V. Delbos c.1900 | La nature du réel - Comprendre la nature du réel a été le premier effort de la pensée philosophique; et ce premier effort impliquait, outre un postulat général dont on peut dire que toute la philosophie est issue, un certain nombre de postulats spéciaux qui ont comme créé les problèmes à résoudre : le postulat général était que le réel peut-être expliqué tel qu'il est par des procédés à la portée de notre intelligence; les postulats spéciaux étaient d'abord que toutes les données du réel ne sont pas pour cette explication équivalentes et que l'une ou quelques-unes seulement d'entre elles peuvent être érigées en principes; ensuite qu'il doit y avoir un rapport déterminable entre le principe adopté et les autres données. Quel est le principe dont tout dérive? Comment s'accomplit la dérivation? Le second de ces problèmes dépend bien sûr de la solution que reçoit le premier. Or cette solution varie tout d'abord selon le nombre des principes invoqués; on peut concevoir ou bien que tout le réel se ramène à un seul principe, ou bien qu'il exige, pour être compris dans ses différences ou ses oppositions, deux ou plusieurs principes : de là le monisme et le pluralisme. Les premières formes qu'a affectées le monisme ont été matérialistes, en ce sens que le premier principe était, ou bien pris tel quel dans la réalité sensible, un bien conçu à l'image de certains attributs de cette réalité. Sur le choix de cet élément ou de ces attributs le matérialisme a naturellement varié; mais dans ce choix il a manifesté de plus en plus une tendance qui, en le rendant plus circonspect et plus critique, lui a enlevé sa première raison d'être : la tendance à dénoncer la subjectivité de l'existence sensible immédiate pour constituer un élément matériel hors des prises des sens. C'est en effet le matérialiste Démocrite (Ecole Atomistique) qui paraît avoir le premier établi la distinction de ce qui a été plus tard appelé les qualités premières et les qualités secondes de la matière et qui a conféré à l'atome - nous parlons ici évidemment de l'atome tel qu'il était conçu dans l'Antiquité - des propriétés que la réalité sensible n'offrait point. Or à mesure que, pour être plus pur, au fond plus conforme aux exigences de la pensée, le type de la réalité matérielle s'éloigne du donné, étant plus transcendant par rapport à loi, il devient plus incapable d'en rendre compte. En effet, le concept usuel du matérialisme, quand il s'agit d'expliquer la réalité dérivée par la réalité primitive, est le concept de transformation; mais, si indéterminé que puisse être ce concept dans son usage, il ne saurait fournir une représentation satisfaisante des rapports qu'il y a entre les propriétés idéales de l'atome et les propriétés données de la matière sensible; d'où la double limite que renconrre le matérialisme. L'effort qu'il fait pour saisir la matière en soi le fait aboutir à une notion purement abstraite dont la correspondance avec le réel ne peut être ni clairement figurée, ni nettement conçue; et il l'oblige en outre à rendre compre de l'apparence sensible immédiate par une participarion du réel à une activité psychologique. L'impossibiliré de tout dériver d'un principe matériel suggère naturellement la pensée, ou bien de renoncer à l'unité du principe, ou bien de chercher le principe un ailleurs que dans la matière; et c'est de cette pensée que résultent le pluralisme et le monisme spiritualiste (Spiritualisme). En fait, le pluralisme a été presque constamment un dualisme dont l'idée première était suggérée par la distinction de l'âme et du corps : l'esprit et la matière ont chacun en soi une existence propre, et il est impossible de les ramener l'un à l'autre. Avec Anaxagore se manifeste dans la philosophie antique la première forme très nette du dualisme : le noûs (ou intellect), en soi simple, indépendant, a pour fonction d'ordonner la marière qui existe hors de lui; il semble bien que le dualisme persiste chez des philosophes comme Platon et Aristote par la distinction de l'idée et de la nécessité, de la forme et de la matière; mais comme ces philosophes sont préoccupés d'établir le rapport de la nécessité avec l'idée, de la matière avec la forme, leur dualisme marque plutôt les termes extrêmes d'une proportion ou d'un développement. C'est chez Descartes que l'on trouve le type le plus pur du dualisme moderne : pour lui, il y a deux substances, la substance étendue et la substance pensante, radicalement étrangères par leurs attributs l'une à l'autre. L'intérêt du dualisme est d'éliminer les conceptions confuses qui résultent du rapprochement arbitraire de réalités hérérogènes; mais dès qu'il s'approfondir, il tend, soit à se dépasser, soir à se nier. Comment expliquer, en effet, la communicarion des deux sortes de substances? La forme de cette communication ne peut être empruntée ni aux propriétés de la substance étendue, ni aux propriétés de la substance pensante. Reste donc à admettre qu'il n'y a pas d'influence directe de l'un sur l'autre, qu'il y a seulement accord enrre leurs modalités. Mais la conceprion même de cet accord paraît impliquer une communauté de principe, et comme tout ce qui importe, ce sont en définitive les modalités et leurs relations, la substantialité finit par se transporrer tout enrière en principe commun: le dualisme aboutit au monisme. Mais le monisme peut être autre que matérialiste; il peut être d'abord ce syncrétisme qui aperçoit ou dans l'élément du réel ( Hylozoïsme) ou dans la totalité du réel (Stoïcisme) l'identité de l'esprit et de la matière; dans ce cas, le monisme est plutôt une exclusion arbitraire qu'une solution rarionnelle du dualisme; ou bien il peut poser l'unité dans l'Etre-infini conçu comme la substance dont l'esprit et la matière sont les attributs (Spinoza, Schelling) ; mais alors l'insoluble difficulté est dans la recherche du procédé de dérivation par lequel les attributs apparaissent relativement hors de la substance; ou bien il peut, sur le type unique de l'activité spirituelle, concevoir tout l'univers comme une multitude d'êtres doués, à des degrés divers, d'appétiton et de perception, faire de la matière seulement une apparence ordonnée (Leibniz); mais le dualisme de l'apparence er de la réalité intime reste finalement irrésoluble : la nécessité de l'apparence ne peut se justifier, au moins du seul point de vue de la réalité intime : et, d'autre part, pourquoi l'apparence serait-elle fondée sur un principe autre que les relations qu'elle implique en elle-même? Cette dernière question, en même temps qu'elle suppose la possibilité d'une science hors de la métaphysique, marque un moment important dans l'évolution des problèmes qui concernent la nature du réel. Tant que le phénomène n'a été traité que comme une illusion et une déchéance de la réalité vraie, l'être en tant qu'être attirait directement ou indirectement à lui tous les efforts de la pensée. Au fur et à mesure que le phénomène s'est prévalu de son existence immédiate et accessible pour détourner l'esprit des conceptions hypothétiques sur l'être, la science positive s'est constituée et développée; le phénomène conçu, non dans sa singularité et son isolement, mais dans son rapport avec l'ensemble des autres phénomènes, s'est donné, sinon toujours comme l'unique mesure, du moins comme la mesure la plus incontestable du réel. C'est sur ce principe que se sont fondées les sciences de la nature; excluant de plus en plus toute détermination empruntée à la science de l'être en soi, elles ne considèrent les notions de matière et de vie que comme des concepts dont le seul rôle est d'unifier des phénomènes positivement expliqués par des lois. La préoccupation de l'être en soi a été plus difficilemenr bannie de la science de l'esprit; mais par un inévitable effet d'analogie, la réalité de l'esprit a été conçue comme tout enrière réductible à la suite des faits de conscience; la psychologie, émancipée des idées de substance, de faculté, a traité le phénomène interne comme la physique et la biologie traitaient le phénomène externe; le parallélisme des deux ordres de phénomènes a été le principe constant et souvent fécond des recherches psychologiques, soit qu'on n'ait cherché dans ce parallélisme qu'une raison d'imiter les sciences des phénomènes externes et de ramener l'esprit à une association de faits, soit qu'on ait interprété ce parallélisme dans le sens d'une dépendance plus au moins complère des phénomènes internes à l'égard des phénomènes externes. Faur-il donc croire, en raison même de la forme qu'affectent depuis longtemps les sciences de la nature et désormais la psychologie, que le phénomène soit toute la réalité (Phénoménisme) ou toute la réalité connaissable (Positivisme, Agnosticisme). On pourrait, dans ce cas, s'en remettre aux sciences positives du soin de déterminer le réel, ou du moins le réel à notre portée. Mais le phénomène, plus exactement analysé, n'est qu'une donnée de la conscience, er il reste à savoir comment, étant tel, il peut prétendre à une réalité objective. Il n'y prétend assurément que par son rapport avec d'autres phénomènes. Le phénoménisme est obligé de réintroduire au sein d'un monde de phénomènes cette distinction de l'apparence et de la vérité qui avait fondé l'ancienne ontologie. Il y a des phénomènes, qui, bien qu'ils apparaissent, n'expriment pas le réel, n'étant pas en connexion régulière avec, d'autres phénomènes : il sort de là que ce n'est pas le phénomène comme tel qui est réel, mais le phénomène susceptible d'être compris par la science. Le phénomène est simplement un état psychologique, subordonné aux lois de développement d'un être vivant et conscient, non un objet de connaissance. Le phénoménisme trouve donc ici, comme doctrine, sa limite; après avoir invoqué le parallélisme des phénomènes externes et des phénomènes internes, il doit reconnaître que les phénomènes externes sont des phénomènes internes, dont la primitive fonction n'est pas de représenter l'univers, mais d'être déterminé par la vie même de l'être en qui ils se produisent; d'autre part et par conséquent, que le phénomène n'est objecrif que dans la mesure où il est compris, c.-à-d. ramené à sa loi. L'intelligibilité, au moins relative, du phénomène devient la mesure de sa réalité. Dès lors la question de savoir si la métaphysique, comme science de l'être en soi, est possible ou impossible est subordonnée à la question de savoir de quoi est capable l'intelligence humaine. Ainsi achève de s'établir la connexion entre le problème de la nature du réel et le problème de la connaissance. | |