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Le dualisme
est la doctrine qui rapporte à deux principes,
l'un plus ou moins subordonné à l'autre, l'origine du monde
et surtout celle du bien et du mal. Les Grecs ne l'ont guère connu
que sous sa forme métaphysique, lorsque
Anaxagore plaça au-dessus des principes
matériels l'Intelligence pour expliquer l'ordre du monde. Auparavant
la cause ou la substance
des choses était unique : c'était l'Etre,
identique à la matière, de quelque
façon d'ailleurs qu'on se la représentât. Platon
admit deux principes; le bien absolu et la matière
éternelle, celle-ci remplissant tout l'espace,
et ayant pour attribut la nécessité
qui résiste à l'action du bien dans la formation du monde.
Selon Aristote, la matière, dépouillée
de son extension, n'est plus que l'être
en puissance, qui doit passer à l'acte et
s'élever à des formes de plus en plus approchantes de la
perfection, sous l'attrait de la Pensée
pure. A la matière les Stoïciens
unirent la force, qui est à la fois l'âme
et l'intelligence du monde, et qui pénètre
intimement toute la matière et en détermine les qualités.
Les Alexandrins
rattachèrent aussi l'existence de la
matière à celle du premier principe, comme l'ombre dans laquelle
va se perdre la clarté que répand autour de lui un foyer
lumineux. En général, la philosophie
des Grecs, convaincue que rien ne se fait de rien, répugnait à
l'idée d'une création véritable, et, malgré
ses efforts pour tout réduire à l'unité,
elle reconnut presque toujours la coexistence de deux principes également
éternels
Peu à peu des conceptions
différentes s'étaient mèlées à cette
métaphysique. Déjà Platon
lui-même regardait la matière comme la cause du mal. Aristote
n'ignora pas que les Perses admettaient un principe du mal avec le principe
du bien; Eudème de Rhodes et Théopompe
en parlèrent après lui. Enfin Plutarque,
sous l'influence grandissante de ce dualisme oriental, attribua à
l'âme du monde tout ce qui arrive de déraisonnable et de mauvais.
Les Perses personnifiaient dans Ahriman
les démons
ténébreux, sans cesse en lutte avec Ormazd,
le dieu de la lumière. Les Juifs avaient dans la Bible
Satan,
démon tentateur des humains, puis son accusateur auprès de
Jéhovah,
le diable, en un mot ; plus tard il s'identifia, sous la forme du serpent
ou du dragon,
avec Ahriman.
Sans doute il doit être vaincu un
jour définitivement par Dieu;
mais, en attendant, il partage avec lui l'empire des âmes, dont un
grand nombre resteront à jamais sa conquête; et dès
l'origine il était intervenu dans l'oeuvre de la création
pour la gâter, en y introduisant le mal. Aussi vit-on, au IIIe
siècle, les Manichéens soutenir
la théorie métaphysique des deux principes, qui servait de
fondement à leur doctrine morale du pessimisme;
et saint Augustin épuisa contre eux les
ressources de sa dialectique pour défendre le dogme optimiste
d'un seul Dieu providentiel. Les docteurs de la scolastique continuèrent
à ce sujet l'enseignement de saint Augustin, quoique autour d'eux,
durant tout le Moyen âge, le rôle du diable
ne fit que grandir dans la croyance populaire
: l'esprit général du temps était plutôt au
pessimisme et à un dualisme non avoué.
La Renaissance marqua le retour aux philosophies
optimistes et panthéistiques : la nature,
si longtemps calomniée, eut enfin sa réhabilitation; pour
beaucoup de penseurs elle ne fit qu'un avec Dieu même, et tout ce
qui venait d'elle ne pouvait- manquer d'être bon. Ces doctrines reçurent
une forme systématique de Spinoza. Ou
plutôt celui-ci ne craignit pas de s'élever au-dessus de la
distinction du bien et du mal, point de vue étroit, qui convient
seulement à l'esprit borné du commun des humains. Au point
de vue de Dieu, tout cela s'efface et s'évanouit, la nécessité
seule demeure. C'était accorder au besoin d'unité plus que
ne demande peut-être la raison. Bayle en
appela à l'expérience, qui n'atteste
que trop, semble-t-il, le désordre ici-bas; et, comme tout effet
réclame une cause, pourquoi n'en pas supposer une pour le bien,
une autre pour le mal? Mais Leibniz protesta
contre cette velléité de dualisme chez les modernes, et entreprit
de justifier la Providence d'avoir fait ou
laissé place au mal dans le monde : Dieu est la perfection, donc
son oeuvre est aussi bonne qu'elle pouvait l'être, et le semblant
de mal qu'on y relève s explique sans doute comme la condition nécessaire
d'un plus grand bien. C'était une sorte de monisme
optimiste; notre siècle a connu le monisme pessimiste, qui donnerait
envie de revenir au dualisme.
Schopenhauer,
par exemple, puis Hartmann, se représentent
le principe des choses comme une volonté qui n'a point pour objet
le bien ni le mal de l'espèce humaine, une volonté-intelligence,
mais sans conscience. Justice et Bonté sont autre chose que des
mots cependant; elles existent, ne fût-ce que comme idéal
de l'esprit humain. L'humanité seraitelle par hasard le seul principe
du bien en ce monde, tandis que la cause, quelle qu'elle soit de l'univers,
indifférente à son bonheur comme à son malheur, mériterait
d'être appelée mauvaise? Stuart Mill
se révoltait à la pensée d'un Dieu qui, pouvant empêcher
le mal, ne l'a pas voulu ; et sa conscience préférait un
Dieu qui voulait empêcher le mal, mais ne l'a pas pu. Forcé
de choisir entre la puissance et la bonté divine, il n'hésite
pas, c'est la puissance qu'il sacrifie pour sauvegarder la bonté.
Et, comme la nécessité de la matière peut seule borner
la puissance de Dieu, Stuart Mill l'acceptait sans doute et avec elle le
dualisme.
Si le principe unique de toutes choses
est la matière, comment expliquer l'apparition de l'esprit? et comment
celle de la matière, si le principe est l'esprit? Si c'est le bien,
d'où le mal est-il donc venu? Et si c'est le mal, d'où viendra
le bien? A moins de ne considérer bien et mal, esprit et matière,
que comme choses différentes par le degré, mais non par la
nature, et comme deux formes relatives à notre vue tout humaine,
et irréductibles entre elles seulement pour nous, mais qui doivent
se résoudre dans l'unité d'un seul et même principe,
indiffèrent à toutes deux, parce qu'il leur est supérieur.
Mais c'est là peut-être un parti désespéré,
que prend notre raison pour obtenir l'unité à tout prix;
et cette façon violente de surmonter l'opposition entre le bien
et le mal, inquiète et menace jusqu'ici notre conscience, qui ne
peut cependant offrir au dualisme un refuge. (C. Adam).
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En
bibliothèque - C. Baumker, Das
Problem der Materie in der griechischen Philosophie; Münster,
1890. - J. Darmeteter, Ormazd et Ahriman, Paris 1876. - Bayle, Dictionnaire
historique et critique, 1695-1697. - Leibniz, Essais de théodicée,
1710.- L.Carrau, le Dualisme de Stuart Mill, dans Rev. Philos.,
VIII, 189.. |
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