d'être plus ou moins gai, bon, spirituel; pour le triangle, d'avoir telles ou telles dimensions; c'est l'accident. Aristote paraît avoir, le premier, fait ces distinctions ingénieuses, de peu d'usage pour la pratique peut-être; mais, s'il sert peu, comme disent les auteurs de la Logique de Port-Royal, de savoir qu'il y a des genres, des espèces, des différences, des propres et des accidents, du moins est-il important, de leur aveu, de reconnaître les vrais genres des choses, les vraies espèces de chaque genre, leurs vraies différences, leurs vraies propriétés, et les accidents qui leur conviennent. Bossuet, qui a fondu en grande partie dans sa logique le petit traité de Porphyre, connu sous le nom d'Isagogé ou Introduction (De quinque vocibus, seu in Categorias Aristotelis Introductio), résume, dans les termes suivants, la nature des cinq Universaux : 1° le genre est ce qui convient à plusieurs choses différentes en espèces; 2° l'espèce est ce qui convient à plusieurs choses différentes seulement en nombre; 3° la différence est ce par quoi nous entendons qu'une chose diffère d'une autre en essence; 4° le propre est ce qui est entendu dans la chose comme une suite de son essence; 5° l'accident est ce qui peut être présent ou absent sans que le sujet périsse. La querelle soulevée au sujet de la question des idées générales ou des universaux, est célèbre dans l'histoire de la philosophie du Moyen âge, car, pendant une durée de près de trois siècles, elle ne cessa d'agiter les écoles. Pour les scolastiques, qui distinguaient les cinq sortes d'universaux que l'on vient de mentionner, il s'agissait de savoir si les idées générales, ainsi classées, sont de pures conceptions de l'esprit sans réalité objective, ou si ces idées générales représentent des essences ayant une existence réelle. Les deux solutions opposées ont été affirmées dans l'Antiquité, la première par l'école d'Aristote et celle du Portique. la seconde par l'école de Platon et par l'école Alexandrine. Celle-ci régna généralement dans les écoles du Moyen âge, jusque vers la fin du XIe, siècle (vers 1080), où Roscelin, chanoine de Compiègne, vint soutenir la thèse opposée, et affirmer hardiment que les idées générales ne sont que des abstractions formées après la perception des objets (universalia post rem), et n'ont d'existence que par les mots ou les noms au moyen desquels nous les désignons : de là le mot de Nominalisme employé pour désigner sa doctrine, et celui de Nominalistes ou Nominaux appliqué à ses partisans. Par opposition, on appela Réalisme la doctrine contraire qui admettait l'existence réelle des universaux, c'est-à-dire l'existence en dehors de l'esprit, de types constitutifs des genres et des espèces. De même, les partisans du réalisme furent désignés sous le nom de Réalistes. Lorsque Roscelin souleva la querelle, il rencontra surtout pour adversaires Guillaume de Champeaux, et le célèbre saint Anselme, plus tard archevêque de Cantorbéry. Un autre auteur, non moins illustre dans l'histoire de la philosophie du Moyen âge, Abélard, attaqua à la fois le réalisme et le nominalisme. Pour lui, les idées générales ne sont, ni des types, ni de simples mots, mais des conceptions de l'esprit, et par là possèdent non une existence-objective, mais simplement une existence subjective. La théorie d'Abélard a reçu le nom de Conceptualisme. Mais il est évident que le conceptualisme n'est au fond que le nominalisme; c'est un nominalisme plus intelligent, c.-à-d. formulé d'une manière plus exacte, et les nominalistes postérieurs furent tous des conceptualistes. Si la discussion à laquelle donna lieu la question des universaux, qui n'est en d'autres termes, que celle des idées générales, passionna dès l'abord toutes les écoles, ce ne fut pas tant à cause de son importance qu'à raison de certaines circonstances particulières. En effet, Roscelin avait eu l'imprudente idée d'appliquer à la théorie nominaliste au dogme de la Trinité. Il affirma que les trois personnes de la Trinité n'étaient que trois aspects sous lesquels l'idée de Dieu se présente à l'esprit, et par conséquent qu'elles n'étaient qu'une abstraction, n'ayant pas d'existence réelle hors de l'esprit. Pour l'Eglise, c'était renouveler l'hérésie de Sabellius; il fut donc anathematisé par le concile de Soissons (1092), et tout aussitôt le nominalisme devint suspect à ce point, qu'orthodoxie et nominalisme parurent longtemps incompatibles. Le réalisme régna à peu près sans conteste pendant un siècle, jusqu'à l'époque où Amaury de Chartres (vers l'an 1200) vint à son tour prouver que le réalisme appliqué à la théologie pouvait devenir, lui aussi une source d'erreurs graves. En effet, Guillaume de Champeaux avait dit que l'essence, en se particularisant, constituait les diverses individualités. Or, Amaury, en tirant de ce principe toutes les conséquences qu'il renfermait, arriva ainsi au panthéisme le plus absolu, au panthéisme de Giordano Bruno et de Spinoza, lequel absorbe toutes choses dans l'être infini. Pendant le XIIIe siècle et jusque dans les premières années du XIVe, les doctrines réalistes dominèrent encore; néanmoins le réalisme, chez un certain nombre de philosophes, fut assez mitigé pour se rapprocher beaucoup du nominalisme : tel fut le réalisme idéologique de Thomas d'Aquin. Enfin, Guill. d'Occam vint relever la bannière de ce dernier. Selon lui, les idées générales ne sont à l'état d'être, ni dans les choses, ni en Dieu ; elles ne sont que dans l'esprit à l'état d'idées, et dans le langage comme noms. "Guillaume d'Occam, dit l'historien de la philosophie scolastique, Barthél. Hauréau, ajoute que si l'on a mis en avant l'hypothèse des essences universelles, afin de donner à la science un retranchement contre les assauts du scepticisme, on a dépensé beaucoup d'efforts pour produire un résultat bien misérable. En effet, s'il est clairement établi que rien ne subsiste au titre d'universel, voilà la brèche ouverte, et le scepticisme entre dans la place. Mais la science n'est pas du tout intéressée à ce que les termes d'une proposition soient des choses hors de l'entendement. si ces termes sont des concepts vrais et nécessaires, qui, dans leur unité, représentent fidèlement ce qui a été recueilli de plusieurs, le principe de la certitude est sauvé. Quoi de plus légitime, en effet, qu'un concept nécessaire? et la science peut-elle avoir un fondement plus solide que celui-là?" Guillaume d'Occam fut suivi dans cette voie par la plupart des philosophes qui vinrent après lui, tels que Jean Buridan, Marsile d'lnghen, Pierre d'Ailly, et autres, dont l'orthodoxie n'a jamais été révoquée en doute. La querelle des nominalistes et des réalistes se termina en définitive par le triomphe des première; mais ce triomphe ne fut pas de longue durée, car l'ère de la Renaissance s'ouvrait, et la philosophie allait se précipiter dans de nouvelles voies. Dans tous les cas, la dispute relative aux universaux non seulement tomba dans l'oubli, mais encore fut traitée par ceux qui daignèrent encore la mentionner avec un dédain qu'elle ne méritait pas. (B./ DV). | |