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Donnons
du sens aux sens...
On a dit ailleurs
(Perception)
la part pour laquelle chaque sens contribue à la formation de la
notion complexe des corps. Le toucher est celui de tous les sens qui nous
donne les notions les plus sûres, et qui embrasse les données
les plus diverses : étendue, figure, solidité, dureté,
mollesse, fluidité, température, etc. La vue vient ensuite,
avec les notions de l'étendue plane, de la lumière et des
couleurs. Les données respectives des autres sens, sons, odeurs
et saveurs, sont moins instructives et plus restreintes.
Ce
n'est qu'à l'extérieur que les organes des sens sont variés
et séparés les uns des autres. Toutes les impressions reçues
par eux doivent, pour donner lieu à un acte de l'intelligence, être
transmises au cerveau. Des expériences dues aux physiologistes ont
fait connaître les nerfs par lesquels s'opère la transmission
des sensations à cet organe, qui fait fonction de réceptacle
commun des impressions organiques. Elles ont prouvé que la sensation
et la perception peuvent être également empêchées,
soit par la suppression ou la maladie de l'organe extérieur, soit
par l'interception de l'impression en un point quelconque de son trajet
de cet organe au centre cérébral, par paralysie, section
ou ligature des nerfs conducteurs. Ainsi, la cécité résulte
également de la destruction de l'oeil, et, l'oeil restant intact,
de la paralysie des nerfs optiques. Ce n'est pas à dire que le sens
réside dans l'organe, encore moins lui soit identique. Dire que
les sens sont les mains, les yeux, les oreilles, le nez, le palais, les
nerfs ou le cerveau, serait le comble de l'absurdité. Mais, dans
les conditions de l'existence présente, les sens ne peuvent s'appliquer
à leurs objets respectifs et la perception avoir lieu que par l'intermédiaire
d'organes déterminés.
Les philosophes
sceptiques, et ceux qui ont considéré comme une des conditions
du spiritualisme le dédain de la
matière et le dénigrement des fonctions où le corps
est intéressé, se sont étendus avec complaisance sur
ce qu'ils ont appelé les erreurs et les
illusions
des sens. Nos sens nous trompent est devenu on quelque sorte un des lieux
communs de la philosophie. Si l'on examine
de près ces prétendues erreurs, que Montaigne
et Bayle, après Pyrrhon
et Sextus Empiricus, et, dans un autre camp, Descartes,
Huet, Malebranche, ont si ingénieusement
racontées, on reconnaîtra qu'elles tiennent toutes à
la précipitation de nos jugements, soit
que nous jugions sur des données manifestement insuffisantes, comme
quand un corps est trop mal éclairé ou trop distant pour
que nous le voyions distinctement, un son trop éloigné ou
trop faible pour que nous puissions l'apprécier; soit surtout que,
par suite de l'habitude où nous sommes
d'associer les perceptions aux sensations et de substituer les perceptions
acquises aux perceptions naturelles, nous fassions, entre les fonctions
des sens, une véritable confusion. C'est entre les perceptions du
toucher et celles de la vue que cette confusion a lieu le plus souvent.
Habitué que
l'on est à juger de là distance, de l'étendue, de
la forme réelles, par la perspective, l'étendue et la forme
visibles, on en vient à prendre tout cela pour une seule et même
chose; et lorsqu'on se trouve en réalité éloigné
d'un objet qu'à le voir on avait d'abord cru très proche,
ou que l'on reconnaît que ce qui avait paru de loin une petite éminence
est une montagne énorme, que le béton qu'on voit brisé
à son point d'immersion dans l'eau cet, en réalité,
parfaitement droit, on accuse d'erreur ou le sens de la vue ou la vue et
le voucher à la fois. C'est une injustice manifeste. La vue, et,
en général, tous les sens, ne nous ont pas été
accordés pour doubler le toucher, mais pour en compléter
les données, et, au besoin, pour y suppléer. Si facile et
si naturelle que soit l'association des apparences visibles avec l'idée
des réalités tangibles, les données des deux sens
ne sont identiques ni en elles-mêmes, ni par les impressions qu'elles
produisent sur nous. L'erreur consiste donc à prendre le sine habituel
pour la chose même; et ce n'est pas au sens qu'il faut l'attribuer,
mais à une précipitation de jugement, qu'il dépend
de nous de réprimer.
A proprement parler,
il ne faut pas dire que les sens nous trompent, et du même coup nous
condamner toujours à l'erreur ou tout au moins au doute; mais il
faut dire que nous nous trompons en usant mal des sens. Il dépend
de nous d'atténuer de phis en plus nos chances d'erreur, non seulement
en surveillant les opérations des sens et les jugements qui en sont
la suite, mais en exerçant judicieusement l'esprit et les organes,
ce qui est un moyen de les perfectionner, et en faisant concourir avec
eux les instruments artificiels qui en étendent la portée
et en amplifient la puissance. (1900).
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Claude
Gudin, Une
histoire naturelle des sens, Seuil (Science ouverte); 2010.
- Voir, goûter, toucher, sentir, entendre et
enregistrer, grâce aux neurones qui captent et transmettent les signaux
du monde, et au cerveau qui informe le corps et mémorise les sensations,
voilà ce dont il est question dans ce livre. Car, que l'on soit
mollusque, insecte, reptile, oiseau, mammifère ou Homo dit sapiens,
c'est à l'aide de ces sens que l'on va se nourrir, se reproduire,
exploiter sa niche écologique, aménager son environnement,
transformer sa planète. Cette histoire prend son temps, trois milliards
six cent millions d'années, ce qui permet à l'auteur de sauter
allègrement du règne végétal au règne
animal, du monde microscopique au monde macroscopique, ainsi que l'a fait
l'évolution elle-même. Comme elle, l'auteur ne se refuse pas
à aller parfois dans tous les... sens, brouillant les frontières
entre nature et culture, mêlant humour et science. (couv.).
En
bibliothèque - Aristote,
De
l'Ame, liv. II; Descartes, L'homme; Malebranche, Recherche
de la vérité, liv. I; Condillac,
Traité
des sensations;
Reid,
Recherches sur l'Entendement et Essais sur les facultés
de l'esprit humain, Essai II, ch. 1 et 2; Dugald
Stewart, Esquisses de Philosophie morale, 1re partie, 2e section;
Éléments
de la Philosophie de l'esprit humain, ch. 1; Essais philosophiques,
Essais I et II. Sur les erreurs des sens, on peut consulter les mêmes
auteurs, et, sur le perfectionnement des sens par l'exercice et par la
comparaison de leurs données, quelques-unes des meilleures pages
de l'Émile du J.-J. Rousseau, liv. II. |
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